» On n’a pas encore assez mal « 

Dans La glace et le ciel, sorti en salle ce 21 octobre, le réalisateur français Luc Jacquet nous emmène vivre les aventures antarctiques d’un scientifique d’exception, le glaciologue Claude Lorius. Pour mieux appeler à la mobilisation générale contre le réchauffement climatique.

Il y a soixante ans, l’Antarctique n’était que terres inhospitalières et vierges de toute expérimentation. Claude Lorius y réalisait que chaque bulle d’air enserrée dans les carottages de glace était un échantillon de l’atmosphère de l’époque où elle fut emprisonnée. Ses forages lui ont permis de remonter le temps et d’établir l’histoire climatique de la Terre depuis 400 000 ans. Luc Jacquet en a fait l’épine dorsale de son film, La glace et le ciel. Il y raconte un monde ancré dans l’Anthropocène, cette ère nouvelle où l’homme est devenu la puissance qui régit l’écologie et la marche climatique du monde.

Le Vif/L’Express : Depuis vingt ans, vous vous rendez en Antarctique. Quels effets des changements climatiques y avez-vous constatés ?

Luc Jacquet : Durant ce tournage, pour la première fois, j’y ai vu de la pluie. De la pluie à la place de la neige ! Les espèces indigènes n’y sont pas adaptées. C’est le cas des manchots Adélie, dont le duvet détrempé ne protège plus les poussins. Résultat : la mortalité a grimpé jusqu’à 90 % dans leurs colonies. Autrement dit, cette espèce peut potentiellement disparaître en un rien de temps. De tels exemples, concrets, il y en a jusque chez nous. J’habite à Bourg-en-Bresse, près de Chamonix. En quarante-sept ans d’existence, j’ai vu les glaciers littéralement fondre. Avant, les cigales ne chantaient qu’en Provence. On les entend désormais dans la région lyonnaise. Ces petites choses sont perçues par les naturalistes qui sont les terminaisons sensibles de la société… et donc les premiers à tirer la sonnette d’alarme. Mais on est rarement crédibles car on est vu comme des écolos qui s’occupent des petits oiseaux. Si nous étions des financiers, ça irait beaucoup mieux, à mon avis. Mais les financiers n’ont pas encore vu les cigales à Bourg-en-Bresse.

Dans La glace et le ciel, vous narrez l’aventure humaine et scientifique du glaciologue qui a mis en lumière l’accroissement inédit du CO2 atmosphérique depuis l’ère industrielle. En quoi le fait d’instruire ainsi le public peut-il changer la donne ?

Lincoln disait :  » Si vous trouvez que l’éducation coûte trop cher, essayez l’ignorance.  » Je trouve que cette phrase, par nature universelle, résonne pas mal dans notre société actuelle. Quand je rencontre des groupes de jeunes, je les sens complètement démunis par rapport à ces questions. On leur a laissé un truc branlant accompagné d’un mot :  » Démerdez-vous avec ça !  » A un moment, en tant qu’adultes, on est obligé d’aider les autres à comprendre et à se positionner. La deuxième chose, c’est de leur donner l’énergie. Ce n’est pas en théorisant ou en envoyant un message dépressif qu’on fait bouger les gens. Il faut créer le désir. Pour ça, le cinéma est un outil formidable. Il permet d’aller toucher les gens avec le coeur, par l’émotion. Grâce à ce lobbying extrêmement fort, peut-être seront-ils moins frileux devant l’avenir et auront-ils envie de se mobiliser en se disant qu’il s’agit, finalement, d’une opportunité formidable. L’humain n’est jamais autant lui-même que dans les situations compliquées… quand il doit faire ses preuves, être intelligent et créatif. C’est de ça dont on a besoin pour changer notre société qui ne fonctionne plus.

En 2006, Al Gore secouait déjà le cocotier avec Une vérité qui dérange. Et pourtant, malgré son succès mondial, on continue à aller droit dans le mur…

Après chacune de ces actions, le curseur de la prise de conscience retombe un peu plus haut que d’où il était parti. Ça rejoint ce qu’a dit Lorius :  » Evidemment, on perd. Mais, on ne perd pas tout.  » A chaque coup, on gagne un petit peu. Au XVIIIe siècle, les types qui se sont battus pour la liberté individuelle ne devaient pas être trop optimistes quant à leur réussite. Et pourtant, ils y sont arrivés. Même chose pour l’abolition de l’esclavage ou le droit de vote des femmes. C’est le sens de l’histoire. Même si, ici, le changement n’est pas encore trop brutal, les mutations sont en route.

Le mot  » solidarité  » revient souvent dans votre film. Est-ce une des clés pour gagner le défi climatique ?

Quand on demande à Lorius ce qu’il a appris en Antarctique, la première chose qu’il répond, c’est  » la solidarité « . Quand vous êtes dans le blizzard, que depuis dix jours vous êtes secoués dans les bâtiments par un vent qui ne descend jamais sous les 150 km/h, vous avez l’impression de devenir fou. A ces moments-là, les notions de chaleur humaine et de solidarité deviennent primordiales. Quand on a été éduqué à ça, on a du mal à revenir en arrière. C’est à la fois la prise de conscience de ces faiblesses face aux éléments et de l’énorme force générée par le groupe. Si Lorius et ses collègues américains et russes ont réussi à sortir leurs données et à travailler ensemble malgré la guerre froide, c’est parce qu’ils avaient tous été élevés à cette solidarité. C’est exemplaire. Et je pense qu’il y a des choses à aller chercher là-dedans.

Comment le transposer à notre société contemporaine ?

Pour être trivial, je dirais qu’on n’a pas encore assez mal. Cette éducation, elle se fait à coups de pied au cul. Or, en Europe, on est encore dans notre zone de confort. Ne pas vouloir en sortir est le truc le plus naturel au monde. Mais on est en train de taper dans les stocks. Et quand on va enfin se réveiller, non seulement on ne sera plus dans notre zone de confort mais, en plus, on manquera d’énergie et de ressources. Malheureusement, depuis des décennies, on déconstruit les notions de solidarité pour mettre en avant l’individu. Selon la norme sociétale, le bonheur, c’est individuel et ça passe par la consommation. Donc, il nous faut réapprendre à être solidaires. Et j’espère qu’on n’aura pas à le faire sous la contrainte.

En montrant la rigueur scientifique derrière les courbes de CO2, espérez-vous faire taire les climato-sceptiques ?

Je crois qu’il n’y en a plus beaucoup, des climato-sceptiques.

Pourtant, ils crient fort…

Je comprends qu’ils crient fort, ça doit leur faire mal (rires). Ce que je veux surtout qu’on comprenne, c’est que ces données ne sont pas tombées du ciel. Des gars ont risqué leur peau pour les obtenir et ont développé des outils d’une performance incroyable. Remettre ça en cause, c’est criminel. Simplement. A ce niveau, je suis impressionné par la différence entre l’Europe, où on est assez atone, et les Etats-Unis, où il y a un véritable affrontement sur le terrain. Là-bas, la fracture est forte entre ceux qui nient le changement climatique, souvent aussi créationnistes, et le centre-gauche composé de gens qui mettent tout leur pouvoir, leur talent et leur argent pour faire changer les choses.

L’expression  » changement climatique  » fait désormais partie du langage courant. Au point d’en être banalisée ?

Effectivement, ces mots ont été dévitalisés. Or, le débat sur le changement climatique dépasse de loin l’individu et son espérance de vie. Quand on parle d’effets qui auront lieu dans cinquante ans, beaucoup se disent :  » Bof, je ne serai plus là « . Selon des philosophes et psychologues qui se penchent là-dessus, notre cerveau ne serait pas câblé pour travailler à une échelle de menaces de cette nature. Cette lenteur, ce serait juste un problème de… câblage.

Faut-il attendre les politiques pour agir ?

Non, il faut pousser. Quand vous remettez votre mandat tous les cinq ans, vous n’êtes pas dans une perspective qui vous permet d’aborder ces questions-là, par nature. D’autre part, le politique est là pour préserver des intérêts particuliers, de sa région, de son pays. Mais ici, les problèmes concernent notre espèce Homo sapiens. C’est donc à chacun d’agir.

Entretien : Laetitia Theunis

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