Ombres japonaises
Un an après Fukushima, tour d’horizon de la littérature nipponne entre actualité et fiction, classiques et jeune garde.
Murakami, maître des mondes
Pour traverser les miroirs et aller gamberger dans le Grand Ailleurs, le mot de passe tient en quatre syllabes : Murakami. Ce Japonais volant n’a pas son pareil, en effet, pour distiller les nectars d’une £uvre délicieusement somnambulique, de bout en bout hypnotique. Quand on lit cette £uvre-là, il faut accepter de sortir des rails de la normalité, avant de se frotter aux mondes illusoires dont Murakami est l’explorateur le plus délicat. A son pays natal il a fait le plus précieux des cadeaux : un supplément d’âme avec, à la clé, des tirages faramineux. Plus de quatre millions d’exemplaires pour 1Q84, une trilogie dont Belfond publie aujourd’hui le dernier volet. Les deux premiers racontaient deux histoires parallèles. Celle, bien réelle, qui se situe à Tokyo en 1984, l’année de tous les dangers où Orwell avait prédit le triomphe de Big Brother. Et celle, totalement chimérique, qui se déroule dans un monde fantastique nommé » 1Q84 « , où brillent deux lunes et où règnent d’étranges lutins, les Little People.
Entre le réalisme le plus cru et le surnaturel le plus fou, entre l’ici-bas et l’au-delà, le funambule Murakami tissait un scénario virtuose avec, au c£ur de sa fable, deux personnages dont on se demandait s’ils allaient un jour pouvoir se tendre la main. Ils s’étaient rencontrés sur les bancs de l’école, s’étaient aimés le temps d’un éclair et ne s’étaient jamais revus. La mystérieuse Aomamé était devenue une tueuse, une ninja traquant le Mal à travers Tokyo. Le tendre Tengo, lui, avait été l’ange gardien d’une gamine surdouée mais dyslexique, qu’il avait aidée à écrire un roman où, là aussi, on voit briller deux lunes et où les Little People décident du destin des hommesà
Quand s’ouvre le troisième volet, les deux héros sont de nouveau sur le devant de la scène. Aomamé a assassiné le leader d’une secte diabolique en lui plantant une aiguille dans le cou – son arme favorite – et elle squatte un petit appartement où elle se cache en dévorant les livres de Proust, qui l’aide à ravauder les fils de sa mémoire dans le dédale d’un passé chaotique. Quant à Tengo, il doit désormais veiller sur un père grabataire, tout en écrivant un roman qui s’inspire de celui de la petite dyslexique. Il n’a pas revu Aomamé depuis deux décennies mais il pense à elle, inlassablement, désespérément. Finiront-ils par se retrouver ? Et quel rôle joue le flic qui s’invite dans ce troisième volet de 1Q84, Ushikawa, un nabot au flair infaillible ?
D’une histoire à l’autre, Haruki Murakami nous ensorcelle en cousant de fil blanc un récit où l’imagination sert de viatique à un monde perverti – fanatisme religieux, sectes, violencesà » Ce monde-là s’est détraqué « , écrit l’auteur de La Ballade de l’impossible, avant de donner rendez-vous à ses lecteurs dans un jardin public, au pied d’un toboggan qui ressemble à ce livre vertigineux au détour duquel les mêmes images féeriques s’éclipsent, reviennent et cascadent en un tourbillon hallucinant. » Il n’y a aucune logique, et pas assez de bonté « , ajoute Murakami, qui, à la confusion de son temps, oppose la transparence immaculée du rêve. Là où scintillent deux lunes sous le regard tutélaire de l’oiseau de Minerve, » la chouette savante qui nous dispense la sagesse de la nuit « .
1Q84. Livre 3. Par Haruki
Murakami. Trad. du japonais par Hélène Morita. Belfond, 529 p.
A lire aussi le numéro de mars de Lire consacré à la littérature japonaise.
Retours à Fukushima
A côté d’Hiroshima, Fukushima s’inscrit désormais dans l’histoire la plus tragique du Japon. Un an après la catastrophe, des écrivains viennent témoigner, et partager le deuil de tout un peuple. Parmi eux, l’Américain William Vollmann, qui, au lendemain du séisme, s’est équipé de protections sommaires pour se rendre sur les lieux. Il raconte son périple dans la » zone interdite » et note tout ce qu’il a vu – habitants en fuite, villes fantômes, destructions apocalyptiques. Pendant ce » voyage à travers l’enfer « , il a aussi écouté les rescapés et, en reporter scrupuleux, il rapporte ce qu’il a entendu : des témoignages où se mêlent le fatalisme et la colère, l’ignorance et l’inconscience, l’incompréhension et le désespoir de ceux qui » ont fait l’expérience de tout perdre « . Au récit de Vollmann, » des choses que nous pouvons à peine croire « , s’ajoute le Journal des jours tremblants, d’une Japonaise qui vit en Allemagne, Yoko Tawada. Elle dénonce la langue de bois des autorités nipponnes, qui ont longtemps dissimulé les menaces, minimisé les risques, manipulé les médias et étouffé les inquiétudes d’un peuple naturellement passéiste, tout en censurant les voix des antinucléaires. Et Yoko Tawada ajoute : » Tokyo est une ville qui continue de rire joyeusement, la nuit, avec l’électricité que Fukushima produit au péril de la vie de ses riverains. «
Fukushima. Dans la zone interdite, par William T. Vollmann. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Mourlon. Tristram, 95 p.
Journal des jours tremblants, par Yoko Tawada. Trad. de l’allemand par Bernard Banoun. Verdier, 128 p.
À LIRE AUSSI : Fukushima, récit d’un désastre, par Michaël Ferrier (Gallimard, 265 p.), et L’Archipel des séismes, des témoignages d’écrivains japonais publiés chez Picquier (420 p.)
Le petit peuple de Horie
Francophone et francophile, Toshiyuki Horie est l’un des plus brillants romanciers de la nouvelle génération japonaise et l’un des plus couronnés – ainsi du prix Tanizaki, obtenu en 2004 pour ce recueil de nouvelles aujourd’hui publié en France sous le titre Le Marais des neiges. Un recueil étonnant, qui nous entraîne dans le Japon profond, aussi éloigné des sunlights de Shibuya, à Tokyo, que les Causses des Champs-Elysées. Un propriétaire de bowling à la veille de la fermeture définitive de son établissement, une restauratrice véritable cordon-bleu, un professeur de calligraphie pour enfants, un fabricant de boîtes, un marchand de disques aux méthodes originales, un cuisinier maladroità le petit peuple d’Horie défile sous nos yeux, accroché aux valeurs ancestrales d’un pays aux nobles sentiments. Hymne au savoir-faire, célébration de l’entraide entre les générations, les nouvelles du » jeune » Horie (47 printemps) enchantent par leur fraîcheur. Et forcent l’admiration par le don d’observation et le souci du détail – qui rend poétique l’objet le plus trivial – de leur auteur. Avec des phrases amples et souples et de jolis clins d’£il (tous ses personnages ont pour point commun la petite station de ski du Marais des neiges), Horie dissèque les lieux, les gestes et les âmes d’un monde qui résiste, mais qui aussi, on le sent bien, se termineà
Le Marais des neiges, par Toshiyuki Horie. Trad. du
japonais par Anne Bayard-Sakai. Gallimard, 196 p.
L’ultime Kawabata
En 1972, quatre ans après avoir reçu le Nobel, Kawabata se donnait la mort et laissait à son chevet ce roman inachevé où l’on retrouve toutes ses hantises. La peur de la folie, en particulier, cette folie qui a frappé son héroïne, Ineko, inconsolable depuis la mort de son père. Enfermée dans un asile, elle souffre d’une cécité qui ressemble à une psychose, et ses proches, eux aussi, sentent que le monde sombre dans la démenceà Un roman terriblement inquiétant, dernier signe d’un monstre sacré dont l’£uvre fut un long combat métaphysique, aux portes de l’enfer.
Les Pissenlits, par Yasunari Kawabata. Trad. du japonais par H. Morita. Albin Michel, 264 p.
ANDRÉ CLAVEL; A. C.; MARIANNE PAYOT; A. C.
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