» Nous nous battrons pour maintenir l’activité industrielle « 

Des nuages noirs s’amoncellent à nouveau sur l’économie mondiale. Pourtant, le ciel du secteur aéronautique a rarement été aussi radieux. Tout bénéfice pour un acteur wallon comme la liégeoise Techspace Aero, qui tend à prouver que l’emploi industriel n’est pas mort.

Il y a dix ans, le détournement de quatre avions par des terroristes portait un coup très dur au secteur aéronautique. Voler ne serait plus jamais comme avant. Cet été, le salon du Bourget, le plus grand marché mondial d’objets volants, a été le théâtre de contrats record. American Airlines notamment, touchée au c£ur le 11-Septembre, a passé une commande historique de 460 avions. Ce dynamisme retrouvé profite aux gros constructeurs comme Airbus et Boeing autant qu’à… l’économie wallonne en particulier. Des fournisseurs de pièces d’avion comme la Sabca (assemblages et matériaux composites), la Sonaca (bords d’attaque des ailes) ou Techspace Aero (compresseurs pour moteurs) ont de belles perspectives. Le patron de cette dernière, Yves Prete, affiche un large sourire. Mais gare à l’euphorie…

Le Vif/L’Express : La reprise du secteur aéronautique est-elle durable ?

Yves Prete : Nous sommes repartis sur de très bonnes bases, en raison de la croissance très forte des marchés asiatiques, combinée à la nécessité, pour pas mal de compagnies, notamment américaines, de renouveler leurs flottes. Les exigences environnementales poussent également à la fabrication d’avions qui consomment moins. Certes, les risques de récession en Europe et aux Etats-Unis pourraient affaiblir la croissance, mais nous sommes partiellement protégés par l’ampleur des commandes en cours. L’industrie tourne à plein régime.

On a pourtant l’impression que les gens voyagent moins depuis 2008 et la crise économique…

On a tendance à noircir le tableau à chaque crise. Historiquement, la croissance moyenne de 4 à 5 % du secteur reste vérifiée. Pour se convaincre que l’on n’a pas atteint le plafond, il suffit de regarder le nombre d’aéroports en construction en Chine. Il y a là 1,3 milliard de consommateurs qui commencent seulement à voyager. Sans même parler du reste de l’Asie. Cela compense largement la probable stagnation du nombre de passagers dans les pays occidentaux.

En prenant vos fonctions au début de cette année, vous avez déclaré que votre mission était de garantir le maintien de l’activité de Techspace Aero pour les vingt prochaines années. Etes-vous bien parti ?

On a passé un grand cap en juin au Bourget, en signant un partenariat à propos d’un nouveau moteur, le Leap, successeur du CFM 56 (NDLR : actuellement le moteur le plus vendu au monde). Ce contrat nous garantit déjà une activité importante entre 2015 et 2035 et, avec deux autres partenariats actuellement en cours de négociation, représentera pas moins de 60 % du chiffre d’affaires de Techspace Aero à partir de 2020.

D’autres secteurs d’activité n’oseraient même pas rêver d’une telle prédictibilité. C’est la stabilité d’emploi qui vous a valu le titre d’employeur le plus attractif de Belgique début de cette année ?

C’est un avantage considérable de pouvoir annoncer au personnel qu’ils travaillent réellement pour l’avenir, parfois même pour leurs successeurs. Et dans un domaine de pointe, qui est en croissance permanente. Ce n’est pas trop compliqué de motiver les troupes. Ce qu’il faut, par contre, bien faire comprendre, c’est que ce modèle ne marche que si l’on est rentable. Il faut pouvoir continuer à tirer profit des produits existants et réinjecter une bonne partie de ces profits dans de nouveaux investissements, essentiellement en R&D. Ces cycles longs nous protègent en ce sens qu’ils empêchent l’arrivée de nouveaux entrants, qui ne peuvent pas attendre dix à quinze ans pour récupérer leur mise.

Sauf les Chinois…

Je suis persuadé que les Chinois fabriqueront un jour leurs propres moteurs, probablement vers 2030-2035. Ils ont lancé leur propre avion, le C919. La technologie du moteur est moins accessible, mais l’Etat chinois dispose de moyens financiers considérables et a clairement défini l’aéronautique comme axe stratégique.

Qu’est-ce qui permettra alors à une entreprise wallonne comme Techspace Aero de se maintenir ?

Notre connaissance de longue date du marché, l’efficacité de notre R&D, nos partenariats avec les meilleurs motoristes du monde… Mais le premier atout reste la qualité de notre personnel et de nos ingénieurs, reconnue dans le monde entier.

Et du côté des faiblesses…

Le handicap du coût salarial est bien réel. C’est très gênant car nous souhaitons maintenir notre activité de production industrielle. Nous ne souhaitons pas nous limiter à devenir un gros bureau d’études. Car notre force est de maîtriser l’ensemble de la chaîne. Mais pour cela, il faut être compétitif. Nous avons des efforts de productivité à faire. Pas pour faire des profits faramineux que nous distribuerions à d’affreux capitalistes, mais parce que la survie de notre activité industrielle passe par là.

Plaidez-vous pour la suppression de l’indexation automatique des salaires ?

Tout à fait… [longue réflexion]. Il est important pour notre personnel de conserver son pouvoir d’achat, mais l’automaticité de l’index est inflationniste en soi. Cette année, nous avons dû réaliser un gain de productivité de 3 % pour rattraper le saut d’index. Ce n’est pas évident. Nous ne pouvons pas répercuter le coût sur nos clients, car les nouveaux moteurs se vendent moins cher que les anciens. Le deuxième point très négatif est psychologique : le personnel a l’impression de n’avoir rien reçu alors qu’il a été augmenté de 2,99 %. En outre, une approche différentielle permet de mieux motiver.

C’est bientôt la rentrée universitaire. Allez-vous regarder avec angoisse le nombre d’inscrits dans les facultés scientifiques ?

Il est dramatique que dans un pays comme la Belgique, on ne forme pas assez d’ingénieurs civils. Si le pays avait, par miracle, un taux de croissance de 10 % l’année prochaine, on ne pourrait pas en profiter par manque de personnel qualifié. Paradoxalement, nous avons moins de difficultés à recruter des ingénieurs civils, vu notre attractivité, que du personnel ouvrier malgré le taux de chômage important dans la région…

Quel regard portez-vous sur l’économie wallonne ?

Il faut se méfier des images catastrophistes, mais il faut être réaliste. Le PIB par habitant en Wallonie est à 75 % de la moyenne européenne. On a perdu un grand nombre d’emplois industriels au cours des trentes dernières années. Le défi est immense. Mais je vois un certain nombre de points positifs : le plan Marshall, qui a mis l’accent sur l’innovation et qui a fédéré une série de forces. Par ailleurs, il me semble que le Wallon commence à avoir une vision positive des entrepreneurs. C’est très important. Enfin, quelle que soit leur couleur politique, nos hommes politiques parviennent à trouver un consensus sur un certain nombre de priorités.

Vous parliez de l’emploi industriel. Compte tenu de la forte reprise des commandes, allez-vous réellement grossir vos effectifs ?

Non. Ils vont légèrement augmenter sans exagération. Nous allons sous-traiter davantage tout en gardant en interne les produits complexes. Nous nous battrons toujours pour maintenir l’activité industrielle.

Qui d’autre en Wallonie pourrait recréer de l’emploi industriel ?

Des sociétés spécialisées dans les matériaux composites, des acteurs de pointe dans le secteur mécanique, des experts du contrôle de qualité sophistiqué. Et il ne faut pas désespérer de la sidérurgie, pour autant qu’elle fasse des produits nobles avec plus de valeur ajoutée.

OLIVIER FABES

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