« Nous n’avons rien en commun »
« Pourquoi devrais-je me sentir Chinois? », interroge Yang Da-qian, un trentenaire de Taipei. Alors que la menace de Xi Jinping de réintégrer l’île par la force s’accroît, la population se sent plus taïwanaise que jamais.
» Ça m’a beaucoup stressée, confie Cina Chen. D’habitude, les avions n’effectuent leurs exercices de routine qu’une ou deux fois par jour. » Il y a un mois, elle a entendu le vrombissement des appareils jusqu’à dix fois dans la journée. « Parfois très tard et à des heures inhabituelles », précise cette quadragénaire, qui dirige un hôtel à Tainan, une ville située sur la côte sud-ouest de Taïwan, où l’aéroport civil partage ses pistes avec une base aérienne militaire. Début octobre, l’armée chinoise a envoyé un nombre record d’aéronefs dans la zone d’identification aérienne (ADIZ) de Taïwan ; des pilotes taïwanais ont ainsi été dépêchés pour intercepter ces incursions. Alors, quand Cina Chen a allumé la télé pour regarder les infos, elle a vite fait le lien. Et a pensé au pire, « la guerre », avant d’en parler à son mari, qui l’a rassurée: « Il est persuadé que la Chine n’envahira pas Taïwan. » Trop coûteux humainement, économiquement, et en termes d’image, d’après lui.
« Les Taïwanais ont toujours vécu sous la menace chinoise », poursuit Cina Chen. Mais, depuis quelques années, son inquiétude augmente. Elle a constaté le délitement de Hong Kong et la définitive mise au pas, l’an passé, de ses habitants. « Je crains que Taïwan soit la prochaine cible », pressent-elle. La formule « Un pays, deux systèmes » qui prévalait à Hong Kong et que l’Etat-parti chinois souhaitait in fine imposer à Taïwan, n’a plus de sens. « La fin des libertés à Hong Kong a confirmé aux Taïwanais qu’il ne fallait jamais faire confiance au Parti communiste chinois », soutient Yang Da-qian, 34 ans, depuis Taipei. Lui définit l’actuelle Chine communiste comme « une menace non seulement pour Taïwan, mais aussi pour le reste du monde. »
Cyberguerre et propagande
Chen Pin-shuo, 24 ans, se dit aussi de plus en plus préoccupé par la pression militaire chinoise. « Je pense qu’une guerre est possible, mais personne ne sait quand, ni comment elle se produira », dit le jeune homme, qui vit à Taipei. A Taïwan, le discours est loin d’être alarmiste. Sans doute parce que, comme le souligne Chen Pin-Shuo, « notre vie quotidienne n’est pas encore menacée ». Ainsi, une grande majorité n’envisage pas de scénario catastrophe. D’après un récent sondage relayé par Focus Taïwan, 64,3% des personnes interrogées pensent qu’il n’y a pas de « forte probabilité d’attaque militaire de la Chine ».
Aniao Wu en fait partie. Une invasion de l’île démocratique n’aura pas lieu, prédit la comédienne de 31 ans, installée à Taipei. C’est plutôt la cyberguerre qui lui importe. « Le gouvernement chinois utilise des sites et des applications de divertissement pour diffuser des fakes news et laver le cerveau de Taïwanais. » Adolescents et personnes âgées sont ciblés. Sa mère en fait les frais: « Elle est obsédée par les émissions de TV et influenceurs chinois, ce qui renforce son sentiment d’appartenance à la Chine. » Les grands-parents maternels de Aniao Wu sont nés en Chine et se sont repliés à Taïwan en 1949, quand les nationalistes du Kuomintang (KMT), dirigés par Tchang Kai-chek, ont perdu la guerre civile face aux communistes. Jusqu’à la fin de la dictature militaire, dans les années 1990, le KMT a toujours eu l’espoir de régner sur l’ensemble de la Chine. « Beaucoup de gens comme ma mère ont donc un rapport compliqué avec leur identification, assure Aniao Wu. Leurs enfants, comme moi qui me sens totalement taïwanaise, trahissent leur croyance. C’est pour ça que la propagande chinoise a un effet réconfortant sur eux. »
A Taïwan, les jeunes ont tendance à se sentir Taïwanais alors que certains, issus des générations plus âgées, gardent un attachement à la Chine. La démocratisation de Taïwan n’a fait qu’accélérer l’identification. « Pourquoi devrais-je me sentir Chinois? », se demande Yang Da-qian. « Hormis les liens du sang, l’apparence et la langue, nous n’avons rien en commun! », s’exclame le trentenaire. En 2014, le mouvement des Tournesols, où la jeunesse taïwanaise s’est opposée à la signature d’un accord de libre-échange sino-taïwanais, a décrédibilisé le KMT pro-Pékin. Deux ans plus tard, en 2016, Tsai Ing-wen, d’une formation proindépendantiste, le Parti progressiste démocratique (PPD), est élue. La réélection de la championne de l’identité taïwanaise l’an passé consacre la résistance de Taïwan face à la Chine de l’autoritaire Xi Jinping qui souhaite à tout prix réintégrer l’île. Selon le Taipei Times, près de 90% de la population s’identifient comme Taïwanais.
« Pour nous, Taïwanais, Taïwan est déjà un pays indépendant, avec ses propres institutions, sa présidente, son armée, affirme Chen Pin-shuo. C’est au monde de s’accorder sur ce fait. » Et le député proindépendantiste, Freddy Lim de conclure, confiant: « Avant, nos relations avec les autres pays se faisaient discrètes. Aujourd’hui, le monde s’est rendu compte de l’importance de Taïwan ».
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