Notre ancêtre, le latin

Les Gaulois ont peu à peu abandonné leur idiome celte. Pour imposer leur langue, les Romains ont misé sur le temps et… la faiblesse humaine.

Cet article ne devrait pas être écrit en français. Vous-même ne devriez pas parler français. Si l’Histoire était logique, vous et moi nous exprimerions dans un sabir germanique ou scandinave : après tout, n’avons-nous pas été conquis par les Francs puis par les Vikings ? Pour quelles raisons étranges les vainqueurs ont-ils adopté la langue des vaincus ? Pourquoi, à l’inverse, nos ancêtres ont-ils abandonné le gaulois au profit du latin ? Comment, au Moyen Age, le langage  » françoys  » pratiqué par le roi d’une (petite) France s’est-il imposé aux autres langues d’oïl, au breton, au basque et surtout aux langues d’oc, incomparablement plus prestigieuses à cette époque ? Par quels méandres étroits le latin, apporté par les Romains, est-il passé pour devenir ce langage étonnant que nous partageons aujourd’hui et qui reste, quoi que l’on en dise, l’un des idiomes les plus influents du monde ?C’est cette grande aventure de la langue française que Le Vif/L’Express vous invite à découvrir tout au long de l’été.Que les âmes sensibles arrêtent ici leur lecture, car, autant vous prévenir d’emblée : ce qui va suivre est violent. Les Romains, en effet, n’ont pas seulement vaincu les Gaulois militairement ; ils ont de surcroît fait disparaître ce qui fait l’âme d’un peuple : sa langue. Le constat est sans appel : à l’heure actuelle, les linguistes évaluent à moins de 200 mots à peine l’héritage de nos ancêtres à braies et à longs cheveux : char, ruche, mouton, crème, charpente, boue… C’est peu, très peu.

A l’inverse, on n’en finirait pas de lister les termes de notre français actuel issus du latin, cette langue prétendument morte. Minibus (de mini,  » moins « , et omnibus,  » pour tous « ), c’est du latin. Frigo (froid), c’est du latin. Tout comme uniforme, millimètre, village, octogénaire, pluridisciplinaire ou nihilisme. On ne s’en rend pas toujours compte, a fortiori (c’est du latin !) quand les mots évoluent au fil du temps : sacramentum a donné  » serment « , fabrica,  » forge « , hospitalem,  » hôtel « . Et caetera. Et caetera…

Pour parvenir à ce résultat, Rome a simplement misé sur le temps. Tout, il est vrai, favorisait l’idiome du vainqueur. L’usage du latin dans les administrations et notamment dans l’armée, qui enrôlait régulièrement des soldats gaulois. Les déplacements réguliers des marchands ou encore des esclaves. La nécessité de connaître l’idiome de l’Empire pour accéder au statut de citoyen et à ses avantages. Un argument qui pèsera lourd pour orienter les  » élites  » gauloises dans le sens de leur intérêt. Celles-ci s’empresseront d’envoyer leur progéniture apprendre le latin à Autun, voire à Rome, afin de leur assurer un avenir social prometteur. La christianisation du pays achèvera le processus, les premiers chrétiens ayant très vite compris que, pour assurer le succès de leur religion naissante, mieux valait parler au peuple cette langue en plein essor qu’il comprenait de mieux en mieux.

Mais quelle langue, au fait ? Au risque de blesser notre amour-propre collectif, il faut rappeler ici une vérité : le latin de nos ancêtres n’était ni celui de Cicéron ni celui des grands auteurs, mais un  » bas latin  » déformé (ou évolué, pour utiliser un terme plus neutre) parlé par les soldats ou les fonctionnaires présents en Gaule. Il n’y avait d’ailleurs pas un, mais plusieurs latins, différents selon les régions de l’Empire. Celui en usage dans la Narbonnaise, province conquise très tôt, se distinguait de celui des territoires passés plus tard dans l’orbite romaine (l’Aquitaine, la Lyonnaise et la Belgique). Les vallées pyrénéennes, difficiles d’accès, sont restées plus longtemps fidèles au basque (à l’ouest de la chaîne) et au gaulois (à l’est)…  » Si le latin écrit reste unique, les latins parlés commencent à se différencier dès la fin de l’occupation romaine « , résume la linguiste Henriette Walter. Et cela s’observe avec plus de force encore à l’échelle de l’Empire. C’est là l’origine de la grande famille des langues latines : italien, espagnol, roumain, portugais, catalan, etc.

Pendant plusieurs siècles, en fait, une sorte de bilinguisme gaulois/latins (avec un s) a eu cours. Mais le résultat était écrit d’avance.  » Vers le Ve siècle, le gaulois est sur le point d’avoir disparu complètement de la Gaule « , écrit Frédéric Duval dans Mille ans de langue française, histoire d’une passion (éd. Perrin/Tempus). Alea jacta est…

Dans notre numéro du 18 juillet : Les Francs.

Par Michel Feltin-Palas

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