Nos années Ernaux
L’auteur de La Place revient avec une ouvre qu’elle porte depuis plus de vingt ans. Une autobiographie impersonnelle et fascinante où Annie Ernaux tient la chronique de son xxe siècle. Rencontre.
Il pleut sur Cergy et Annie Ernaux rayonne. Comme si le temps n’avait pas de prise sur ce corps élancé à la blonde et longue chevelure de jeune fille – ni les années noires, celles du cancer puis de l’inexplicable maladie de peau au nom imprononçable, ni les 67 printemps humés depuis le 1er septembre 1940.
Des fenêtres de sa maison surplombant les plaines de l’Oise, le spectacle est grandiose : nulle tour de la ville nouvelle avoisinante à l’horizon, mais un paysage éternel d’Ile-de-France, avec ses chênes, ses hêtres, ses bouleaux, sa rivière et, affirme-t-elle, par temps clair, la tour Eiffel. On la croit sur parole. Comment Annie Ernaux pourrait-elle mentir ? Elle qui écrit tout depuis 1974, la honte de la petite fille d’épicier d’Yvetot devant les jeunes bourgeoises de son école, le jour de 1952 où son père a voulu tuer sa mère, sa rencontre avec une faiseuse d’anges, la passion irraisonnée pour un diplomate russe, l’Alzheimer de sa mère et tant d’autres intimités.
Les Années ! Le titre claque, faussement simple, comme l’étaient Une femme, La Place, L’Evénement. Il aurait pu s’appeler » La lumière des années » ( » trop poétique « ) ou encore » Les jours du monde » – trop elliptique. C’est en 2005, deux ans avant la remise du manuscrit, le 31 octobre dernier, que la romancière a baptisé, soulagée, son livre. Une pierre de plus à l’échafaudage de ce » roman total « , £uvre maîtresse autour de laquelle elle tourne depuis vingt ans, » sorte de destin de femme qui ferait ressortir le passage du temps en elle et hors d’elle « .
Annie Ernaux est une plume chercheuse. Depuis 1985, donc, l’agrégée de lettres traque la forme idéale. Non la métaphore piquante, ni l’adjectif juste ou la formule délicate, mais l’art et la méthode. C’est devant une classe de seconde d’un lycée de Vitry-sur-Seine qu’elle a, cette année-là, éprouvé le besoin de raconter, » autrement qu’avec des mots en circulation et des stéréotypes « , son expérience personnelle.
» Capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective » n’est pas une mince affaire. Alors elle publie, » par défaut » – de jolis défauts – des ouvrages, Passion simple, La Honte, détachés du grand projet. En 2000, l’heure de la retraite sonne, ses deux fils volent depuis longtemps de leurs propres ailes, les Caddies du supermarché se font moins lourds et un sentiment d’urgence l’envahit. C’est maintenant qu’elle doit » mettre en forme par l’écriture son absence future « , avant que sa mémoire ne devienne » brumeuse et muette « . » Et puis, avoue-t-elle d’une voix douce, presque timide, au risque de paraître prétentieuse, j’avais le sentiment d’être la seule à pouvoir l’écrire. Pour avoir été, très tôt, gamine assise sur les escaliers du café-épicerie de mes parents, à l’écoute du bruit du monde et pour être à jamais une « transfuge sociale ». «
Chaque génération y puisera ses madeleines
Les fondamentaux se dessinent. Pour cette autobiographie impersonnelle, ce sera » ils « , » nous « , » on « , » elle « , et non le » je « , par trop subjectif et réducteur. Puis elle choisit l’imparfait » continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie « . Les photos d’elle-même, dûment datées, scanderont le récit et déclineront, tel un révélateur, la part intime de cette femme du xxe siècle. Enfin, les repas de famille et de fête, moments de relâchement mais aussi rituels répondant à des codes très précis, accompagneront la plongée dans cette » vaste sensation collective « . Le tout alimenté par des milliers de notes, un journal intime et, surtout, une mémoire phénoménale.
Quand elle envoie son manuscrit chez Gallimard, son seul et unique éditeur depuis toujours, Annie Ernaux a peur. Elle ne l’a encore montré à personne, ni à Marc Marie, son jeune compagnon, ni à ses enfants, ni même à ses amis. Un reste de pudeur, de sentiment d’exclusion, peut-être, de la part de cette admiratrice de Bourdieu ; cette impression de franchir les lignes, quasi clandestinement, entre le modeste foyer normand de son enfance et les beaux quartiers parisiens de ses égaux en écriture – qu’un long trajet en RER continue de tenir à distance. Enfin, aussi, le souvenir des éreintements infligés par les détracteurs de l’autofiction, genre dont on lui a attribué, à son corps défendant, la paternité. Et dont la dernière livraison, L’Usage de la photo (2005), série d’instantanés en noir et blanc sur les traces » objectives » de la jouissance commentés avec son amant, a ravivé à l’envi les sarcasmes.
Mais Annie Ernaux n’a rien à craindre. Le résultat est époustouflant. 1940-2007 : la vie s’égrène, protéiforme, en autant de séquences que d’images. Au temps d’avant raconté (les guerres, la faim, le rutabaga, Pétain), succède celui d’hier, vécu, subi, jamais sublimé – elle n’apprécie guère le mot » passé « . » Ça fait romantique, nostalgique. Le monde n’était pas mieux avant, il est en mutation, c’est tout. » La guerre en Indochine, Marcel Cerdan champion du monde de boxe, les premières Cocotte- Minute, le progrès pourvoyeur de bien-être, la loi de l’Eglise omnipotente, René Coty, la masturbation, Radio Luxembourg, Marie-Chantal et Tino Rossi, la mort de Staline, l’insurrection algérienne, Bonjour tristesse et les Platters.
Encore une goulée ? La gaucherie et l’ennui de l’adolescence, Simone de Beauvoir, le Planning familial, le Nouveau Roman, le » Québec libre « , le mariage, les DS noires, Mai 68, la télévision omnivore, la douleur conjugale, les » jeunes de banlieue « , le vote – malheureux – pour Laguiller, le désarroi devant le rejet de la transmission et le monde qui courtà L’énumération est sans fin, chaque lecteur, chaque génération y puisera ses madeleines.
La publicité, la presse, la télévision, le cinéma, les lieux, les gens, l’amourà Fascinante Annie Ernaux, qui a tout observé, tout regardé, tout lu. Seuls, bizarrement, ses propres romans ne sont jamais évoqués. » Mais l’écriture est hors du temps, elle est abstraction du monde, de la vie « , vous répond alors l’auteur, avec un drôle d’air, comme s’il s’agissait là d’une évidence. Ou trop intime peut-être. On avait quitté Annie Ernaux en grande phase d’introspection. On retrouve une anthropologue de première main. l
Les Années, par Annie Ernaux. Gallimard, 256 p.
Marianne Payot
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