Morale de l’Histoire
Valeureux philosophe des valeurs, Ruwen Ogien commente dans son Journal philosophique l’actualité récente sous l’angle de la moralité. Exemple : le sexe consentant entre adultes est-il toujours bien convenable ?
En intitulant son dernier livre Mon dîner chez les cannibales, on pourrait croire à une grande farce burlesque de Ruwen Ogien. Or, ce spécialiste renommé de la philosophie morale, traitant par excellence du Bien et du Mal, et des valeurs en général, s’en est allé puiser le titre de son journal philosophique chez Montaigne, auteur d’un essai sur les Cannibales, et ne prétend donc pas plaisanter. Même si, au tournant d’une page, il n’est pas forcément dénué d’humour.
Loin d’appartenir au quarteron d’intellectuels auxquels on réduit un peu vite la pensée française de nos jours, Ruwen Ogien (1949), directeur de recherche au CNRS, s’attache à fonder une théorie de l' » éthique minimale « , antipaternaliste, qui entendrait limiter, dans l’esprit du philosophe américain John Stuart Mill, le champ d’intervention de la police morale. En quoi ses présentes » chroniques sur le monde d’aujourd’hui » sont bien servies par l’actualité. Des questions essentielles de bioéthique à toutes les atteintes portées à une morale participant à première vue de la sphère privée. On ne peut que songer, par exemple, à l’intrusion de la politique dans l’enceinte de la sexualité.
Ces vivantes considérations sur les valeurs, notamment républicaines (liberté, égalité, laïcité), offrent d’autant plus de pertinence qu’on voit, d’un sujet à l’autre, bouger les lignes et frontières entre la gauche et la droite. Quand ainsi Ruwen Ogien évoque le » kidnapping intellectuel » des droits de l’homme par une extrême droite européenne qui, s’autorisant soi-disant des Lumières et de leurs idéaux cosmopolites et universalistes, appelle en définitive à un nationalisme étroit et à un » chauvinisme paroissial « . Cet extrémisme justifiant en effet son hostilité aux immigrés, ou maintenant aux migrants, par leur non-respect des droits de l’homme – ou plutôt, en l’occurrence, ceux des femmes.
Le grand tabou
Mais où diable le philosophe est-il allé chercher ce dîner chez les anthropophages ? Sinon que, dans ses Essais de 1595, Montaigne se montrait particulièrement bienveillant envers les » barbares « . Car si le mot désigne en principe un être mauvais, cruel, brutal, stupide et ignorant, le grand essayiste notait en son temps : » Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. »
On en arrive alors, au coeur de l’ouvrage, à l’opposition tant attendue entre les notions de » moral » et d' » immoral « . Inspiré par le cannibalisme, tabou favori de la morale judéo-chrétienne à l’égal du meurtre et de l’inceste, Ruwen Ogien simule une conversation à table entre un minimaliste et un maximaliste. Le premier soutenant ardemment que les jugements moraux ne peuvent que viser le rapport aux autres, et non à soi, le second objecte que le souci de » pureté » sexuelle, alimentaire ou vestimentaire, par exemple, peut aussi bien être taxé de moralité ou d’immoralité. Dans la foulée, que faut-il penser du suicide d’un père de famille ? Un vaste débat s’amorce ainsi, véritable plat de résistance de ce dîner imaginaire. Que ponctue un convive cannibale sur l’ample question du relativisme moral.
Au détour de ces pages, d’une accessibilité variable d’une thématique à l’autre mais globalement assez réjouissantes, l’auteur se félicite de voir philosophiquement réhabilitées des émotions négatives comme l’envie, la jalousie, la honte ou le ressentiment, à l’heure où fleurit une prose mielleuse vantant l’amour, la joie ou l’espoir. A chacun son trip, évidemment.
Mon dîner chez les cannibales, et autres chroniques sur le monde d’aujourd’hui. Journal philosophique, par Ruwen Ogien, Grasset, 316 p.
Eric de Bellefroid
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