Mezzogiorno L’Italie d’en bas
Dans la bataille électorale entre la droite de Silvio Berlusconi et la gauche de Romano Prodi, le Sud constitue un enjeu majeur. Toujours à la traîne du reste de la péninsule, ces régions ne parviennent à vaincre ni la méfiance du Nord riche ni un certain fatalisme. Car, ici, le retard économique et le poids des mafias pénalisent souvent les bonnes volontés
De notre envoyé spécial
Y croient-ils vraiment ? Peuvent-ils imaginer qu’un pont de 3 666 mètres de longueur reliera la Calabre à la Sicile en 2012 ? Les automobilistes qui empruntent chaque jour les ferries du détroit de Messine en doutent toujours. Ce projet, c’est un peu l’Arlésienne de l’Italie du Sud – souvent promis, jamais construit. Et pourtant, une fois à bord, comment s’empêcher de regarder au loin ? Le pont se dressera paraît-il là-bas, plein nord, à l’endroit où le bras de mer se rétrécit. D’un côté, la ville calabraise de Villa San Giovanni, étirée le long de sa plage. De l’autre, la commune sicilienne de Ganzirri. Au milieu, ce couloir maritime où les marins de l’Antiquité redoutaient tant la colère des dieux.
Silvio Berlusconi tient à cet ouvrage pharaonique. A l’approche des élections législatives des 9 et 10 avril, cruciales pour son avenir politique, le président du Conseil et de Forza Italia en a même fait un argument de campagne. Autant dire que Romano Prodi, son adversaire, conteste l’utilité d’un tel chantier. Trop coûteux : au moins 6 milliards d’euros. Trop dangereux : la zone présente des risques sismiques. Et bien trop tentant : la mafia calabraise (la ‘Ndrangheta) et sa cousine sicilienne (Cosa Nostra) cherchent déjà à profiter de cette manne financière. Bref, si le pays vire à gauche, comme le laissent supposer les sondages, les plans resteront peut-être dans les cartons et les rêveurs, sur les ferries. Après tout, la traversée dure moins de trente minutes…
Cette affaire de pont dit presque tout du Mezzogiorno, le Midi italien : l’envie d’avancer et la tentation du statu quo ; le manque d’infrastructures (routes, chemins de fer…) ; les jeux politiques ; l’ombre des mafieux, capables d’imposer le prix du pizzo (le racket) de Naples à Palerme, en passant par Reggio di Calabria… Certes, tout cela n’est pas nouveau : la » question méridionale » se posait déjà à l’époque de l’unification du pays (1861). La persistance du déséquilibre Nord-Sud n’en est pas moins préoccupante.
La zone en question, forte d’environ 20 millions d’habitants, comprend six régions : la Campanie, les Pouilles, la Basilicate, la Calabre, la Sicile et la Sardaigne. A chacune ses craintes, ses espoirs, son contexte politique (seule la Sicile est gérée par la droite), mais c’est à ce territoire immense, et largement montagneux, que les politiciens font référence quand, dans un raccourci hâtif, ils évoquent » le Sud « . En période électorale, le Mezzogiorno est plus courtisé que jamais. » Aucun gouvernement n’a fait autant en sa faveur « , clame Berlusconi, promettant d’en faire » encore davantage « . » Mensonges ! » s’insurge l’opposition. Le patronat n’est pas en reste : Luca Cordero di Montezemolo, le patron des patrons (Confindustria), estime que la sortie de crise du pays passe par le soutien au Sud, trop négligé à ses yeux.
Selon l’universitaire Nicola Rossi, spécialiste du sujet et partisan d’une meilleure coordination entre les régions, la droite, comme la gauche, n’a pas toujours fait bon usage des fonds publics, nationaux ou européens, destinés à cette partie du pays. Dans les années 1960 et 1970, aux temps où la Démocratie chrétienne dominait la scène politique et jouait volontiers sur la peur du communisme, ses fiefs électoraux du Sud étaient particulièrement choyés : subventions, embauches dans l’administration… Les potentats locaux et les mafieux ont su en profiter. Mais le Mezzogiorno ne s’est pas développé pour autant. S’en soucie-t-on à Rome ? La » question méridionale » est si récurrente qu’elle est devenue secondaire. Il existe bien une sorte de » ministère du Sud « , mais son influence réelle est sujette à plaisanteries. Et, si des efforts ont été consentis, en particulier pour mettre en valeur le patrimoine, les chiffres sont cruels : le taux de chômage des 15-19 ans atteint 61,4 % en Sicile et 65,2 % en Calabre ; quant au chiffre d’affaires cumulé des différentes mafias, il avoisine 100 milliards de dollars.
Au nord, ce constat d’échec nourrit la méfiance ancestrale à l’égard de ces lointains compatriotes qualifiés au mieux d’assistés, au pis de voleurs. Ce soupçon, plus ou moins avoué, reste ancré dans toute une frange de l’opinion, persuadée qu’il y a là un » pays dans le pays « . Sans pour autant nier les réalités, les habitants du Mezzogiorno n’aiment guère le tableau, caricatural, d’un Sud profiteur. A les entendre, il n’y a d’ailleurs pas un Sud, mais plusieurs, et cette pluralité oblige à la nuance.
Pour mesurer cette diversité, il faut s’arrêter à Naples. Depuis une douzaine d’années, la cité a profité des financements extérieurs pour tenter une métamorphose. Exploiter son patrimoine. Relancer le tourisme. Attirer les industries de pointe. Retenir les jeunes diplômés… Bref, gommer son image négative. La gauche locale, arrivée au pouvoir en 1993, a en partie atteint son but. Le port tourne à plein régime. Les universités ont bonne réputation. Les hôtels accueillent des congressistes de tout le pays. Les victimes du racket hésitent moins à dénoncer la Camorra, la Mafia régionale (100 dénonciations en 2001, 537 en 2005).
Surtout, Naples a pris conscience de ses richesses architecturales. Impossible d’arpenter une ruelle sans voir des immeubles en réfection. Impossible, également, d’échapper à la fièvre immobilière tant les murs sont couverts d’annonces. Un musée d’art moderne (Madre) a même ouvert ses portes dans un palais restauré du centre historique. Coût de l’opération ? 42 millions d’euros. » Sans les fonds publics, Naples serait morte « , admet Eduardo Cicelin, directeur du musée.
De fait, le miracle a ses limites. Ici, l’embellie est souvent suivie d’une rechute. Avec la criminalité en guise de baromètre. C’est au nombre de victimes dans les rangs camorristes que le pays juge la ville. Des années durant, les clans ont paru en sommeil, comme oubliés dans l’euphorie de la renaissance. Le réveil n’en a été que plus brutal : en 2004, des conflits internes à la Camorra ont fait près de 130 morts. Après une nouvelle accalmie, les hostilités viennent de reprendre à Scampia, l’un des fiefs du trafic de drogue. L’enjeu est d’importance : la Camorra fait travailler de 80 000 à 100 000 personnes, son chiffre d’affaires annuel est estimé à 25 milliards d’euros.
Complexe d’infériorité
La rechute économique, à partir de 2001, a été tout aussi violente. Plusieurs secteurs clefs (textile, maroquinerie) ont commencé à souffrir de la concurrence asiatique ou des délocalisations. Autre handicap : les retards structurels sont tels (transports, réseau électrique) que le coût d’une entreprise est plus élevé (de 20 %) que partout ailleurs en Italie. Le patronat réclame donc des mesures fiscales, voire la création de zones franches. En attendant, Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, attribue à la gauche le retour en force de la Camorra…
Ce mardi de mars, le ministre de l’Intérieur, Giuseppe Pisanu, tient meeting en ville. La salle n’a pas fait le plein. La jeune garde du parti, drapeaux en main, peine à chauffer l’ambiance. L’un de ses leaders, Giorgio Ragone, un étudiant de 23 ans, mesure la difficulté d’être berlusconien dans ce fief de la gauche. Peu importe : cette bizarrerie lui plaît. Et tant pis s’il faut faire le dos rond face à la Ligue du Nord, alliée un rien xénophobe de Forza Italia. A en croire le jeune homme, les fédéralistes de la Ligue ont raison de vouloir en finir avec l' » assistanat » et le Sud doit » prendre ses responsabilités « .
Ainsi va le Mezzogiorno, prisonnier de son image, peut-être aussi d’un complexe d’infériorité. Quel que soit l’interlocuteur, il arrive toujours un moment où le sentiment de tourner en rond l’emporte, où les mêmes mots resurgissent : argent, politique, Mafia. » Nous ne sommes pas en Suède, rien ne sert de se voiler la face ! reconnaît Cristiana Coppola, présidente des patrons de Campanie. Mais c’est une terre extraordinaire, aux ressources sous-exploitées. » Difficile, pourtant, d’avancer à contre-courant, de vaincre les idées reçues, le fatalisme ambiant, d’occulter les lourdeurs administratives ou la frilosité des banques, réticentes à l’idée d’investir ici.
Le paysage lui-même témoigne de cette instabilité chronique. Le Sud est ainsi fait, chaotique au possible, qu’il offre par endroits un spectacle déroutant : le beau côtoie le laid ; l’opulence, la misère ; le provisoire, l’éternel. De Calabre en Sicile, on ne compte plus les panoramas d’exception, mais aussi les chantiers oubliés, les constructions illégales… » La faute à l’Etat, dit-on, absent depuis trop longtemps. » La faute, aussi, à la culture du laisser-faire et du clientélisme : elle n’a pas disparu après la mort de la Démocratie chrétienne, emportée par les scandales politico-financiers du début des années 1990.
Ici ou là, entre mer et montagne, de nombreux habitants de cette » Italie d’en bas » vont malgré tout de l’avant. Par exemple, dans les Pouilles, la plus dynamique des six régions. Au-delà des grands pôles économiques (Bari, Lecce, Tarente), il suffit de pousser à l’intérieur des terres, dans le talon de la botte, pour dénicher des îlots d’optimisme.
A Avetrana, commune de 7 500 habitants, les jeunes entendent exploiter le potentiel culturel et artisanal de cette région de plaines, où les demeures aux murs blanchis évoquent déjà l’Orient. Sous les voûtes centenaires d’une maison du centre-ville, Rosanna Massari et son compagnon, Giuseppe, ont ouvert une auberge. L’été, les clients affluent. L’hiver, ces sympathisants de gauche passent des heures à discuter, à refaire l’Italie et les Pouilles, surtout les Pouilles, en pleine évolution selon eux. » Les mentalités changent, se réjouit Rosanna. La preuve : le président de la région est homosexuel et cela ne l’a pas empêché d’être élu ! Le plus important est de s’ouvrir au monde, de sortir de l’assistanat, du clientélisme. Surtout, les gens doivent avoir l’estime d’eux-mêmes. »
A deux heures de route, les 60 000 habitants de Matera l’ont compris depuis longtemps. Ils vivent en Basilicate, une microrégion coincée entre les Pouilles et la Calabre. Des siècles durant, cette terre au relief tourmenté a été considérée comme la plus pauvre de la péninsule. L’écrivain Carlo Levi lui avait d’ailleurs consacré son chef-d’£uvre, Le Christ s’est arrêté à Eboli (1945). Avec ses habitations troglodytiques et son dédale de ruelles à flanc de falaises, Matera incarnait la malédiction du Mezzogiorno. Après la guerre, 15 000 personnes s’entassaient encore dans les sassi, ces centaines de bâtisses insalubres, sans eau ni électricité. Et puis, en 1952, l’Etat a décidé de les loger dans des HLM (les » maisons populaires « ). Les sassi ont alors connu une longue période d’oubli.
Elles en sont sorties dans les années 1980, quand la population a pris conscience de la splendeur du site. Aujourd’hui, Matera est classée au Patrimoine mondial de l’humanité, et les visiteurs se pressent pour admirer les maisonnettes restaurées avec soin. Autrement dit, ce qui faisait jadis la honte de la cité assure désormais sa renommée. » Les anciens ont du mal à comprendre que des gens viennent sur les lieux de leur misère ; tout cela doit se faire de manière progressive « , confie Luigi Esposito, de l’association Onyx, l’un des artisans de cette résurrection.
Y aurait-il, dans le destin de Matera, un modèle pour le Sud ? Une manière d’assumer le passé, d’inverser le cours de l’Histoire, d’agir au lieu de subir ? La petite Basilicate, avec son tourisme maîtrisé et ses entreprises d’ameublement, est une pièce à part dans le puzzle méridional. Il suffit de rouler vers la Calabre, par les autoroutes en chantier, pour découvrir une situation différente. C’est ce Sud-là qui inquiète le pays et incarne, à ses yeux, tous les maux de l’époque : précarité, immigration clandestine, crime organisé.
L’envie de partir » là-haut »
Voici Crotone (60 000 habitants), commune sinistrée du bord de mer. Son maire est d’extrême droite, et il aime tant les statues évoquant le fascisme qu’il a fait édifier un glaive géant sur une colline des faubourgs. Mais, si le pays connaît Crotone, c’est pour une autre raison : des milliers de clandestins, arrêtés dans tout le Sud, transitent chaque année par cette ville sans charme. Le centre de rétention, situé face à l’aéroport, est le plus grand d’Europe. Certains étrangers qui y séjournent sont ensuite expulsés par charter. D’autres, notamment ceux originaires de pays en guerre, peuvent bénéficier d’un permis de séjour provisoire. Ils tentent alors de travailler au noir ou de prendre le train pour le Nord. Quelques Soudanais sans le sou squattent ainsi une maison en ruine, près de la gare. Un terrain vague les sépare des HLM italiens, mais nul ne vient jamais les voir. C’est aussi cela, le Sud : une terre si proche de l’Afrique qu’elle a parfois le sentiment de subir la misère du monde.
Les étrangers ne sont pas les seuls à vouloir en partir. La plupart des jeunes diplômés n’ont pas d’autre choix : la Calabre n’a rien à leur offrir. De ce point de vue, la situation n’a guère changé depuis le début du xxe siècle et l’époque où les hommes partaient vers Turin, Paris ou l’Australie. Ils étaient maçons, peintres, ouvriers… En 2006, leurs descendants rêvent de devenir avocats ou ingénieurs » là-haut « , dans l' » Italie des riches « .
Nardodipace, bourgade de montagne présentée bien malgré elle comme la commune » la plus pauvre du pays « , peine à contenir cet exode. Si 170 de ses 1 500 habitants n’étaient pas employés comme cantonniers, le village serait mort. Son maire, Antonio Demasi (gauche), estime que Silvio Berlusconi n’a » rien fait » pour la Calabre. Aux yeux de cet élu de gauche, celle-ci a pourtant des arguments : sa situation au c£ur du bassin méditerranéen, ses paysages (le massif de l’Aspromonte), ses sites historiques (Gerace) et une jeunesse prête à travailler. Reste un problème majeur : la ‘Ndrangheta, la Mafia locale (voir l’encadré page 60).
Avec un chiffre d’affaires annuel estimé à 35 milliards d’euros, son emprise sur la Calabre n’a d’égale que celle de Cosa Nostra sur l’Ouest sicilien. Les signes de réaction du gouvernement de centre droit ont été trop rares, depuis 2001, pour rassurer les Calabrais et les inciter à voter pour Silvio Berlusconi. Comme bien des Italiens du Mezzogiorno, ils finissent par se dire que si le Sud a besoin d’un pont, ce n’est pas sur le détroit de Messine, mais au nord, en direction de Rome et de l’Etat ; un pont virtuel, moral et politique, qui le rattacherait enfin au reste du pays.
Philippe Broussard, avec Vanja Luksic
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