Marianne Chaillan : «Ne vous contentez pas de vivre, ayez le courage d’exister» (entretien)
La philosophe française, autrice de plusieurs ouvrages sur la culture dite «populaire», vient de recevoir le prix Essai de France Télévisions pour son dernier livre, Où donc est le bonheur?. Dans l’acceptation du fait que les choses n’iront pas mieux demain, soutient-elle.
Les interviews, elle n’aime pas trop. «Je préfère quand je peux écrire.» Comme elle le fait depuis une dizaine d’années, avec Harry Potter à l’école de la philosophie (Ellipses, 2013), La Playlist des philosophes (EAN, 2015), Game of Thrones, une métaphysique des meurtres (Le Passeur, 2016), Ainsi philosophait Amélie Nothomb (Albin Michel, 2019) ou In Pop We Trust (Equateurs, 2020) . Des ouvrages et des concepts qui l’ont cataloguée «pop philosophe». Soit l’une de ces philosophes de la modernité, des œuvres ou des icônes culturelles de notre époque. Son dernier livre est sorti en 2021, mais il reste très médiatisé aujourd’hui (lire la Bio express ci-dessous). Normal: il s’essaie à la si peu saisissable notion de bonheur. Après avoir passé en revue, et par les armes pour la plupart, les conceptions défendues par une armada de penseurs, elle fournit et argumente la sienne. Qu’on peut résumer ainsi: ça finira de toute façon mal, pour tout le monde ; alors, aimez les fêtes que la vie vous organise mais aimez autant les larmes qu’elle vous arrache. C’est dur, très dur, mais c’est le seul chemin qui mène au bonheur. Une conviction où le temps présent est le seul essentiel, pas le passé ni le futur, qu’elle transmet aussi à ses étudiants, à Marseille. Pour qu’ils ne développent pas qu’une pensée, critique. Mais qu’ils distinguent aussi l’existence de la vie et y forment leurs propres rimes.
Bio express
1981
Naissance, à Marseille.
2006
Licence en philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
2013
Chargée de cours à l’université d’ Aix-Marseille et professeure de philosophie au lycée Saint-Joseph de la Madeleine à Marseille, elle publie son premier essai Harry Potter à l’école de la philosophie (Ellipses).
2022
Prix Essai France Télévisions pour Où donc est le bonheur? (Equateurs, 2021).
L’époque est particulièrement ténébreuse. Y a-t-il encore de l’espace en son sein pour le bonheur?
Je le souligne en ouverture du livre, entamé en pleine pandémie: comment oser parler de bonheur alors qu’on est épuisé, qu’on a appris des choses assez désespérantes sur nous-même, sur les autres, sur la vie? Pourtant, c’était une évidence. Car le concept de bonheur que je défends n’occulte pas l’aspect tragique de l’existence. A l’époque, c’était la pandémie, qui, par ailleurs, n’est pas finie. Mais un tourment chassera toujours l’autre! Si ce n’est à l’échelle collective, ce sera sur le plan individuel. Il ne faut pas espérer qu’un jour les tourments cessent: ils viendront toujours. Comme il ne faut pas différer d’espérer le bonheur en attendant des jours meilleurs: ils ne viendront jamais. Le bonheur ne se trouve pas dans un temps de joies exempt de souffrances ou de troubles: le bonheur, c’est pouvoir aimer la vie, y compris dans ce qu’elle nous réserve, nous a réservé ou nous réservera, inévitablement, comme tourments. C’est le caractère profondément tragique de l’existence.
Si nous arrivons à profiter de l’instant présent et à saisir que seul le temps présent est notre lieu propre, alors nous avons une chance d’être heureux.
Aspirer au bonheur quand tout est souffrance autour de nous n’a-t-il rien d’indécent?
Flaubert écrivait ceci: «Etre bête, égoïste et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux.» Effectivement, il semblerait que dans le contexte actuel il faille une bonne dose d’égoïsme pour se dire heureux ou atteindre le bonheur… Dans le livre, j’oppose deux concepts du bonheur. Le premier considère qu’il est une forme de joie absolue, sans réserve et permanente: se dire aujourd’hui qu’on est dans cet état serait particulièrement indécent au regard de toutes les souffrances qui frappent le monde et peuvent nous frapper individuellement. Mais si on le définit comme l’acceptation de la vie, y compris quand elle nous malmène, alors, il n’y a pas d’indécence à aspirer au bonheur. Au contraire, ça manifeste une forme suprême de force intérieure que de pouvoir aimer la vie alors même que nous traversons des épreuves.
Il n’y avait donc pas de «monde d’après» à espérer?
C’était intéressant, presque psychanalytiquement, cette formule: une espèce de refus d’accepter ce qui nous arrivait – et qui n’est pas fini – comme si c’était une sortie de route, quelque chose qui n’aurait pas dû avoir lieu. Alors que c’est une maladie, qui nous a frappés collectivement, et que la maladie est l’une des expériences inévitables de l’existence. Dans cette idée d’«un monde d’après», il y avait quelque chose, au fond, comme un déni du caractère inévitablement tragique de l’existence. En revanche, à partir du moment où on considère que le bonheur c’est d’accepter et même, plus encore, d’aimer la vie, y compris dans son caractère tragique, je pense qu’il n’y a pas d’indécence à vouloir être heureux, aujourd’hui comme hier et comme demain, puisque tous les temps de la vie connaissent une succession et, parfois, une coexistence de tourments et de joies. Je pense, au contraire, que c’est une belle expression de notre élan vital, de notre force et de notre capacité à affronter ce caractère fragile de l’existence.
Les tourments décuplent-ils cette force et cette énergie?
Je n’en suis pas sûre. Pour beaucoup, ce qui ne les a pas tués ne les a pas rendus plus forts. La douleur peut vous laisser à terre. Et il n’y a pas de honte à cela – même si nous subissons une injonction permanente à aller bien, à faire contre mauvaise fortune bon cœur, à traverser la douleur en en faisant un point d’appui. Eh bien non, on peut en sortir affaibli, terrassé, accablé! Avec la pandémie, nous nous sommes arrêtés, le temps a été suspendu. Cela nous a offert une occasion de nous rendre compte de ce que, la plupart du temps, nous cherchons à nier: le caractère extrêmement précaire de l’expérience. Nous avons vécu dans le voisinage permanent de la mort, ce à quoi la plupart d’entre nous ne sommes pas du tout habitués. C’est une expérience qui pouvait aussi bien nous abattre que nous permettre de réaliser que la vie est fugace et donc nous enjoindre à exister pleinement – ce que fait d’ailleurs l’expérience individuelle d’un deuil ou d’une maladie. Là, c’était sur le plan collectif: chacun d’entre nous s’est retourné sur sa propre existence et a pu opérer une prise de distance. Chacun a pu se demander comment il souhaitait engager sa vie dès qu’on aurait rouvert les portes de nos maisons.
Mais quelle vie vivre si on ne sait pas ce que demain nous réserve?
Cette question était valable il y a dix ans et le sera encore dans vingt! Sauf que nous pensions pouvoir faire des projets dont nous étions – à tort! – quasi assurés qu’ils pourraient se réaliser. Nous vivions protégés dans une espèce de confort, imaginaire, que nous pouvions nous projeter dans l’avenir. La situation que nous traversons nous a peut-être enlevé cet imaginaire-là car nous savons que nous ne pouvons plus faire de projets avec la certitude qu’ils se réaliseront. Nous avons été convertis de force à assumer la nature même de la vie. C’est très inconfortable, j’en conviens. Mais cette inquiétude est aussi ce qui peut permettre de réinvestir dans le moment présent. Pascal nous explique que si tous les hommes souhaitent être heureux, même sans avoir la même définition du bonheur ni le chercher aux mêmes endroits, personne ne le sera. Parce que nous passons notre temps soit à rappeler le passé, qui n’est plus, soit à anticiper l’avenir, qui n’est pas encore. On laisse échapper le seul temps qui nous appartient: le présent. L’ impossibilité de penser au lendemain nous permet d’éviter cet éclatement de la conscience qui, pour Pascal, est la cause du malheur des hommes. Si nous arrivons à profiter de l’instant présent et à saisir que seul le temps présent est notre lieu propre, alors nous avons une chance d’être heureux. On touche au concept de bonheur que je défends: un bonheur inquiet, grave, teinté d’une couleur douce-amère. Oui, demain, peut-être, nous ne serons plus là. C’est le fameux vers d’Horace: «Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain.» Au fond, l’inquiétude face à ce que réserve demain, si douloureuse soit-elle, est l’affect qui nous permet de commencer à engager une existence véritablement authentique. Quand on n’est pas inquiet, on se dit qu’on a le temps, et donc on s’autorise à différer les choses qui nous tiennent à cœur.
Vous écrivez que «nous pouvons espérer connaître le bonheur» même «sans illusions – comment en avoir encore? – ni espérance». On peut être heureux et sans espoir?
Oui, je crois. Quand on entre dans l’existence, parce que c’est une idée qu’on nous fait intérioriser, on peut croire que tout finira bien, on croit au «ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants», on se dit que ça ira mieux demain, que les vertueux seront récompensés. Moi, je parle d’un bonheur «sans illusions» parce que, non, cela ne finira pas bien. Pascal, encore lui, disait «le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste: on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais». Cela finit mal, n’ayons pas d’illusions. Cela finit mal parce que nous mourrons, cela finit mal parce que nous perdrons les gens que nous aimons, cela finit mal parce que tout ce qu’on aura construit, vous et moi, sera voué à plus ou moins long terme à la disparition. Je cite dans le livre le personnage de Sisyphe, condamné par les dieux à rouler un rocher qui dévale: nous sommes Sisyphe, ne nous leurrons pas. Mais Camus nous l’a enseigné: on peut imaginer Sisyphe heureux.
La mélodie du bonheur est grave et profonde, faite de tragique et de l’amour de l’existence.
Votre conception du bonheur demande beaucoup de force…
Assurément. Nous pouvons céder à la tentation, très confortable, de nous fondre dans une existence balisée par avance, de refuser cette lucidité douloureuse ou, au contraire, avoir le courage, quotidien, de choisir, renoncer, affirmer, oser, tenter, perdre, se relever, assumer, recommencer, etc. Le courage d’exister en somme, et de ne pas se contenter de vivre. Exister, c’est entretenir avec sa propre vie un rapport authentique, c’est devenir auteur de sa propre rime, comme l’exprimait le poème de Walt Whitman. C’est une tâche qui ne finit pas. A titre personnel, j’essaie de m’engager ainsi dans l’existence mais quelle tâche épuisante! Il est des jours où le rocher pèse bien lourd. Et d’autres où le courage d’aimer la vie reprend le dessus. Exister est une tâche, éprouvante, qui n’a pas de fin. Mais c’est peut-être le fait de s’y essayer qui mène au bonheur.
Quel rôle joue l’entourage dans ce bonheur?
Freud affirmait qu’autrui constitue l’une des voies d’accès au malheur dans notre vie. Bien sûr, autrui y fait aussi entrer la joie, nous donne du plaisir, sensuel ou intellectuel, élargit notre espace, nous ouvre à d’autres horizons. Mais c’est, et à proportion peut-être de l’amour que nous lui portons, celui qui peut nous blesser, nous décevoir. J’ai ainsi vécu toute la fin de l’existence de ma grand-mère. Parce que je considérais que ce moment-là était un des chapitres de mon histoire avec elle. Et ces chapitres, je voulais tous les vivre. Cette souffrance-là, c’était encore elle. Et avoir tout affronté, et tout aimé traverser, jusqu’à sa disparition, c’est l’exemple de ce que j’essaie de défendre: si on est capable de voir dans la maladie, la souffrance et la mort l’envers d’un endroit – attention: je ne juge absolument pas qui n’en est pas capable! – si on accepte que le pire fasse partie du jeu, alors on peut se dire heureux malgré ou avec autrui, et malgré ou avec la douleur. C’est Virginia Woolf, dans sa lettre de suicide, qui écrivait à son mari: «Je ne pense pas que deux personnes auraient pu être plus heureuses que nous l’avons été.» Elle est vaincue par la maladie mais elle quitte la vie sans amertume ni aigreur ni ressentiment. Parce que sa vie a été aussi emplie de joie, de création. Woolf donne son accord absolu à la totalité de sa vie. Je crois que c’est dans cet accord-là que réside le secret du bonheur.
Les derniers moments, de souffrance donc, avec votre grand-mère n’effacent-ils pas ceux d’avant, qui étaient de joie?
Pas le moins du monde. J’avais même peur du moment où je ne souffrirais plus, ou moins. Comme si ce serait la trahir, comme si elle disparaîtrait alors complètement. Le fait est que la souffrance se modèle avec le temps. La mienne a cédé la place à une autre manière de vivre ma relation avec elle, en en parlant, en l’écrivant. Quand je me retourne sur ce qu’a été notre histoire, je chéris autant le souvenir des derniers jours que celui des moments de joie partagée. Vous me direz peut-être, évoquant la maladie: «Comment aimer la vie quand on traverse pareilles souffrances dans sa chair?» A titre personnel, je n’ai pas encore fait cette expérience. Je ne sais pas de quelle force je serai capable. On verra alors si j’ai l’élan vital suffisant, la force d’amour suffisante en moi pour aimer la vie pas seulement «en dépit de» mais «avec» la maladie. Rien n’est certain. Mais je connais des personnes qui ont traversé des maladies terribles et pour qui ce rocher de la maladie n’a pourtant pas été une objection quant à leur amour de l’existence.
Même la perte d’un enfant n’est pas un obstacle à aimer la vie?
Je peux totalement comprendre que la perte d’un être aimé soit, pour certains, insupportable. Mes grands-parents n’ont pas supporté de vivre l’un sans l’autre. Ils se sont suivis à quelques jours près dans la mort. Mais d’autres parviennent à vivre encore. Cette perte constitue l’un des chapitres de leur existence. Elle ne les empêchera pas de continuer à vivre ni même d’aimer la vie. La mélodie du bonheur est grave et profonde, faite de tragique et de l’amour de l’existence. C’est la musique composée par Philip Glass pour The Hours plutôt que Happy, le tube de Pharrell Williams..
Revivre un moment de bonheur, qui est passé, perdu, c’est encore du bonheur?
Oui, en voyant une photo, en expérimentant le sentiment doux-amer devant la réminiscence d’un moment de joie qui n’est plus, nous pouvons ressentir du bonheur. Car le bonheur, c’est précisément cet alliage, cette alliance entre des émotions de joie et de tristesse. C’est le principe même de la photo: quand on prend une photo, c’est comme si on savait déjà par avance que le moment est voué à disparaître. Qu’on le veuille ou non, on s’en met déjà à l’écart. Si on le vit, on ne le prend pas en photo et si on le prend en photo, on s’en extrait. Regarder la photo, c’est regarder la trace de ce passé qui n’est plus. Il y a quelque chose d’extrêmement nostalgique à regarder une photo alors même qu’on regarde un moment de joie. Mais bien qu’expérimentant la douleur du «cela n’est plus» nous ressentons tout de même la joie du «cela a été.»
Quel regard portez-vous sur les classements annuels, sous l’égide et critères de l’ONU, des pays les plus heureux du monde, que les Scandinaves ou la Suisse remportent toujours?
Le bonheur, ce n’est pas la joie, le plaisir, le contentement ou la satisfaction, ni le confort de vie, le sentiment de sécurité ou la liberté d’opinion. On peut être très satisfait, avoir un niveau de quiétude élevé, sans être heureux. Je pense le bonheur impossible à mesurer tant il est une expérience individuelle, qui peut être fluctuante. Cette force qu’il faut pour aimer la vie, un individu ne l’a pas tous les jours. Le poids du rocher est parfois trop lourd. Et puis, il y a des jours, on le porte en se disant que c’est beau de vivre, quoi qu’il en soit. Donc cela me paraît très difficile de faire entrer le bonheur dans des statistiques.
Vous vous livrez beaucoup dans votre essai. En parlant de vos élèves, de votre enfance, de vos lectures, de vous. Pourquoi?
Parce que la philosophie est une tentative de penser le réel. Il ne s’agit pas de concepts uniquement théoriques. Aussi, je les incarne dans des expériences vécues. La pensée informe ma vie et ce que je vis met à l’épreuve ma pensée. Il n’y a pas d’un côté l’étude de la philosophie et de l’autre la vie. D’un côté enseigner les auteurs et de l’autre penser le réel. Nietzsche affirmait qu’on n’écrit bien que ce que l’on écrit avec son propre sang. Je ne sais pas si mon livre est bien écrit, mais je sais qu’il l’est avec le sang. Il est fait de l’étoffe de ma vie.
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