Maltraitance des personnes âgées, un échec sociétal
Un senior de plus de 60 ans sur six est victime de maltraitance. Seule une minorité des cas est signalée. » La crise du coronavirus a douloureusement mis en lumière combien nous décidons de choses importantes à leur place. »
La maltraitance des personnes âgées comprend tous les actes conscients ou inconscients, ou l’absence d’actes, qui leur font du tort. Négligence physique ou émotionnelle, exploitation financière sont fréquents, tout comme la violation de leurs droits humains.
Énorme iceberg
Fin de l’année passée, le KCE (Centre fédéral d’Expertise des Soins de Santé) a publié un rapport avec des recommandations pour une meilleure détection et approche du phénomène. En Belgique, on déplore en effet l’absence de stratégie cohérente. Notre pays manque en outre de chiffres représentatifs. La Wallonie a rapporté 2165 signalements via Respect Seniors. Bruxelles a rapporté 147 signalements néerlandophones (2020) et 660 francophones (2019). En Flandre, on a enregistré l’an dernier 420 signalements ou demandes de conseil en matière de maltraitance des personnes âgées via les CPAS, le VLOCO (centre de soutien) et la ligne 1712 (violences et maltraitance).
Dans la plupart des cas, un traitement inapproprié n’est cependant pas intentionnel. La maltraitance volontaire est plutôt rare.
« Ces chiffres ne nous disent pas grand-chose, commente Liesbeth De Donder (VUB), professeure spécialisée en gérontologie sociale. En comparaison avec les estimations de l’OMS, on comprend qu’ils ne forment que la pointe d’un énorme iceberg invisible. C’est le cas en Flandre surtout, parce que les victimes et les intervenants ne savent pas où adresser les plaintes. » Selon elle, la crise sanitaire a augmenté le risque de maltraitance des plus âgés. Ici aussi des chiffres belges fiables font défaut. « Nous savons que d’autres formes de maltraitance – des enfants et des partenaires – ont augmenté considérablement. Nous pouvons donc supposer que la violence à l’égard des personnes âgées a augmenté aussi. »
Une étude américaine confirme cette supposition. Une enquête auprès de 900 seniors a montré que la maltraitance à domicile a augmenté de 83% depuis le début de la crise sanitaire.
Aidant proche surchargé
Quel lien établir entre coronavirus et maltraitance? « Un aidant proche surchargé peut aussi basculer », explique la spécialiste: un rapport gantois montre que deux aidants sur trois indiquent avoir senti croître la charge de soins pendant la crise sanitaire. Ils ont été obligés d’assumer davantage de tâches en raison de l’interruption partielle de l’aide professionnelle et du soutien du réseau habituel. La moitié de tous les aidants proches avouent être sous tension constante. « Dans des situations de surcharge chronique, les choses dérapent parfois. Le fils, la fille ou le partenaire de la victime n’arrive plus à assumer certaines tâches. »
« La personne âgée peut alors en souffrir, physiquement ou psychologiquement. L’aidant proche est pressé, agit peu consciencieusement, sans avoir le temps d’apporter un soutien émotionnel. La surcharge peut aussi entraîner des formes actives de maltraitance. Dans la plupart des cas, un traitement inapproprié n’est cependant pas intentionnel. La maltraitance volontaire est plutôt rare. »
À côté de cela, le confinement a plongé beaucoup de seniors dans un isolement social contraint. Là aussi se dissimule un risque accru de maltraitance. « D’une part, les figures qui peuvent apporter des soins se font plus rares, ce qui peut mener à de la négligence. D’autre part, un réseau restreint est également synonyme de moins de contrôle social. Dans ce contexte, la maltraitance ne se détecte pas facilement. »
Tabou
Selon le ministère de l’Intérieur (www.besafe.be), 71% des victimes vivent encore à domicile. Dans 65% des cas, auteur et victime sont apparentés. « Ce lien émotionnel fait en sorte qu’il est difficile d’en parler: c’est un sujet tabou, renchérit Liesbeth De Donder. Les seniors se trouvent souvent entre le marteau et l’enclume. Soit ils supportent la violence en se disant que les choses finiront par s’arranger, soit ils parlent à quelqu’un mais courent alors le risque de se retrouver en maison de repos. De plus, la maltraitance envers les seniors se manifeste généralement comme un lent processus d’estompage des normes. Au fur et à mesure que la charge de soins augmente, la pression croît aussi sur la relation entre senior et aidant proche. Ce dernier réalise parfois trop tard que la charge dépasse ses limites. En même temps, la personne âgée ne comprend pas toujours la situation. »
Les personnes âgées souffrant de problèmes physiques, psychiques ou financiers courent davantage de risque de maltraitance. Elles sont plus dépendantes et se trouvent plus souvent isolées. À l’inverse, on voit que les aidants proches deviennent vite des auteurs de maltraitance si eux-mêmes se trouvent dans une position vulnérable et doivent prester sur plusieurs plans à la fois.
Génération sandwich
Le rapport du KCE encourage les aidants proches à briser le tabou et à parler de leurs difficultés. Selon le centre d’expertise, ils méritent un meilleur soutien logistique, financier et psychologique. « Réfléchir à son propre fonctionnement et tirer la sonnette d’alarme à temps est une bonne idée, conseille Liesbeth De Donder. En même temps, nous devons oser nous demander si nous n’attendons pas trop des aidants proches. Les adultes de la génération sandwich s’occupent souvent de leurs petits-enfants, de leurs parents et exercent de surcroit un travail rémunéré. C’est lourd à porter. La violence envers les personnes âgées réside également dans nos structures sociétales et dans les choix que nous faisons. Ce que j’appelle de la maltraitance institutionnelle. »
Comment organisons-nous nos soins? Quelle place donnons-nous aux seniors dans notre société? Ce sont des questions importantes qui déterminent la manière dont nous traitons les personnes âgées. « Pendant la première vague corona, on a retiré aux seniors leur liberté de mouvement. D’un jour à l’autre, ils n’ont plus pu quitter leur chambre ou leur institution. L’isolement social qui s’en est suivi a donné lieu à une souffrance émotionnelle et psychologique. Je comprends les bonnes intentions derrière cette politique, on a voulu protéger les seniors au mieux. Mais cela a aussi mis en lumière combien ils avaient peu à dire dans des décisions qui impactaient considérablement leur vie. Peut-être certains voulaient-ils continuer à voir leur famille, malgré le risque de contagion encouru. On ne doit pas nécessairement être d’accord, mais au moins prendre ces souhaits au sérieux. Nous considérons encore trop souvent les personnes âgées comme un groupe impuissant, sans plus aucune utilité, que nous devons prendre en charge. De telles pensées nous mènent sur un terrain glissant. »
Prise de conscience
Le KCE et Liesbeth De Donder oeuvrent en faveur d’une sensibilisation du grand public et des décideurs. Un Belge sur cinq a actuellement plus de 60 ans, et le vieillissement de la population ne fera que s’accentuer. Les victimes de maltraitance sont régulièrement confrontées à des lésions physiques persistantes, mais aussi à des dépressions, des angoisses et un stress post-traumatique. Le fait que les personnes âgées sont plus vulnérables et disposent souvent de peu de réserves psychologiques augmente l’impact d’un mauvais traitement. La personne maltraitée court deux fois plus de risque de mourir prématurément.
« Investissons dans la détection précoce et une approche globale, conclut la spécialiste. D’autres pays européens le font déjà, nous le pouvons donc aussi. La Wallonie donne la direction à suivre: des permanences multidisciplinaires sont organisées par province et les soignants et les services de police sont formés à la vigilance et à la détection d’éventuels signaux d’alarme. »
Le 15 juin est la journée mondiale de lutte contre la maltraitance des personnes âgées
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici