Majorités absolues, pouvoir absolu

Ettore Rizza Journaliste au Vif/L'Express

Dans combien de villes wallonnes un seul parti règne-t-il vraiment en maître ? Près d’une sur deux, comme le montre cette carte du Vif/L’Express. Mais pas toujours avec la même longévité ni la même jalousie.

A aucun niveau de pouvoir, il n’est pas bon qu’il n’y ait pas d’alternance. Dans ma vie publique, j’ai pesté contre l’état CVP. Il est donc bon que nous allions et nous venions au pouvoir.  » Ces mots, ce sont ceux de feu Guy Spitaels lors de sa dernière grande interview, accordée en septembre 2011 au Soir.  » A aucun niveau de pouvoir  » : l’ancien président du Parti socialiste visait peut-être aussi sa bonne ville d’Ath, où il a régné pendant vingt ans. Et où le PS gouverne seul depuis trente-cinq ans.

La Cité des géants n’a rien d’un cas isolé en Wallonie. Dans le sillon industriel qui court du Borinage à Liège, certains bastions rouges tiennent depuis plus d’un siècle. Sans remonter à Mathusalem, une vingtaine de fiefs socialistes n’ont jamais connu d’alternance politique depuis la fusion des communes, en 1976. Dans quelques entités du Brabant wallon, à l’inverse, les libéraux pourraient presque se passer de faire campagne. A Lasne, le PRL devenu MR décroche une confortable majorité absolue depuis trente ans. Plus au sud, les vertes campagnes du Namurois et du Luxembourg ont longtemps constitué le terreau d’indéboulonnables maïeurs PSC, devenus CDH. Mais ce sont les listes d’intérêt local, aux couleurs pas toujours identifiables, qui comptent le plus de majorités souveraines.

Quel est le problème au fait ? Qu’un seul parti dirige la commune pendant des décennies, n’est-ce pas un gage de stabilité ? N’est-ce pas respecter le choix de l’électeur ? C’est en tout cas l’avis du bourgmestre de Seraing, la seule des neuf communes wallonnes de plus de 50 000 habitants toujours dirigée par un seul parti.  » J’entends souvent dire après des élections régionales ou fédérales : si vous vouliez que notre programme soit appliqué à 100 %, vous n’aviez qu’à nous donner la majorité absolue, souligne Alain Mathot (PS). Eh bien voilà ! Une fois qu’on l’a, que l’électeur décide de la donner à un parti, il faut l’accepter. A Seraing, nous avons ainsi pu aller au-delà des promesses électorales de 2006. « 

A 50 kilomètres de là, le bourgmestre de Hannut, Hervé Jamar, a fait le choix inverse. Malgré une majorité de 16 sièges sur 23 (62 % des suffrages), le MR a reconduit son alliance avec le CDH. S’il l’emporte le 14 octobre, il compte maintenir cette ouverture, mais peut-être avec un autre partenaire.  » J’estime qu’une majorité absolue comporte des désavantages, explique le député wallon. On ne se remet pas nécessairement en question, on peut avoir le sentiment d’avoir toujours raison tout seul. De plus, je crois qu’une forme d’apaisement est nécessaire au sein du conseil. Ce n’est pas toujours le cas lorsque l’on a trois partis d’opposition en face de soi. « 

Difficile de départager ces deux avis. A notre connaissance, aucun politologue ne s’est encore penché sur les avantages ou les effets pervers des majorités absolues à l’échelon communal. Tout au plus certaines études ont-elles abordé le sujet sous un angle précis. L’économiste de l’UCL Marcel Gérard, dans une publication récente, a ainsi relevé que les taxes communales tendent à augmenter dans les longues majorités socialistes. Ce qui ne dit rien de la qualité de la gestion locale ni des services rendus à la population en contrepartie.

Reste l’opacité qui entoure ces forteresses. Surtout dans les sous-régions où le même parti dirige plusieurs communes voisines, et possède donc une majorité écrasante dans les conseils d’administration intercommunaux. Vive les soupçons de petits arrangements entre amis, comme c’est le cas régulièrement au sein de la société de logement montoise Toit & Moi ( voir Le Vif/L’Express du 14 septembre). L’exemple extrême de Charleroi a montré que le pouvoir absolu peut corrompre absolument. Et que seule une intervention extérieure (en l’occurrence un audit de la Société wallonne du logement, l’intérêt des médias et une vaste enquête judiciaire) a pu fendre la chape de plomb qui pesait sur la métropole.

Combien sont-elles, au fait, ces majorités en béton ? Plus d’une sur deux dans l’absolu. Cette proportion n’a guère varié au cours des trois dernières décennies : depuis 1976, le phénomène a touché de 60 % à 69 % des communes wallonnes (1). Au dernier scrutin communal, 171 sur 262 (65,3 %) ont ainsi plébiscité à leur tête une formation unique. C’était aussi le cas en Flandre dans les années 1970. Depuis, la proportion au nord du pays a chuté à moins de 40 %. Bruxelles constitue quant à elle un cas particulier. Malgré huit majorités absolues, aucune des 19 communes n’est dirigée en solitaire. Même à Koekelberg, la  » liste du bourgmestre  » seule au pouvoir est en réalité constituée de cinq partis francophones et flamands.

Car majorité absolue ne signifie pas toujours parti unique. Dans plusieurs cas, l’équipe aux commandes est en réalité un cartel. Comme à Fontaine-l’Evêque, où le groupe majoritaire  » Vous !  » réunit MR, CDH et Ecolo. Ou Onhaye et sa liste unique regroupant MR et CDH, les deux seuls partis en lice. La petite commune rurale namuroise aurait pu se passer d’élection si le Code de la démocratie locale n’imposait de désigner comme bourgmestre le candidat le plus populaire. Mais peut-on parler dans ces cas-là de pouvoirs autocratiques ?

Si l’on met de côté ces alliances préélectorales, il reste, selon nos analyses, 124  » vraies  » majorités absolues. Parmi elles, 38 sont vieilles d’au moins 30 ans, soit cinq scrutins communaux. Quelques-unes ont malgré tout fait le choix de l’ouverture. On ne saurait oublier le  » Grand Accord  » scellé en 2006 entre le socialiste Michel Daerden et le MR d’Ans. Plus discret, son fils Frédéric a fait de même avec le CDH à Herstal. L’exemple venait d’en haut : en 2000, le président du PS Elio Di Rupo n’avait-il pas invité le MR dans sa majorité montoise, malgré une suprématie de 30 sièges sur 45 ? L’alliance fut reconduite lors de la mandature suivante.

Comment expliquer tant de bienveillance du vainqueur quand beaucoup d’autres se cramponnent à une frêle supériorité d’un siège ? Les accords pré ou postélectoraux, on l’a dit. Mais aussi la prévoyance. Pour le politologue Kris Deschouwer, spécialiste en alliances électorales à la VUB,  » on ajoute un partenaire, on lui abandonne quelques mandats. Mais cela peut devenir une assurance de garder le pouvoir. Si l’on perd la majorité absolue la fois suivante, on dispose d’un allié qui vous est redevable « .

Or il n’est de pouvoir si solide qui ne finisse par se fendiller. Pendant plus d’un siècle, Beyne- Heusey a constitué l’un des principaux bastions rouges en région liégeoise. Mais de 71 % après la fusion des communes, la majorité PS est descendue aujourd’hui à 56 %.  » Nous espérons la raboter encore un peu en octobre « , avance le chef de groupe CDH Jean-Louis Marneffe. A ce rythme, elle pourrait basculer aux élections de 2030. En politique aussi, la patience est une vertu.

A propos d’hommes et de pouvoir, la formation des coalitions au sein des communes belges, Fanny Wille et Kris Deschouwer, éditions ASP, 2012.

Ettore Rizza

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