MAFIAS : Comment elles détruisent la planète
Braconnage d’animaux protégés, commerce illégal du bois ou des plantes, trafic de sable ou de déchets toxiques… La criminalité environnementale ignore les frontières et ne cesse de se développer. Malgré une forte mobilisation et d’importantes opérations de police, la communauté internationale peine à lutter contre des groupes toujours mieux organisés.
« Ecomafia « . Le mot sonne comme un nom de jeu vidéo, mais il doit être pris au sérieux et ajouté au vocabulaire juridique. Car c’est bien d’écologie qu’il est question ici, et d’organisations criminelles, italiennes ou pas. Comment qualifier autrement le trafic d’espèces protégées et ces filières dont les gains se chiffrent parfois en millions d’euros ? Que dire d’autre du business des bois rares arrachés aux forêts d’Afrique ou d’Asie, ou de celui des déchets dangereux, ces produits chimiques et autres poisons enfouis dans des décharges ou transportés vers des contrées peu regardantes ? Même le sable maritime, utilisé par milliers de tonnes sur les chantiers, fait désormais l’objet d’un pillage mondial.
Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, mais ils n’ont jamais menacé à ce point la planète. Le juriste français Laurent Neyret, auteur d’un rapport sur le sujet remis en début d’année, y voit une explication très simple : » Les profits engendrés par les crimes environnementaux sont très élevés en comparaison de la faiblesse des poursuites et des sanctions applicables en la matière. » A lui seul, le commerce illicite d’espèces sauvages dégagerait un chiffre d’affaires annuel estimé à 17 milliards d’euros, ce qui en fait le quatrième trafic du monde après ceux de la drogue, des produits contrefaits et des êtres humains. Selon le Fonds mondial pour la nature (WWF), 440 000 tonnes de plantes médicinales et 100 millions de tonnes de poissons en font les frais chaque année. Un marché dopé par l’essor économique de certains pays d’Asie, la Chine en tête, où la demande des consommateurs ne cesse d’augmenter.
Parler de » mafias » n’a rien d’excessif. Les services spécialisés de 62 pays le savent, eux qui ont lancé au printemps une opération baptisée » Cobra III « , au cours de laquelle ils ont confisqué 12 tonnes d’ivoire d’éléphant et 119 cornes de rhinocéros. A cette occasion, les douanes thaïlandaises ont saisi 4 tonnes d’ivoire dissimulées dans des conteneurs en provenance de la République démocratique du Congo (RDC) et en partance pour le Laos, puis 511 défenses cachées dans des sacs de thé arrivés du Kenya et destinés, eux aussi, au Laos. Sous la houlette d’Europol, l’Office européen de police, 25 pays du Vieux Continent ont pris part à l’offensive, récupérant au passage 139 kilos de corail, 10 000 hippocampes séchés, 1 230 tortues vivantes, 92 kilos d’ivoire, 5 cornes de rhinocéros, et 5 tonnes de bois. Au total, 300 trafiquants ont été arrêtés.
Interpol, organisation de coopération policière à l’échelle planétaire, n’est pas en reste. Ses fichiers proposent une saisissante galerie de portraits : des suspects aux CV de caïds, traqués dans le cadre d’une autre opération, » Infra-Terra « , mise en route en octobre 2014. A l’époque, 139 délinquants, recherchés dans 36 pays, sont visés. Un appel est lancé pour les localiser. » Si vous disposez d’informations concernant ces personnes, prière d’envoyer un courriel à notre unité de soutien aux enquêtes sur les malfaiteurs en fuite « , prévient le site d’Interpol. Dans le lot, neuf cibles prioritaires (voir ci-contre), soupçonnées de crimes graves contre la faune ou la flore. Depuis, plusieurs noms ont été rayés de la liste, dont ceux de deux boss supposés de l’ivoire : le Zambien Ben Simasiku et le Kényan Feisal Mohamed Ali. Citons aussi l’arrestation en Malaisie d’un trentenaire népalais, Rajkumar Praja. Condamné dans son pays à quinze ans de prison, il était en cavale depuis deux ans. Sa spécialité : la corne de rhinocéros, dont la poudre est si prisée en Asie que son prix dépasse celui de l’or.
La difficulté principale ? Remonter jusqu’aux donneurs d’ordres
Le trafic d’animaux a longtemps été traité avec dédain, jusque dans les rangs judiciaires. On y voyait une simple magouille de touriste prêt à glisser une tortue dans son sac à dos. Ces pratiques-là persistent, mais d’autres filières s’activent, plus professionnelles. Aux Etats-Unis, les autorités ont déclenché, dès 2011, une opération d’infiltration des réseaux de trafiquants de cornes de rhinocéros et d’ivoire d’éléphant (30 arrestations, 20 condamnations). A leur actif, notamment, l’interpellation de deux commerçants de Los Angeles dont le magasin renfermait des dizaines de cornes, des diamants, de l’argent liquide… Montant total de leurs exportations vers l’Asie du Sud-Est sur la période 2009-2012 : 2,2 millions d’euros.
En Amérique du Sud, les techniques des passeurs d’oiseaux n’ont rien à envier à celles des » mules » de la cocaïne. En avion, ils portent autour du torse une gaine sur laquelle sont fixés de minirécipients, tels des boîtiers pour pellicules photo, où sont rangés les oeufs. S’ils convoient des animaux vivants, ils remplacent les boîtes par des alvéoles confectionnées avec des bas de Nylon. » Ils peuvent transporter jusqu’à 40 petits volatiles, en leur nouant le bec « , précise un enquêteur. La principale difficulté, pour ceux qui les traquent, est de remonter aux donneurs d’ordres. Du braconnier au revendeur, les intermédiaires peuvent être multiples et sont aussi prudents que des narcos mexicains. Ils savent jouer sur tous les leviers, de la menace à la corruption, et se moquent que certaines espèces puissent transmettre des maladies à l’homme ou aux animaux d’élevage.
Plusieurs pays, un temps accusés de passivité ou de complaisance, ont pris la mesure du danger et se mobilisent, comme le Kenya, la Tanzanie ou l’Ouganda. Même la Chine et la Thaïlande, pays » importateurs « , durcissent le ton. » Des efforts importants sont en cours, admet Stéphane Ringuet, responsable du programme « Commerce des espèces sauvages » au sein de WWF France, mais il faut intensifier la lutte contre les gros bonnets et agir auprès des consommateurs, en particulier en Asie, pour tenter de changer les comportements. » De la même façon, l’Agence française de développement (AFD), une institution financière publique, mène des actions de sensibilisation et d’aide auprès des populations rurales susceptibles de servir de petites mains aux maîtres du trafic.
Les zones de guerre africaines, terrains de chasse pour les trafiquants
Ces bonnes volontés se heurtent à la fois aux limites du droit international et aux réalités géopolitiques. Ainsi, en Afrique, les zones de guerre sont autant de terrains de chasse pour les trafiquants. Dès 2013, les signataires de la déclaration de Marrakech, un plan d’action en dix points, s’en inquiétaient. » Il ne s’agit plus d’un simple phénomène local, écrivaient-ils. Des réseaux criminels internationaux contrôlent ce trafic et les bénéfices servent parfois à acheter des armes et à financer des conflits civils ou le terrorisme. » Une allusion, notamment, aux islamistes chebab somaliens et à l’Armée de résistance du Seigneur en Ouganda.
Les obstacles sont également nombreux sur un autre front de la criminalité environnementale : le trafic de déchets toxiques. Là aussi, la menace est planétaire. Ainsi, des millions de tonnes de déchets électriques et électroniques – dont la convention de Bâle (1992) interdit le transport – sont discrètement convoyés chaque année vers la Chine. Une fois sur place, ils sont en partie recyclés, en partie détruits, au mépris de toutes les règles sanitaires. Au passage, divers intermédiaires raflent le jackpot.
La police italienne connaît bien ces pratiques consistant à se débarrasser à bas coût des détritus toxiques. La mafia napolitaine, la Camorra, s’est longtemps fait une spécialité de leur évacuation vers des décharges sauvages ou de lointains dépotoirs. Mais les experts que Le Vif/L’Express a interrogés sur place sont formels : l’Italie n’a pas le monopole de ces pratiques. Ainsi, l’ONG locale Legambiente assure que le port européen d’où partent le plus de déchets interdits est non pas italien, mais néerlandais (Rotterdam). » Les enquêtes judiciaires prouvent que c’est un problème mondial, confirme le général Sergio Costa, spécialiste de ces questions à Naples. Je songe à la Corne de l’Afrique, à la Chine, aux Balkans, aux décharges douteuses de Roumanie ou d’Ukraine. Il faudrait uniformiser le droit international. Regardez au niveau européen : nous n’avons pas tous la même définition du crime organisé ! Or c’est essentiel.
Ce retard empêcherait les autorités de nombreux pays de voir une réalité inquiétante : des filières sophistiquées, complexes, brouilleuses de pistes, capables de jongler avec les permis, les frontières, les virements. » Pensez-vous qu’à l’heure où il suffit d’un clic pour transférer des millions d’euros, l’argent sale gagné en Italie est réinvesti seulement ici ? C’est ridicule. La dernière génération de mafieux est présente dans l’économie légale. » Dans son rapport annuel, publié le 30 juin, Legambiente souligne également cette capacité des clans à s’immiscer partout. Pour cette ONG dont les travaux font référence, ils sont » toujours plus internationaux et modernes, opérationnels sur tous les fronts « , bref ce sont désormais des » professionnels de l’écomafia « .
Des écocrimes à l’écocide, sous la direction de Laurent Neyret, éd. Bruylant, 482 p.
Par Philippe Broussard et Anne Vidalie
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