Mafia capitale

Rome, ville pourrie ? C’est ce qu’entend démontrer un maxi-procès. Dans le box des accusés, une quarantaine de prévenus, dont la plus fine fleur de la ville : politiciens corrompus, fonctionnaires marron, entrepreneurs avides, hommes de main brutaux. Et surtout, un ancien fasciste et un ex-détenu modèle, unis pour le pire.

Le 5 novembre s’est ouvert à Rome le maxi-procès  » Mafia Capitale « . Celui de 46 personnes qui se seraient littéralement partagé Rome. En guise de gâteau : les marchés publics, le ramassage des ordures, la gestion des espaces verts, l’accueil des populations immigrées. Au moment de son intervention, il y a un an, la brigade financière a saisi l’équivalent de 300 millions d’euros. Les 2 000 pages du dossier d’instruction ont permis de mettre en lumière un monde que tous, dans la Ville éternelle, croyaient réservé à la Sicile du Parrain ou au Naples de Gomorra. Avec des  » bras droits « , des  » têtes de pont  » et des  » exécutants « , sous les ordres d’un même  » capo « , un chef tout-puissant aussi craint qu’admiré : Massimo Carminati, 57 ans, dit  » le Borgne  » ou  » le Pirate « . Un personnage de film lui aussi, et même un vrai : il était  » Il Nero « ,  » Le Noir « , dans Romanzo Criminale, le thriller de Giancarlo De Cataldo, devenu film puis série télévisée.

 » Descends de cette putain de voiture ! Descends de cette putain de voiture !  » La course du Noir s’est définitivement arrêtée le 2 décembre 2014, sur une petite route de Sacrofano, un village au nord de Rome. Pistolet mitrailleur au poing, un homme du groupement d’intervention des carabiniers italiens s’avance au-devant d’une Smart grise. Carminati est au volant, son fils sur le siège passager. Cerné, il lève les bras, se rend. De son avocat, il exigera deux choses. L’intégralité du dossier d’instruction – qu’il lit d’une traite – et un exemplaire de Crime et châtiment de Dostoïevski, son roman préféré. Massimo Carminati est plus qu’une belle prise pour la police italienne. C’est une légende, le concentré d’un demi-siècle de l’histoire du pays, où se mêlent le néofascisme et les Brigades rouges des années de plomb, la célèbre Banda della Magliana, la bande de gangsters dont Romanzo Criminale raconte l’histoire, les services secrets et les hold-up les plus éclatants.  » Le dernier roi de Rome « , résume un ancien compagnon de lutte.

Son histoire commence à la fin des années 1970, à Rome, où il arrive gamin avec sa famille en provenance de Milan. A l’adolescence, Carminati embrasse la cause fasciste. Il commence par militer au sein du Mouvement social italien (MSI) puis rejoint les Noyaux armés révolutionnaires (NAR). Entre 1977 et 1985, ce groupuscule commet 121 attentats, causant 17 morts et 88 blessés. En novembre 1979, afin de financer leurs actions, les NAR braquent une banque en banlieue sud de la ville. Carminati rencontre alors un autre monde : celui du banditisme, représenté par la Banda della Magliana. Une entente mutuelle se crée. Massimo Carminati a besoin de la Banda pour trouver des armes, la Banda ne dit jamais non aux services d’un professionnel du hold-up.

Mais le 2 août 1980, une bombe explose à la gare de Bologne. L’attentat, qui fait 85 morts, est resté dans l’histoire comme l’épisode le plus sanglant des années de plomb. La magistrature émet un mandat d’arrêt visant plusieurs jeunes extrémistes de la mouvance fasciste. Parmi eux, Massimo Carminati. Il tente de fuir en Suisse. Peine perdue.  » Il a été dénoncé, selon Me Bruno Naso. Au niveau de Varese, les Renseignements généraux lui tendent un guet-apens et lui tirent dessus à bout portant en simulant une fusillade alors que Carminati n’est armé que d’un faux permis de conduire.  » Par miracle, il survit mais perd l’usage de son oeil gauche.  » Le Noir  » devient  » le Borgne « , ou  » l’Immortel « .

L’alliance avec l’icône de la gauche

A sa sortie de prison, il décide de travailler à son propre compte. C’est le début de deux décennies de banditisme pur et dur, qui le renverront à plusieurs reprises derrière les barreaux. C’est là, au début des années 1980, qu’il rencontre Salvatore Buzzi, qui a pris 30 ans pour avoir poignardé un homme de 34 coups de couteau. Buzzi devient vite une icône de la gauche, symbole à la fois de réinsertion et de conscience sociale. Premier détenu de l’histoire italienne à obtenir une licence de lettres et de philosophie derrière les barreaux, Il fait jouer Antigone de Sophocle en prison, invite des membres de la société civile entre les murs. La presse salue le condamné modèle. Tant et si bien qu’en 1990, il bénéficie déjà d’un régime de semi-liberté. En 1994, une grâce présidentielle lui donne l’absolution définitive.

A cette époque, Buzzi a déjà créé sa grande oeuvre sociale : la coopérative du 29 juin, qui vise à donner du travail aux ex-détenus, toxicomanes, handicapés, sans domicile fixe, immigrés et autres exclus du système. En plus d’être vertueuses, les affaires marchent bien. Entre 1993 et 2001, alors que le fauteuil de maire est occupé par Francesco Rutelli (centre-gauche), la coopérative du 29 juin remporte 11 marchés publics, pour une valeur de 500 000 euros. Entre 2001 et 2008, sous la mandature de Walter Veltroni (centre-gauche), le chiffre passe à 65 marchés publics et 3,5 millions d’euros. Sous Gianni Alemanno (droite), entre 2008 et 2013, la coopérative décroche 100 marchés, d’une valeur de plus de 8 millions d’euros. Au moment de l’arrestation de Buzzi, sa structure employait 1 200 personnes, pour un chiffre d’affaires annuel de 60 millions d’euros.

Mais en 2012, Salvatore Buzzi a un problème : il n’arrive pas à se faire régler une facture de plusieurs centaines de milliers d’euros de la part de l’EUR SpA, l’entreprise publique qui gère ce quartier de Rome. Il s’en ouvre à Carminati. Lequel se propose de résoudre l’affaire : l’administrateur délégué de l’EUR SpA n’est autre que Riccardo Mancini, un ancien fasciste, comme lui.  » On va le faire crier comme une oie qu’on égorge « , promet le Borgne. C’est le début d’un mariage aussi contre-nature sur le plan idéologique que logique du point de vue économique. En Carminati, Buzzi voit l’homme capable d’augmenter encore son chiffre d’affaires. En Buzzi, il perçoit l’occasion de diversifier ses activités de banditisme traditionnel en s’ouvrant aux spécialités de la coopérative du 29 juin : espaces verts, ramassage des déchets, gestion des centres d’accueil pour immigrés. Le rouge et le noir, unis pour l’argent et le pouvoir, sur le dos de la misère sociale. L’acte de naissance de Mafia Capitale.

 » Personne ne peut plus me toucher, pas même Jésus-Christ  »

A Buzzi la charge de décrocher les affaires, à Carminati le reste. Le meilleur point d’appui de Salvatore Buzzi, c’est Luca Odevaine. Cet ancien chef de cabinet de Walter Veltroni est passé au ministère de l’Intérieur, où il s’occupe des demandeurs d’asile. Buzzi lui verse 5 000 euros par mois. En échange, Odevaine doit faire en sorte que la coopérative de son ami récupère la gestion des structures d’accueil proposées aux nouveaux arrivants dans la région de Rome. Le jeu en vaut la chandelle, comme l’explique Buzzi à un ami :  » Tu sais combien je me fais sur les immigrés ? Laisse-moi te dire que le trafic de drogue rapporte moins. « Mais il n’y a pas qu’Odevaine dont il faut graisser la patte. Lors de leur opération, les carabiniers mettront la main sur un carnet de la coopérative dans lequel tout était consigné. Des pages et des pages de chiffres, de sigles, de noms. La structure de Buzzi versait 15 000 euros par mois à tel ponte du ramassage des ordures, 5 000 euros à tel responsable politique, 1 000 au secrétariat de tel autre responsable, 1 000 autres à tel maire d’une ville de banlieue… Lors d’une autre perquisition chez un fonctionnaire, les policiers trouveront 567 000 euros en liquide. Cachés dans des enveloppes siglées  » Ville de Rome « .

Carminati, lui, s’active sur  » le reste « . S’il faut trouver un terrain pour y installer un camp de Roms, il le trouve. S’il faut gérer des fournisseurs, des entrepreneurs, il les gère. S’il faut débloquer des situations, il les débloque. Et s’il faut mettre des coups de pression, il les met. Pour faire peur, il peut compter sur des hommes de main rompus à l’exercice. Le dossier d’instruction regorge de pressions en tous genres adressées par ces personnages à ceux qui les gênent : côtes cassées, menaces de  » venir te tuer demain à 10 h du matin « …

Pourtant, Carminati ne se réduit pas à cela. Illustration : la manière dont il gère le cas Cristiano Guarnera, entrepreneur engagé sur une affaire de construction d’un immeuble de 90 appartements. Menacé par un groupe de Monténégrins, Guarnera file voir Carminati pour lui demander sa protection en échange d’un peu d’argent. A la place, le Borgne propose un package qui permettrait de mettre à disposition de Guarnera un service total : des gens pour calmer les Monténégrins, d’autres pour obtenir les permis de construire, d’autres encore pour effectuer les travaux. Evidemment, ce n’est pas gratuit. Mais ça ravit Guarnera : si ça peut lui permettre de gagner plus, il peut bien verser plus. Un jour de mai 2013, l’entrepreneur raconte sa nouvelle vie à l’un de ses amis.  » Carminati a réussi à faire en trois jours ce que je n’avais pas réussi à faire en deux ans. Ici à Rome, je suis devenu intouchable. Personne ne peut plus me toucher, pas même Jésus-Christ.  »

Massimo Carminati réussit à se rendre indispensable. Il est l’homme par qui tout transite. Celui qui a inventé un monde dans lequel le bas et le haut de la société peuvent enfin dialoguer grâce à lui. Un trait d’union entre des univers en apparence inconciliables, ceux du crime, de la finance et de la politique. Qui permet à Salvatore Buzzi d’envoyer ce sms à tout son répertoire pour fêter la nouvelle année 2013 :  » Que ce soit une année pleine d’ordures, de réfugiés, de migrants, pluvieuse pour que l’herbe à tailler pousse, et si possible avec quelques tempêtes de neige. Et vive la coopération sociale !  »

Ça aurait pu continuer longtemps, sans Giuseppe Pignatone. Avant de poser le pied à Rome, il avait servi en Calabre et en Sicile, où il avait arrêté les plus grands chefs mafieux. En mars 2012, le procureur arrive dans la capitale avec sa garde rapprochée. Pour travailler avec leur méthodologie habituelle : réunir plusieurs dossiers en cours en une seule grande enquête, afin de voir s’ils se répondent. Ils détaillent les appels d’offres, épluchent les comptabilités, jusqu’à ce que : bingo ! Les enquêteurs mettent au jour la ligne qui va de Luca Odevaine à Buzzi, de Buzzi à Carminati, et de Carminati à tout le monde. Quand les arrestations tombent en décembre 2014, l’onde de choc est terrible.

Aussi terrible que le mal est profond, comme explique Alfonso Sabella, ancien membre du pool antimafia de Palerme et nouvel assesseur à la légalité de la capitale italienne :  » Le problème principal à Rome comme en Italie n’est pas la mafia mais la corruption. En Italie, corrompre et se faire corrompre est avantageux. Je prends un exemple : je dois refaire une route et mettre dix centimètres d’asphalte. J’en mets deux, je paie un pot-de-vin au contrôleur des travaux en lui faisant vérifier le seul endroit où j’ai mis dix centimètres. Ça me coûte moins et le directeur des travaux est content, parce qu’il touche plein de petits pots-de-vin de plein d’endroits différents, et ramène de l’argent à la maison. C’est cette corruption qui crée le terreau propice aux mafias. Car la mafia est comme l’eau : elle occupe tout l’espace que tu lui laisses. Si tu ne mets pas les digues, si tu ne blindes pas, elle entre.  »

Par Lucas Duvernet-Coppola et Stéphane Régy/Society

C’est une légende, le concentré d’un demi-siècle de l’histoire italienne

Carminati réussit à se rendre indispensable. Il est l’homme par qui tout transite.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire