L’OSCAR ET LA MANIÈRE

Le Discours d’un roi, Black Swan et True Grit sortent sur les écrans français auréolés d’un nombre impressionnant de nominations à la prochaine grand-messe de Hollywood. Le résultat d’une âpre bataille menée par une industrie qui met tout en ouvre pour décrocher les mythiques statuettes.

Chaque année, au début du mois de septembre, commence le plus long voyage de l’industrie cinématographique américaine. Des studios hollywoodiens aux sociétés de production indépendantes de la côte est des Etats-Unis, cette ascension du Golgotha est appelée, avec un mélange d’anxiété et d’excitation  » The Season  » (la Saison). Pendant six mois, distributeurs et producteurs vont consacrer le plus clair de leur temps à une impitoyable campagne de communication afin de décrocher le Graal : une ou plusieurs petites statuettes jaunes, décernées au sortir de l’hiver. En l’occurrence, à la 83e cérémonie des Oscars, qui se déroulera le 27 février avec, dans le rôle de favoris, Le Discours d’un roi, de Tom Hooper, et True Grit, des frères Coen (respectivement 12 et 10 nominations), suivis de près par The Social Network, de David Fincher, et Inception, de Christopher Nolan (8 nominations chacun).

Des enjeux économiques

Pour les Césars, dont la 36e édition se déroulera le 25 février, les nommés se contentent d’attendre que l’on vote pour eux, merci tout le monde, et à l’année prochaine. Mais, aux Etats-Unis, les enjeux économiques et artistiques sont autrement plus importants. Le vainqueur d’un Oscar bénéficie automatiquement d’une renommée internationale, quand le film récompensé voit, lui, sa carrière nationale relancée ou promise, à l’étranger, aux sommets du box-office. Cela semble une évidence, mais il est nécessaire de le rappeler pour mieux appréhender la détermination des candidats à gagner.  » Il faut dire ouvertement « Je veux un Oscar », expliquait Marion Cotillard, après avoir reçu le sien, en 2008, pour La Môme. Et quand on vous demande pourquoi, il faut répondre sans aucune gêne : « Parce que j’ai bossé. » On vous encourage à assumer votre travail. « 

C’est, en ce moment, la dernière ligne droite. Jusqu’au 22 février, date de clôture des votes, les candidats vont se lancer dans un sprint final. Soirées, rencontres, déjeuners, interviews, sourires et bonne figure. Suite logique d’un marathon qui se court en plusieurs étapes et selon des règles bien établies.

Le coup d’envoi est donc donné en septembre, du côté de Venise (Italie), de Toronto (Canada) et de Telluride (Colorado, Etats-Unis), dont les festivals respectifs et respectables apportent aux films indépendants qui y sont présentés et appréciés une belle crédibilité. Cela a été le cas pour Black Swan, de Darren Aronofsky, et pour Le Discours d’un roi, £uvres susceptibles de caresser les 5 755 membres de l’Académie dans le sens du vote. Car, oui, il y a des films  » calibrés Oscar  » :  » S’il y a un message humaniste, une performance d’acteur ou du romantisme à tous crins, la bataille est plus facile à mener « , confie un distributeur en lice.

La compétence du publicitaire

A travers les affres d’une jeune danseuse qui devient femme, Black Swan table sur la prestation de Natalie Portman – elle s’est entraînée aux pointes pendant un an, ce qui est excellent pour la victoire finale – et sur le romantisme du sujet – une danseuse hantée par sa force obscure au moment d’interpréter Le Lac des cygnes. Le Discours d’un roi, lui, tente de faire carton plein en racontant le combat mené par George VI, activement aidé par sa femme, pour vaincre son bégaiement avant de soutenir ses ouailles anglaises au moment de l’entrée en guerre contre l’Allemagne nazie. Emouvante et galvanisante, cette histoire authentique et méconnue a remporté le prix du public à Telluride, tandis que Black Swan s’offrait une belle couverture médiatique en faisant l’ouverture de la Mostra de Venise. Dans les deux cas, l’accueil fut chaleureux et encouragea leurs distributeurs à les choisir comme fers de lance de leur Season Award.

On compare souvent cette croisade pour les Oscars à une campagne politique. A raison. Le secret de la victoire ne réside pas forcément dans la qualité du film, mais dans la compétence du publicitaire chargé de communiquer sur l’£uvre et ses acteurs. Ces cadors des relations publiques ont un carnet d’adresses plus lourd qu’un char d’assaut et font la gloire des artistes à coups de déjeuners et de dîners avec les huiles les plus influentes de l’industrie. Parmi ces indispensables attachés de presse, on trouve Ronni Chasen, à qui Michael Douglas ou Jeff Bridges reconnaissent volontiers devoir leurs Oscars (le premier pour Wall Street, en 1988, le second pour Crazy Heart, en 2010). Fait divers sordide : le 16 novembre 2010, Ronni Chasen était assassinée à 64 ans de cinq balles alors qu’elle rentrait, ironie cruelle de l’histoire, d’une avant-première de Burlesque, qu’elle soutenait activement pour les Golden Globes, marchepied pour les nominations aux Oscars. Le meurtre a été commis par un repris de justice qui s’est suicidé avant d’être arrêté. Ceci pour couper court à tout fantasme paranoïaque. On ne tue pas (encore) pour recevoir la fameuse statuette.

Car Ronni Chasen, forte de quarante ans de métier et d’une centaine de films (dont, récemment, Slumdog Millionaire, de Danny Boyle, et Démineurs, de Kathryn Bigelow, respectivement 8 et 6 Oscars), garantissait, quasi à coup sûr, la victoire. Cette année, elle s’occupait, entre autres £uvres, de Black Swan et de The Social Network.  » Elle possédait un flair incroyable et savait choisir les bons clients, raconte une de ses amies. Du coup, quand elle créait un événement pour promouvoir un film ou un artiste, toute la profession se déplaçait. Il y a d’autres attachés de presse importants, mais la disparition de Ronni a secoué toute l’industrie et laisse un grand vide. « 

On s’attend donc à un vibrant hommage lors de la cérémonie. Mais, d’ici là, selon la formule consacrée, le spectacle continue. Comprendre : la bataille. Depuis novembre 2010, les journaux professionnels comme Variety ou The Hollywood Reporter débordent de publicités en faveur de certains prétendants. Le Los Angeles Times se fend même chaque semaine d’un supplément entièrement dévolu à la course aux Oscars, revenant sur les différents prix décernés ici ou là et qui sont autant d’étapes obligatoires. Des récompenses décernées par une pléthore de syndicats de critique américains, de Las Vegas à Austin, en passant par l’Ohio et New York. Et, chaque fois, il est de bon ton, voire obligatoire, que les comédiens, gagnants ou perdants, se déplacent en personne pour aller parler à des gens qui eux-mêmes parleront à des gens qui eux-mêmesà

Le contre-pouvoir hollywoodien

Ce modus operandi, on le doit à Bob et Harvey Weinstein, producteurs inspirés qui ont découvert, entre autres réalisateurs, Steven Soderbergh et Quentin Tarantino. Figures indépendantes des années 1980, ils se sont érigés en parangons du contre-pouvoir hollywoodien.  » Il y a vingt ans, les studios gagnaient systé-matiquement tous les Oscars, explique Harvey Weinstein. MGM votait pour ses films, Columbia pour les siens, etc. Et personne ne votait pour les indépendants. On a changé la donne en prouvant qu’un film d’auteur pouvait aussi avoir du succès, et bénéficier d’une renommée internationale.  » Les Weinstein vont ainsi se mettre en huit pour soigner et promouvoir Le Patient anglais ou, pour l’heure, Le Discours d’un roi. Leur pugnacité a contaminé toute l’industrie, obligée de mettre les bouchées doubles pour ne pas être en reste.

On souhaite, on ne quémande pas

Exemple : le studio Warner, qui, en décembre 2010, organisa pour Inception une soirée dans une villa spectaculaire de Hollywood, où toute la presse, invitée, put papoter autour d’un verre avec Leonardo DiCaprio, sommé de venir. Las ! si le film est nommé, l’acteur ne l’est pas – et on le regrette, si l’on peut se permettre. Autre exemple : les productions Walt Disney, qui se sont fendues d’une gigantesque et amusante campagne d’affichage pour Toy Story 3, caressant le rêve de décrocher l’Oscar du meilleur film, ce que n’a jamais obtenu un long-métrage d’animation (voir la photo).

En déterrant la hache de guerre, les Weinstein ont créé une émulation dont ils sont les premiers friands. A tel point que l’intelligentsia ironise volontiers sur leur soif de reconnaissance.  » Parce que nos films gagnent souvent, on nous dit obsédés par les Oscars, explique, agacé, Harvey Weinstein. Que dire de la Palme d’or, alors ? On en a gagné plusieurs, mais, à Cannes, toute campagne est inutile, puisque c’est un jury qui vote. Nos films sont bons, voilà tout. « 

Il ne faut pas le chatouiller là-dessus, Harvey. De même que l’Académie des Oscars n’aime pas qu’on froisse le protocole pour obtenir une nomination à tout prix. Clamer haut et fort qu’on veut une statuette, d’accord. Adresser une lettre personnelle aux votants pour les convaincre, pas d’accord. Chris Sparling, scénariste de Buried, de Rodrigo Cortez, en a fait les frais.  » Si Buried n’est pas votre premier choix (ni le second, ni le troisième), prenez-le comme quatrième ou cinquième « , supplie-t-il dans son courrier. Moralité : Buried, huis clos étouffant et brillant, est totalement absent des nominations. Les Oscars, fidèles à l’état d’esprit américain, ne souffrent pas la faiblesse. On souhaite, on ne quémande pas. Et on se bat selon les conventions de l’Académie, dont la règle d’or n’est pas que le meilleur film gagne, mais, plus précisément, que le meilleur communicant gagne. En 1999, Shakespeare in Love, de John Madden, produit par les frères Weinstein (toujours eux), remporta le titre devant, notamment, La Ligne rouge, de Terrence Malick. Avec le temps, l’histoire du cinéma, elle, a tranchéà

True Grit, des frères Coen. Sortie en Belgique le 16 février.Le Discours d’un roi, de Tom Hooper. Sortie le 23 février.

Black Swan, de Darren Aronofsky. Sortie le 2 mars.

CHRISTOPHE CARRIÈRE, AVEC DENIS ROSSANO

ON COMPARE SOUVENT CETTE CROISADE À UNE CAMPAGNE POLITIQUE

LA RÈGLE D’OR : QUE LE MEILLEUR COMMUNICANT GAGNE

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire