L’omniprésent Lassaad Ben Yaghlane
Proche d’Ennahda, les Frères musulmans tunisiens, l’homme d’affaires belgo-tunisien suscite beaucoup de fantasmes. Notamment sur l’origine de ses fonds.
Lassaad Ben Yaghlane, 50 ans cette année, a bâti un empire bruxellois dans la distribution, la restauration et les services dédiés à la communauté musulmane. Il est arrivé de Tunisie en 1987 avec un visa d’étudiant, mais n’a commencé son ascension économique qu’à partir de 1999 (lire l’encadré page 51). Il provient d’une famille bourgeoise plutôt conservatrice. Sa soeur, Boutheina Ben Yaghlane Ben Slimane (Ennahda, Frères musulmans), vient d’être désignée secrétaire d’Etat auprès du ministre des Finances du gouvernement d’Habib Essid. Depuis que les Frères ont été intégrés dans le jeu démocratique de plusieurs pays arabes (Tunisie, Maroc, Egypte avant la destitution du président Morsi), leurs émules s’affichent sans complexe à Bruxelles. Le discret Lassaad Ben Yaghlane apparaît de plus en plus comme l’un de leurs piliers.
En 2013, il a racheté la Radio Al Manar (Bruxelles 106.8) à son fondateur, Ahmed Bouda, qualifié de » nationaliste arabe progressiste » par ses pairs et président du PS de Koekelberg. On parle d’une transaction portant sur une somme comprise entre 330 000 et 600 000 euros. Présidé par Dominique Vosters (PS), le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a accepté le changement de propriétaire, puis de nom (Arabel), dans la mesure où le cahier des charges relatif à la programmation était respecté : productions propres, quota de musique en français, dérogation pour 30 % d’émissions en arabe, etc. L’avenir dira si cette autorisation (qui court jusqu’en 2017) était raisonnable car, de radio communautaire étiquetée PS, Arabel a pris un tour plus communautariste.
Tropisme palestinien
Le 24 avril 2014, le CSA a adressé un avertissement aux responsables de la radio pour un dérapage commis le 18 novembre 2013 par une animatrice de l’émission Zone libre, licenciée deux jours plus tard. Elle avait plaisanté sur la prétendue judéité de son coanimateur et lancé : » Vive la Palestine, mort à Israël « . Le CSA a fait crédit à Arabel de sa » volonté de repartir sur de bonnes bases et de faire de son service un média pluraliste et ouvert « . Mais, en octobre 2014, lors des élections législatives tunisiennes, auxquelles les Belgo-Tunisiens pouvaient participer, Arabel n’a diffusé que des pubs électorales en faveur d’Ennahda. La » sauce » a été rattrapée par des plateaux d’information plus équilibrés.
D’une façon générale, la pression religieuse s’accentue au sein de la radio. Il est arrivé qu’un membre du personnel invite ses collègues à faire la prière en groupe, à côté de l’accueil, alors qu’il existe un local destiné à cet effet plus discret. Des animateurs commencent et terminent leur émission par des invocations divines, en dehors des tranches horaires dédiées à la religion musulmane. Arabel vient, en outre, de se doter de deux conseillers éditoriaux connotés, Mohamed Boulif, ancien président de l’Exécutif des musulmans de Belgique, et Fatima Zibouh, présidente de l’asbl EmBeM, un lobby musulman soutenu par l’ambassade américaine (lire page 49).
Arabel se signale également par un fort tropisme palestinien, tendance Hamas. Lors du ramadan de juillet 2014, un Radiothon Help Gaza a été lancé par l’humoriste bruxellois Zaki Chairi, animateur de scouts musulmans, membre fondateur d’EmBeM et auteur d’un clip tournant en dérision la déradicalisation. Les 200 000 euros recueillis en un week-end, pendant l’opération Bordure protectrice (intervention israélienne à Gaza), ont été dévolus à Islamic Relief Belgique (une ONG qui n’est pas reconnue par la direction générale de la Coopération au développement ni par le Centre national de coopération au développement-CNCD) et à l’asbl Aksahum Humanitaire. Sous le nom d’Al Aqsa Humanitaire, cette fondation a été dissoute aux Pays-Bas et en Allemagne pour avoir financé le terrorisme du Hamas. Ces deux asbl sont répertoriées comme faisant partie de l’infrastructure des Frères musulmans en Europe.
Le 3 février dernier, un citoyen a interpellé le CSA sur la légalité de la collecte de juillet 2014. Sa plainte a été classée sans suite car relevant d’un » domaine pénal » pour lequel le CSA n’est pas compétent. L’autorité administrative a néanmoins signalé les faits au parquet de Bruxelles.
Lieux de rencontre coranique
Là ne s’arrête pas la fringale de Ben Yaghlane. En 2014, il a racheté Le Claridge, célèbre salle Art déco de la chaussée de Louvain, haut lieu des nuits bruxelloises. Aujourd’hui, c’est un endroit plus austère, équipé pour les séminaires, congrès ou banquets, où des récitations coraniques se glissent entre des événements plus profanes. Le samedi 7 février, c’est Abdelfattah Mourou, vice-président du Parlement tunisien et cofondateur du parti Ennahda, qui était l’invité surprise. Il a psalmodié le Coran, en compagnie d’autres cheiks et prédicateurs, dont Yacob Mahi, professeur de religion controversé de l’athénée Leonardo Da Vinci (Anderlecht) et les influents cousins Toujgani : Tahar (président du Conseil européen des oulémas marocains, imam à Anvers) et Mohamed (président du Conseil des imams de Belgique, mosquée Khalil de Molenbeek). Les Toujgani sont proches du Parti de la justice et du développement (Frères musulmans), dont est issu le Premier ministre marocain Abdelilah Benkirane. Il s’agissait de la première rencontre coranique organisée par l’Institut Ibn El Jazari des Sciences du Coran, qui a son siège au 47, boulevard Poincaré, à Anderlecht.
Précisément, c’est à cette adresse, près de la gare du Midi, que » Ben » a loué deux plateaux qui se présentent à l’extérieur comme l’Espace Poincaré mais dont le nom à usage interne est Dar Al Quran (Maison de l’Islam). Tout un symbole. Dirigé par Hajib El Hajjaji, l’Espace Poincaré a offert son décor vert pomme à la présentation du texte » Convergences musulmanes » de l’EmBeM et, le 3 mars, à une rencontre inter-religieuse, en guise d’ouverture aux autres.
Mises en réseau par les personnes ou les moyens matériels, les diverses entreprises de Ben Yaghlane se renforcent l’une l’autre. Arabel est ainsi le partenaire rédactionnel de la conférence qatarie sur l’ » Islam et les problématiques de l’éthique contemporaine » qui se tiendra le week-end des 14 et 15 mars, au Passage 44, avec Tarek Ramadan et Edwy Plenel en guest stars. Ce mélange inédit d’activités commerciales et de philanthropie à caractère islamiste procure de l’influence mais suscite aussi des questions. Interrogé sur l’origine de ses fonds, l’homme d’affaires belgo-tunisien assure au Vif/L’Express que toutes ses activités sont menées dans la plus grande transparence et n’ont pas de lien avec les Frères musulmans : » Elles servent au « vivre ensemble » et, surtout, au « faire ensemble », dans l’intérêt de nos enfants « .
Par Marie-Cécile Royen
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