L’Inde et le Pakistan ont 75 ans: l’image derrière celle du paki du coin et du geek indien
Les 14 et 15 août, le Pakistan et l’Inde ont célébré leurs trois quarts de siècle d’existence. Cet été, Le Vif explore les progrès accomplis par ces deux puissances et les tensions qui continuent de les agiter. Sixième et dernier épisode: histoires d’émigrations.
Il n’est pas favori. Mais il figure tout de même parmi les deux dernières personnalités du Parti conservateur britannique, avec la cheffe de la diplomatie Liz Truss, à pouvoir briguer la succession de Boris Johnson. Rishi Sunak, le chancelier de l’échiquier qui a provoqué la chute du Premier ministre en démissionnant, sera fixé sur son sort le 5 septembre à l’issue du vote des militants des Tories. Quelle qu’en soit l’issue, le postulant, âgé de 42 ans, aura sa carrière devant lui.
Rishi Sunak est né à Southampton, dans le sud de l’Angleterre, d’un père médecin et d’une mère pharmacienne d’origine indienne ayant émigré du Kenya dans les années 1960. Issu d’une famille aisée, l’ancien ministre britannique des Finances est sans doute moins un modèle de la méritocratie britannique que son prédécesseur et ex-secrétaire d’Etat à la Santé et à la Protection sociale, Sajid Javid. Son père à lui fut ouvrier dans l’industrie textile, chauffeur de bus et commerçant après avoir quitté le Pakistan à la période où les parents de Rishi Sunak faisaient le voyage de Nairobi à Southampton. A moins que ce ne soit Sadiq Khan, le maire de Londres depuis 2016, qui vienne arracher cette palme symbolique à Sajid Javid. Le père de l’élu travailliste était chauffeur de bus, sa mère couturière. Leurs parents avaient quitté l’Inde pour le Pakistan au moment de la partition de l’Empire britannique des Indes en 1947 avant qu’ils ne prennent à nouveau la route de l’exil, vers le Royaume-Uni cette fois, dans les années 1960.
En Grande-Bretagne, les premières vagues d’immigration massive ont lieu entre 1950 et 1970 en réponse à la demande de main-d’œuvre liée à la croissance économique de l’époque.
Les «deux fois migrants»
Pourtant limité à la sphère politique, cet inventaire, auquel on peut ajouter l’actuelle secrétaire d’Etat à l’Intérieur Priti Patel, dont les parents indiens sont venus d’Ouganda, montre combien l’immigration du sous-continent indien a irrigué ces dernières décennies la société britannique. Rien d’étonnant dans l’ancienne colonie.
«En Grande-Bretagne, les premières vagues d’immigration massive ont lieu entre 1950 et 1970 en réponse à la demande de main-d’œuvre liée à la croissance économique de l’époque, note Pierre-Yves Trouillet, géographe, chargé de recherche au CNRS, en France, dans l’étude Les populations d’origine indienne hors de l’Inde: fabrique et enjeux d’une «diaspora». Entre la fin des années 1960 et les années 1970, une nouvelle catégorie d’immigrants indiens arrive à Londres […]: les « deux fois migrants ». Les troubles politiques liés à la décolonisation conduisent en effet de nombreux Indiens installés depuis plusieurs générations dans une autre colonie à quitter leur premier pays d’installation pour gagner l’ancienne métropole coloniale. C’est notamment le cas au Kenya et en Ouganda, où une politique d’africanisation est menée, mais aussi à Trinidad, en Guyana et aux Fidji, agités par des conflits interethniques.»
Enjeu politique et économique
Depuis les années 1970, la nouvelle destination principale des émigrants indiens concerne les pays du Golfe persique où l’essor de l’exploitation pétrolière a entraîné une forte croissance consommatrice de main-d’œuvre pas ou peu qualifiée, observe encore Pierre-Yves Trouillet. Le géographe identifie trois enjeux principaux à cette «diaspora indienne», politique, économique et culturel.
«Sur le plan politique, plus qu’un souci de solidarité ethnique envers les Indiens de l’étranger, il faut surtout voir dans les appels du pied faits par les gouvernements successifs envers la « diaspora » une stratégie d’affirmation politique de l’Inde et le renforcement de son image de puissance mondiale», analyse le chercheur. Au plan économique, «les circulations des cinq millions d’Indiens qui enchaînent des contrats pluriannuels dans les pays du Golfe engendrent aussi d’importantes mutations socioéconomiques dans leurs territoires d’origine». Et Pierre-Yves Trouillet de citer le cas emblématique du Kerala, principal pôle d’émigration indienne à destination du Moyen-Orient, où l’on observe dans certaines zones «une amélioration sensible de l’habitat et des activités de services, notamment dans les secteurs de l’éducation et de la santé». Enfin, les implications socioculturelles de l’émigration indienne trouvent leur traduction la plus visible dans le développement d’ethno-territoires dans les grandes villes des pays d’installation. Little India rejoint Chinatown et Little Italy.
Un emploi, un logement
Pas de Little India à Bruxelles et pour cause… En Belgique, l’immigration indo-pakistanaise est réduite et discrète. Et la réalité n’est pas très éloignée de l’idée que la perception populaire s’en fait: l’Indien dans la peau du spécialiste en informatique et en nouvelles technologies, le Pakistanais dans la fonction de propriétaire ou de gestionnaire d’un night-shop.
«L’Inde est devenue un exportateur mondial de programmes informatiques sur mesure. Ce « business model » a amené à Bruxelles un groupe de professionnels indiens des technologies de l’information et de la communication qui y séjournent temporairement pour leur travail», notait, au début des années 2010, l’historien Hans Vandecandelaere, dans Bruxelles. Un voyage à travers le monde (Academic & Scientific Publishers, 2013) resté d’autant plus un ouvrage de référence sur les populations immigrées à Bruxelles qu’il n’y a pas de véritable étude académique sur l’immigration d’Asie du Sud en Belgique. Dans une analyse de l’Institut bruxellois de statistique et d’analyse sur les Chinois, Indiens et Japonais en Région bruxelloise, Charlotte Casier constatait, en novembre 2017, que «ces trois groupes de ressortissants évoluent différemment. Le nombre de Japonais stagne, le nombre de Chinois augmente modérément et le nombre d’Indiens s’accroît de façon significative». Une croissance dans un cadre qui reste modeste: on parle, à cette époque, de 3 900 Indiens présents en Région bruxelloise.
Cette prépondérance des sociétés de technologie dans les destinations professionnelles des ressortissants indiens est confirmée par la concentration de leurs logements dans l’environnement des industries du secteur tertiaire, la moitié sud d’Evere, le nord du Pentagone et le quartier nord, les quartiers autour du Cinquantenaire, note l’Institut bruxellois de statistique et d’analyse. Cette immigration est en grande partie concentrée dans la capitale. La tendance ne souffre que quelques exceptions, motivées, elles aussi, par l’impératif de l’emploi: à Anvers pour le secteur diamantaire, du côté de Saint-Trond pour la cueillette des fruits, dont les Sikhs s’étaient fait jadis une spécialité.
Solidarité de la communauté
La prédilection des Indiens de Belgique pour les nouvelles technologies répond à leur niveau élevé de formation dans ce domaine. La disposition des Pakistanais à tenir des night-shops à leur sens du commerce en famille. «Les magasins de nuit restent l’enseigne la plus visuelle de la communauté pakistanaise. Il s’agit d’une niche ethnique solidement développée, basée sur la solidarité», souligne Hans Vandecandelaere dans Bruxelles. Un voyage à travers le monde. La meilleure preuve de ce quasi-monopole, on la trouve dans le vocabulaire où le «paki» est devenu synonyme de night-shop ou de commerce en alimentation générale du coin. «Rares sont les ouvertures de nouveaux magasins qui nécessitent un emprunt dans une banque. Le patron fait d’abord appel à ses propres fonds. Si nécessaire, le capital de départ est ensuite complété par des emprunts au sein de la communauté. […] Cette solidarité se manifeste autant dans le domaine de l’argent que dans celui de l’emploi. Beaucoup de Pakistanais ne connaissent pas d’autres langues et trouvent du travail dans les magasins de leurs compatriotes.»
Dominant, ce débouché professionnel n’est pas unique. Les secteurs des stations-service ou des entreprises de lavage de voitures sont aussi explorés par les immigrants venus du Pakistan. Il n’empêche, le «paki» est bien installé dans le paysage belge.
Danger du repli sur soi
Les Pakistanais de Belgique partagent avec leurs collègues indiens la discrétion. Tout juste remarque-t-on de temps en temps une manifestation ou une distribution de tracts de fidèles de la communauté ahmadi. Vénérant un prophète, Mirza Ghulam Ahmad, apparu au XIXe siècle pour rénover l’islam originel, ils sont honnis par les fondamentalistes islamistes et ont été empêchés de prêcher leur foi et de se revendiquer musulmans par le régime dictatorial du général Zia-ul-Haq, en 1984. Ils sont arrivés en Belgique pour fuir ces discriminations.
Le repli sur la communauté a aussi ses travers. Notamment un manque d’ouverture qui conduit, dans de rares cas, à une intolérance telle qu’un acte aussi inconcevable qu’un «crime d’honneur» peut être commis. Assassinée par son frère pour avoir entretenu une liaison avec un jeune Belge, Sadia Sheikh, jeune fille de la région de Charleroi, en a été victime en 2007. Ses questionnements entre deux cultures ont été subtilement décrits dans le film Noces, de Stephan Streker.
Toutes les histoires de migration ne se terminent pas comme celle de Rishi Sunak. Ce constat ne doit pas nous empêcher de penser que les Indiens et les Pakistanais, 75 ans après leur indépendance, peuvent encore apporter beaucoup à leur pays et au monde.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici