L’incomparable Tuxedomoon

Philippe Cornet Journaliste musique

Dix-sept ans après sa dernière ouvre commune, Tuxedomoon propose Cabin in the Sky, élégante collection de musiques électro-bohèmes qui posent un juste regard surréaliste sur le monde

CD Cabin in the Sky, chez Crammed.

Un moment, Tuxedomoon évoque les spas- mes du jazz via des sax boulimiques ( Cagli Five-O), à un autre, c’est l’électronique qui nous raconte de drôles d’histoires ( Chinese Mike), ailleurs encore ( La Piu Bella), la voix d’un vieil homme chantant en italien semble fuir la mélodie… Le plus souvent, les paysages sonores s’entremêlent au sein du même morceau construit entre ballade tsigane, rock industriel, contrepoint électro et bizarrerie organique.

Tuxedomoon a toujours travaillé la matière musicale en créateurs libertaires et Cabin in the Sky perpétue la nécessité d’abolir les frontières des genres. Le groupe improvise des journées entières pour trouver des idées musicales û  » comme The Grateful Dead  » ( sic) û puis trie et affine les morceaux avant de les réenregistrer en studio. Le résultat pourrait ne ressembler qu’à une indigeste pizza sonore, mais la musique reste hypnotique, touchante et inventive. Différente de tout ce que l’on pouvait entendre en 1977, lorsque le collectif s’est formé à l’Université de San Francisco, différente de l’actuelle industrie du disque gavée de stéréotypes. La raison de cette vivacité musicale où il est question de  » beauté terrible qui coule dans nos veines  » ( Baron Brown) vient sans aucun doute de la chimie des individus impliqués : Steven Brown et Blaine Reininger, les créateurs, mais aussi Peter Principle, arrivé en 1979. Des  » outsiders  » selon leurs propres dires, des Américains aujourd’hui dispersés entre û dans l’ordre û le Mexique, la Grèce et New York. Sur Cabin in te Sky, ce trio multi-instrumentiste est rejoint par un autre membre historique du groupe, Bruce Geduldig (visuels, backing vocals) et le Flamand Luc van Lieshout, instrumentiste rencontré dans les années 1980 à Bruxelles, où les Tuxedos résideront pendant une décennie.

 » En étant absurde, en incorporant l’inconscient dans notre musique, on traverse un plus grand éventail d’émotions. Je pense que le surréalisme a eu plus d’impact sur le monde que n’importe quel mouvement politique du xxe siècle. Si l’on regarde la télévision aujourd’hui, la nature des images apparaît comme hallucinogène : le monde est en guerre, et c’est même la Troisième Guerre mondiale, sauf qu’elle n’est pas annoncée comme telle.  » Blaine Reininger est le plus caustique d’un groupe qu’il délaissa longtemps pour une carrière solo. Son violon donne une dimension hypermélancolique à la musique : il propage la confusion des temps qui se conjuguent sous les auspices de synthés étran- ges et de vocaux hiératiques pour chansons itinérantes. Commencé en résidence en Italie, il y a trois ans, le disque s’est achevé à Bruxelles avec des incursions à Berlin, Chicago, Londres et Athènes, au gré des invités DJ Hell ou John McEntire de Tortoise. La nouvelle génération est consciente de la précocité intemporelle du travail de Tuxedomoon : aujourd’hui encore, dans des endroits peu fréquentés par le rock (Belgrade ou Tel-Aviv), le collectif multiplie les expériences. Peter Principle :  » En voyageant, on rencontre des personnes qui ont un point de vue et des valeurs en dehors du grand courant normatif, et ces gens-là nous donnent confiance dans la qualité de l’humanité, une confiance que l’on perdrait si l’on restait dans le même endroit û l’Amérique û, enterré sous la propagande « . Steven :  » Contrairement à la plupart de nos compatriotes, on a tendance à se mélanger aux autochtones et on aime apprendre la langue de l’endroit où nous vivons.  » Après avoir quitté Bruxelles en 1993, Steven est parti habiter au Mexique, d’abord à Mexico City, puis à Oaxaca :  » Une superbe ville coloniale. J’habite à dix minutes du centre, je travaille mon jardin, je projette des films en jouant de la musique légère, j’ai un programme à la radio de l’Université et, avec d’autres artistes de la ville, on a réussi à préserver la place municipale de l’implantation d’un McDonald’s « . Pour peu, Steven serait aussi fier de cet acte de résistance-là que du dernier Tuxedomoon. Sans doute à juste titre.

Philippe Cornet

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