L’homme qui fait trembler le monde

 » L’Iran ne reculera pas d’un iota.  » En assénant son obsession nucléaire, le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, choisit la provocation, joue avec les nerfs du monde, menace la paix internationale. Et avec quels arguments !  » Un peuple de Dieu ne craint aucune puissance, car il s’appuie sur Allah.  » Sur le front nucléaire, c’est désormais l’ONU qu’il défie directement. Alors que le Conseil de sécurité a donné, le 29 mars, trente jours à l’Iran pour revenir à une suspension totale des activités d’enrichissement d’uranium, Téhéran déclare poursuivre celles-ci et ne pas redouter de nouvelles sanctions.

Le Savonarole de l’islam ne s’en tient pas là. Depuis des mois, il attaque Israël,  » menace permanente « , nie la  » réalité historique de l’Holocauste « . Dans son discours de haine, il décrète l’Etat hébreu  » anti-islamique par nature « , débloque 50 millions de dollars pour soutenir le Hamas à la tête de l’Autorité palestinienne et qualifie les partisans d’Israël de  » criminels de guerre « .

Mahmoud Ahmadinejad ira- t-il jusqu’à mettre le Moyen-Orient à feu et à sang ? Le Vif/L’Express a enquêté sur cet étrange apprenti sorcier.

C’est l’histoire d’un inconnu râblé et têtu, entré comme par effraction sur la scène planétaire, une barre d’uranium sous le bras. Avec son visage anguleux, ses blousons bon marché, son populisme et ses anathèmes, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad s’est taillé, à 49 ans, un rôle sur mesure : celui du teigneux universel. Sortant ainsi les vieux fantasmes de la République islamique de la torpeur où les avait plongés le verbe policé de son prédécesseur, Mohammad Khatami. Il aura suffi pour faire trembler le monde que ce fils de forgeron, prompt à reléguer l’Holocauste au rang de  » mythe « , quand il ne rêve pas de voir Israël  » rayé de la carte « , défie les Nations unies sur le front nucléaire. Au point de claironner, le 11 avril, à Machhad, cité sainte de l’extrême nord-est du pays, que l’Iran  » a rejoint le club des pays maîtrisant la technologie atomique « . La veille, il est vrai, on avait appris la mise en ligne réussie de 164 centrifugeuses sur le site de Natanz (centre), préambule à la production d’uranium enrichi. Bluff ou aveu ? Techniquement aléatoire, le procédé est diplomatiquement infaillible. Voici que le scénario de raids américains ciblés, longtemps écarté, refait surface à Washington, où l’on somme l’Onu d’infliger des sanctions si Téhéran ne cède pas avant le 28 avril. De quoi creuser les fissures apparues entre le tandem sino-russe, hostile au châtiment d’un vieil allié, et l’alliance américano-européenne.

S’il renvoie l’Occident à ses amnésies, Ahmadinejad, soumis à l’autorité de l’ayatollah Ali Khamenei, le Guide suprême, n’a pourtant pas le pouvoir qu’on lui prête. Il n’est au fond que le syndic élu – fraude à l’appui – d’un système théocratique conservateur tiraillé entre clans rivaux. Musulman fervent, l’ex-maire de Téhéran n’arbore pas le turban des mollahs. Et pour cause : le scrutin de juin 2005 a porté à la présidence un laïc peu indulgent envers les dérives affairistes du clergé chiite. Sa nette victoire au second tour face au vétéran Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, archétype du religieux madré et fortuné, fit l’effet d’un séisme. Y compris au pays.  » Je n’avais même pas jugé utile de l’épingler dans mon blog « , avoue l’ancien vice-président réformiste Mohammad Ali Abtahi, rédacteur d’un journal électronique très fréquenté. Dépité par les vains efforts d’ouverture de Khatami, incarnation de l’impuissance navrée, l’électorat a choisi par défaut, en marge du sérail, un néophyte venu d’ailleurs.

D’ailleurs, mais pas de nulle part. Quatrième d’une fratrie de sept, Mahmoud a vu le jour en 1956 à Aradan, bourgade assoupie à 125 kilomètres à l’est de Téhéran, au pied de la chaîne de l’Elbourz et à la lisière du désert. Aradan, ses 10 000 âmes, ses champs d’orge, ses serres, ses maisons de brique ou de torchis. Là, Taghi, affable prof à la retraite, improvise la visite guidée. Voici le lopin en friche légué par la grand-mère. Puis, au 85 de la rue du Télégraphe, le logis natal, vendu voilà des lustres. Et voici hadj Ali au guidon de son Takro 70, antique vélomoteur. Loquace, théâtral et dur de la feuille, ce cousin par alliance dit la fierté qu’inspire ici à tous le destin de celui qui, encore bambin, quitta Aradan dans le sillage de ses parents pauvres et pieux. La famille abandonne alors sa modeste quincaillerie et son patronyme : à Téhéran, les Sabarian deviennent Ahmadinejad, et le père opte pour les feux de la forge. Il lui arrive même d’enseigner au jeune Mahmoud l’art de la ferrure sur le chantier d’une mosquée qu’anime un architecte français.

Une simplicité un rien ostentatoire

Adulte, le fils ne reniera jamais les rigueurs d’une enfance frugale. Pour preuve, sa modeste maison de 70 mètres carrés nichée au fond d’une impasse du quartier Narmak, dans l’est de la capitale.  » Il vient parfois y passer la nuit « , avance l’un des deux policiers en treillis affectés à la surveillance des lieux.  » L’Incorruptible  » a d’ailleurs délaissé le palais de Saad Abad, où la République islamique accueillait jusqu’alors ses hôtes de marque. De même, les tapis précieux de la présidence auraient été confiés à un musée, avant d’y revenir.  » Je ne crois ni en Dieu ni en ce régime, mais j’admire l’homme, concède un voisin. Un être normal, que l’on croisait sur son vélo ou au volant de sa Peugeot made in Iran ; un citoyen strict, qui a su élaguer à la hache le train de vie de la mairie.  » A l’époque, l’ascète barbu emportait au bureau le casse-croûte préparé par son épouse, par ailleurs diplômée en mécanique et en sciences de l’éducation. Et il avait renoncé à ses indemnités d’élu, jugeant suffisant son traitement de professeur d’ingénierie. Bien sûr, le chantre des mostazafin – les déshérités – a la simplicité un rien ostentatoire. Lorsqu’il endosse une tenue d’éboueur, c’est avant tout pour afficher sa volonté de  » balayer les rues de la nation « . Mais on a aussi vu ce père de trois enfants désengorger un égout loin des caméras. Quand il régnait sur la province d’Ardebil (Nord-Ouest), l’obscur fantassin de la révolution décrocha le titre de meilleur gouverneur du pays, pour avoir orchestré la reconstruction à marche forcée de milliers d’abris au lendemain d’un tremblement de terre.

Le personnage séduit encore et son style plaît autant au petit peuple qu’il hérisse les intellos, réduits à diffuser par SMS des blagues féroces. La recette ? Un parler simple, direct, voire gouailleur, truffé d’images ou de formules à l’emporte-pièce ; et des emprunts judicieux au lexique en vogue au temps héroïque du défunt imam Ruhollah Khomeini, icône de la révolution. Dans sa bouche, voici les géants occidentaux rétrogradés au rang de  » lions dont la crinière et la toison ont pelé « . Et l’islamo-populiste fait mouche dès qu’il jure de mettre l’argent du pétrole sur le sofreh, la nappe que les gens de peu étendent à même le sol. En campagne perpétuelle, le  » serviteur du peuple  » a bouclé en sept mois neuf tournées provinciales, quitte à sillonner des bastions excentrés rebelles aux injonctions de Téhéran. Quel Ahmadinejad dit vrai ? Celui qui vante son  » gouvernement de la gentillesse de 70 millions de ministres  » ou celui qui exalte le combat séculaire entre l’arrogance et un islam  » prêt à gouverner le monde  » ?

Ali s’en moque. » Je le trouve sincère, intègre et bosseur « , lâche ce chômeur croisé dans une maison de thé de Shoush, l’un des fiefs des laissés-pour-compte du sud de Téhéran.  » Il veut faciliter l’accès aux prêts immobiliers, renchérit son aîné Majid en attisant les braises du narguilé. Je lui fais confiance.  » Juché sur sa moto-taxi, qu’il conduit de son seul bras valide, Javad, 68 ans, attend le client à la sortie de la station de métro toute proche.  » Ma pension mensuelle a augmenté de 14 000 toman (14 euros) « , insiste le retraité.  » Ahmadinejad ou pas, nuance un vieux boutiquier d’Aradan, rien ne changera tant que les mollahs, qui ne songent qu’à leurs poches, restent aux commandes.  » L’impératif de justice sociale et l’idéal égalitaire de la révolution ont, dans l’âme chiite, une résonance sacrée. Encore faut-il que l’inflation ne ronge pas les bonus octroyés, grincent les sceptiques, prompts à prédire la disgrâce d’un démagogue présumé incapable de tenir ses promesses. Pari hâtif. L’élu peut puiser dans le pactole qu’alimente la flambée durable des cours de l’or noir pour amadouer sa base à coups de subventions et de faveurs salariales. De quoi masquer la fuite des capitaux, le repli des investisseurs, l’effondrement de la Bourse, assimilée un temps à ces jeux d’argent proscrits par l’islam, les carences d’un programme économique à courte vue et les ravages du chômage.  » Ce que j’attends de lui, tranche une électrice de Shoush, c’est du boulot pour mes fils. Et moins d’idéologie. Au retour du service militaire, mon cadet a tenté, en vain, d’entrer dans l’administration : l’épreuve de jurisprudence coranique lui a été fatale.  »

Un penchant pour le surnaturel

Ecolier, Mahmoud passait déjà pour un élève certes effacé mais studieux, plus attiré par le foot que par les filles. En cas de bagarre, racontent les compagnons d’alors, il s’interposait, invitant les ennemis à prier. Tout s’apprend : à la faculté des sciences et de technologie, le futur docteur en génie civil – spécialité transports publics – fera le coup de poing contre les marxistes impies. Lui n’a jamais adhéré qu’au parti de Dieu. Plus suiviste que leader, ce disciple zélé de l’imam Khomeini milite dans les rangs de l’Association islamique des étudiants. Fut-il à ce titre en 1979 l’un des assaillants de l’ambassade des Etats-Unis,  » nid d’espions  » honni et théâtre d’une longue prise d’otages ? D’anciens captifs ont cru reconnaître en lui l’un de leurs geôliers. A tort. Hostile au procédé, Ahmadinejad aurait attendu l’aval de l’imam pour s’y rallier. Un autre soupçon le poursuit. Selon un député autrichien, il trempa dans l’assassinat, à Vienne, en juillet 1989, du chef kurde dissident Abdul Rahman Ghassemlou et de deux de ses lieutenants. Là encore, les services américains eux-mêmes lui accordent le bénéfice du doute. Dans la fièvre électorale, ses rivaux l’affublaient pourtant l’an dernier du surnom glaçant d' » Adam Koch  » (l’Exécuteur). Référence à son rôle supposé au sein de commandos chargés de liquider les  » ennemis de la révolution « .

Sa force est aussi sa faiblesse. Jamais le doute ne l’effleure. Les sondages lui accordent, début 2005, à peine 1 % des intentions de vote ? Lui tient son triomphe pour acquis. Lui garde le cap, imperméable aux modes et à l’air du temps, quitte à prêcher dans le désert. En 1998, peu après qu’un raz de marée libéral eut propulsé Khatami à la présidence, le prof inflexible déambule sur le campus les épaules couvertes d’un keffieh, emblème de l’archaïsme révolutionnaire. C’est ainsi : l’enfant d’Aradan se sent investi d’une mission d’essence divine. Il voue d’ailleurs un culte ardent au 12e imam ou  » imam occulté « , le Mahdi, disparu en l’an 874 de notre ère et dont les chiites attendent le retour, prélude à l’instauration d’une société islamique idéale. Ce messianisme recueille dans les foules un puissant écho. Rien de tel pour s’en convaincre que d’arpenter, un mardi soir de mars, aux portes de la ville sainte de Qom, le sanctuaire de Jamkaran, où affluent chaque année 15 millions de pèlerins. Le jeune soudeur venu en couple de la lointaine Machhad, le grossiste en cigarettes aux yeux embués, en quête de réconfort au lendemain du départ de son épouse, la mère de famille affolée par le naufrage de son fils opiomane : tous glissent dans les puits de Jamkaran – l’un réservé aux hommes, l’autre aux femmes – une supplique écrite.

On croise également sur l’esplanade les 120 étudiants les plus méritants de l’université d’Ahar (Azerbaïdjan-Ouest). Parmi eux, Abdullah, 20 ans, futur ingénieur en génie civil et fan du président.  » J’ai supplié le Tout-Puissant de veiller à la santé de mes parents, confesse-t-il. Mais aussi de hâter le retour du Mahdi. Je me donne 20 % de chances d’en être le témoin de mon vivant.  » Démentie en haut lieu, une rumeur tenace veut qu’un proche conseiller d’Ahmadinejad ait exigé des ministres – dont la liste aurait été introduite dans l’urne bénie de Jamkaran – un serment d’allégeance au messie des chiites. Une certitude : le zélote a dévoilé son penchant pour le surnaturel à la tribune des Nations unies, invoquant à l’automne dernier devant l’Assemblée générale  » le promis, être pur et parfait « . Mieux, dans une vidéo fameuse, on l’entend décrire ainsi cette scène à un éminent ayatollah, pour le moins circonspect :  » J’ai senti tout à coup l’atmosphère changer. Durant vingt-sept ou vingt-huit minutes, tous ces leaders n’ont pas cligné des yeux. Ils étaient tétanisés, comme si une main les maintenait là, assis, afin que soit entendu le message de la République islamique.  » Elu du Créateur autant que des hommes ? L’ascension miraculeuse de l’imprécateur a de quoi entretenir le doute. En 2003, il doit à la défection massive d’électeurs désabusés – 11 % de participation – la prise de la mairie de Téhéran. Deux ans plus tard, seuls l’onction tardive du guide suprême Ali Khamenei, qui change de poulain à son profit l’avant-veille du scrutin, et le pouvoir de persuasion des bassidji (miliciens islamiques) permettent à ce héros accidentel d’accéder au second tour de la présidentielle.

Il inquiète les figures de proue du régime

L’impromptu new-yorkais l’atteste tout autant que ses bravades atomiques : Ahmadinejad n’a de l’échiquier mondial qu’une vision sommaire. Faisant écho au nationalisme ombrageux de l’Iran profond, il se plaît à défier ces  » puissances de paille  » qui ont  » plus besoin de nous que nous d’elles  » et les  » idiots  » qui les gouvernent. Héritier d’une longue tradition, le président impute aux Américains et aux Britanniques tous les maux du pays. A commencer par les attentats meurtriers commis dans les provinces du Khouzestan, bastion arabe, et du Sistan-Baloutchistan, aux confins du bourbier afghano-pakistanais. En Iran même, ses imprécations négationnistes sonnent creux.  » Ridicule, assène un homme d’affaires. L’empereur Cyrus protégeait les juifs. Et l’on dénombre à Téhéran plus de synagogues que de mosquées sunnites. Que m’importe la Palestine : en bossant tous jour et nuit pendant vingt ans, je doute qu’on puisse sortir la patrie de l’ornière !  »

Qui l’eût cru ? La bigoterie d’Ahmadinejad et ses outrances rhétoriques inquiètent les figures de proue du régime. Maintes sommités du chiisme, réfractaires à la  » superstition  » et aux  » faux prophètes « , fustigent le dévoiement du sacré et des croyances populaires. S’il s’abstient de désavouer son protégé, Khamenei semble mesurer le coût prohibitif du purisme ravageur qu’il incarne. Pis, il redoute le machiavélisme de son mentor, l’ayatollah Mohammad Taghi Mesbah-Yazdi, alias  » le Crocodile « , gourou aussi belliqueux que cultivé, soupçonné d’ourdir dans l’ombre la conquête, en octobre prochain, à la faveur de son renouvellement, de l’Assemblée des experts, seule instance habilitée à détrôner le Guide. Voilà sans doute pourquoi celui-ci a pris soin d’élargir les prérogatives du Conseil de discernement, chargé de la supervision de l’exécutif et que dirige Rafsandjanià L’ex-président dénonce désormais à mots de moins en moins couverts l’aventurisme de son tombeur. Tout comme Khatami, hostile à toute  » dérive talibane « . Un autre acteur clef dissimule à peine le mépris que lui inspire le dévot Mahmoud : Ali Larijani, patron du Conseil suprême de la sécurité nationale et tacticien en chef du bras de fer nucléaire.  » Tout ce beau monde attend Ahmadinejad au tournant, avance un vieux routier des coulisses du régime. Et les plus impatients rêvent de le pousser à la faute. Mais qu’ils ne se méprennent pas : l’outsider a consolidé son emprise. Dans un système clanique, sa stratégie de la provocation le place au centre de la scène intérieure, lui donne l’initiative et rend audible le refrain de l’union sacrée. Le défi de l’atome tient davantage de l’enjeu de pouvoir que de la cause nationale.  » Le consensus sur  » le droit inaliénable à la technologie nucléaire  » n’est qu’illusoire.  » Tout dépend du prix à payer, admet un courtier en voitures d’occasion. Tant qu’il s’agit de scander des slogans dans la rue, d’accord. Mais si des sanctions frappent les pauvres, non merci.  »  » Droit inaliénable ? Foutaises ! s’emporte un ancien technicien de la radiotélévision réduit à jouer les taxis. Des droits, je n’en ai aucun. Pas question de se sacrifier pour celui-là.  »

Un frère aîné promu  » inspecteur spécial  »

Ahmadinejad s’en remettra. Le vent a tourné. Il fut un temps, pas si lointain, où le Parlement récusait six de ses ministres pressentis, dont trois candidats successifs au maroquin, crucial, de l’Energie. Depuis, le faux candide a évincé les hommes à la loyauté jugée incertaine. Bilan des purges : 40 des 120 ambassadeurs iraniens, 7 directeurs de banque publique et la plupart des gouverneurs ou des préfets. Mais il a aussi placé ses fidèles. Et quels fidèles !à Passons sur le frère aîné, promu  » inspecteur spécial « , ou les complices de la mairie. Le ministère de l’Intérieur échoit à Mostafa Pour-Mohammadi, autrefois mouillé dans les liquidations d’opposants. Au Renseignement, Gholam Hossein Mohseni Ejei, un ancien procureur qui haïssait tant les journalistes indociles que, non content de les envoyer au cachot, il mordit un jour l’un d’eux à l’épaule. Enfin, qui hérite du portefeuille de la Culture et de la Guidance islamique ? Mohammad-Hossein Safar-Harandi, auteur, dans les colonnes du quotidien Kayhan, d’éditos venimeux.

Autant de choix propres à combler les habitués de la galerie Mahestan, supermarché de la piété révolutionnaire. Mortaza a tout du bassidj : la barbe, la longue chemise noire flottante et le regard fuyant dès qu’une femme apparaît. Sobrement agencée, sa boutique offre des textes sacrés, mais aussi des CD ou des DVD de chanteurs adulés, que diffuse en boucle un téléviseur installé sur le seuil. La star du moment ? Abdulreza Helali. Sa voix gutturale et ses monologues – moitié complaintes, moitié harangues – envoûtent la jeune garde. Mahdi, lui, furète dans les étagères de l’échoppe voisine, en quête de keffiehs et de bandeaux frontaux, rouges ou verts. Il s’agit d’équiper la trentaine d’étudiants bassidji de la faculté des sciences, là où enseignait Ahmadinejad.

Le lendemain à l’aube, le groupe entreprend une excursion de cinq jours ; elle les conduira sur les champs de bataille de la guerre qui, de 1980 à 1988, mit aux prises l’Irak et l’Iran. Plus loin, on déniche entre les portraits de Khomeini et les photos de cadavres disloqués – les sacrifiés de cette longue boucherie – deux posters à la gloire d’Ahmadinejad.  » L’un des nôtres « , claironne Mortaza. Dès que le conflit éclate, Mahmoud Ahmadinejad s’engage au Kurdistan dans le corps des gardiens de la révolution – les pasdaran – dont il commandera une unité du génie et le bataillon d’élite Qods. La chronique attribue d’ailleurs à son groupe des incursions hardies en terre irakienne, dans le secteur de Kirkouk. Plus tard, le volontaire encadre des cohortes de miliciens. Les champs de mines, les tranchées-cloaques, les camarades tombés au front : nul doute que l’épreuve a marqué l’homme. Maire de Téhéran, il dut renoncer bien malgré lui à un hommage qui lui tenait à c£ur : enterrer un martyr sous chaque place de la ville.

Une mise au pas subtile, sans fracas

Le président sait ce que son ascension doit à ses compagnons d’armes. Nul doute qu’il se réjouit de voir le Guide renforcer la mainmise des officiers pasdaran, déjà puissamment implantés au Parlement, sur le ministère de l’Intérieur, la police ou la télévision. Lui les choie à sa façon, au point de formaliser l’attribution de chantiers juteux à des entreprises de travaux publics sous leur contrôle.  » Gare à la militarisation de la société, prévient un écrivain insoumis. Il existe chez les faucons, à l’état latent, un potentiel fascisant.  »

Sous ses dehors frustes, Mahmoud le  » Balayeur  » cache un vrai talent man£uvrier. Dans l’arène nucléaire, il joue d’instinct des divergences qui minent le front onusien. Mais il s’abstient aussi dans l’immédiat de donner l’assaut aux espaces de liberté patiemment grignotés sous Khatami. Témoin, les audaces vestimentaires inédites des femmes des quartiers chics, telle cette amazone à la chevelure à peine contenue par un semblant de foulard chatoyant, jean moulant, talons aiguilles et chemisier échancré. Théâtre, cinéma, musique, littérature : l’épuration redoutée se fait attendre.  » On navigue en plein brouillard, soupire un compositeur. L’obtention du feu vert pour distribuer un CD requiert bien plus de temps qu’hier. Plus question de monter un récital qui risque d’être interdit deux heures avant l’ échéance.  » Pour autant, on sait gré aux nouveaux venus d’avoir neutralisé la mafia des concerts, qui prélevait en catimini 4 % des recettes.  » Eux ont annoncé la couleur : ils ne prennent pas un rial.  » La mise au pas se fait subtile. On islamise sans fracas les programmes des centres culturels, mais le festival de rock underground du site tehranavenue.com survit à l’alternance.  » Comme au bon vieux temps, ironise un essayiste, je sens poindre la menace d’une chasse aux intellos intoxiqués par les fausses valeurs occidentales.  » Matraquée depuis des lustres, la presse indépendante glisse vers l’autocensure. Tout comme les blogueurs aux prises avec le  » filtrage  » des garde-chiourmes de la Toile.  » Plus de poésie, moins de politique « , concède Farzaneh, journaliste ballottée de rédaction en rédaction au gré des oukases judiciaires. Comme tant de plumes, cette cons£ur frêle et obstinée s’est repliée sur la sphère privée du blog. D’autres £uvrent désormais en faveur des droits civiques. Et l’ouvrage ne manque pas : le 8 mars, date de la Journée internationale de la femme, on vit la police agresser avec une sauvagerie sidérante 200 Téhéranaises rassemblées devant le théâtre de la Ville.

A la veille de Norouz – le Nouvel An persan – le régime a renoncé à troubler tous les six mois la course du temps. Plus question de jongler entre heure d’hiver et heure d’été. Mais l’Iran d’Ahmadinejab fait pire : il s’efforce de ramener la pendule de l’Histoire vingt-sept ans en arrière tout en hâtant le tic-tac de l’horloge atomique.

Vincent Hugeux, avec Georges Dupuy, Dominique Lagarde et Christian Makarian

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