L’homme qui fait surfer la télé

Emmanuel Paquette Journaliste

Le Français Vincent Dureau est le père de la Google TV, lancée dernièrement. Avec cette innovation, le géant du Net s’attaque au juteux marché publicitaire du petit écran. Un pari né dans la tête d’un ingénieur en informatique qui rêvait de télévision interactive.

Cet homme donne des sueurs froides à la petite lucarne. Il est la bête noire des plus grandes chaînes de télé du monde entier. Sourire chaleureux et grande décontraction : à première vue, Vincent Dureau ne semble pourtant pas si terrifiant. A 52 ans, le père de la Google TV, qui vient de débarquer en France, ne devait pas s’attendre à soulever tant d’inquiétudes et d’acrimonie lorsque, en 2006, il proposa à Eric Schmidt, PDG de la firme de Mountain View, de s’attaquer au bon vieux poste. Lui, le Parisien tombé dans l’informatique par nécessité, réussit alors à convaincre la star du Web de s’intéresser au petit écran pour poursuivre son rêve : rendre la télévision intelligente et interactive.  » Vincent s’est taillé une solide réputation d’expert dans son domaine. Il fait aujourd’hui partie des rares Français à compter au niveau mondial tout en restant très accessible et d’une gentillesse extrême « , souligne le libraire Guillaume Decitre, qui le connaît depuis le début des années 1990.

Crâne dégarni, physique sec, le quinquagénaire plein d’énergie s’est installé sur la côte ouest des Etats-Unis voilà déjà plus de vingt-cinq ans. C’est là qu’il a noué de solides amitiés et rencontré son épouse, une Américaine d’origine chinoise, la peintre Celeste Chin. Au c£ur de la Silicon Valley, ce créatif, expert ès logiciels, a pu laisser libre cours à son talent, jusqu’à porter sur les fonts baptismaux son bébé, la Google TV. Pour lui, c’est une évidence : seul le puissant moteur de recherche a les moyens d’aiguiller les téléspectateurs au travers des millions de vidéos disponibles en ligne. Sa toute nouvelle box ouvre la porte à un monde infini de films, jeux et applications en tout genre, au risque d’émietter l’audience des grands médias et de faire fondre une partie de leurs 193 milliards de dollars de revenus publicitaires.

Le vieux royaume des médias et les jeunes barbares du Net

Fan de séries – il adore Les Soprano et surtout Le Trône de fer -, Dureau aurait dû se douter qu’à l’image de cette fiction médiévale à succès, il allait se trouver au milieu d’intérêts opposant le vieux royaume des médias aux jeunes barbares venus du Net. Mais, après tout, ce nageur invétéré, grand compétiteur, aime les défis. Il a toujours surmonté les obstacles que la vie s’est chargée de mettre sur sa route. Comme en cette année 1982, celle de ses 22 ans, où une vague plus forte que les autres, en lui brisant une vertèbre, mettait fin à son rêve de devenir ingénieur agronome. Après avoir perdu l’usage de ses jambes, le jeune homme doit se résoudre à changer ses plans. Ce sera l’informatique, et l’électronique, par hasard.  » Il est arrivé comme stagiaire au début des années 1980 chez Thomson, se souvient son ami Régis Saint Girons, aujourd’hui à la tête du spécialiste de la télévision interactive, HTTV. C’était l’époque du plan informatique pour tous, nous avons travaillé ensemble à la création des ordinateurs MO5 et TO7, pour les écoles, puis du successeur, le TO16. « 

S’installer dans la Silicon Valley

Quand le gouvernement stoppe le plan, Thomson ne laisse guère le choix à l’équipe : partir pour Los Angeles faire de la veille technologique ou quitter le navire. Dureau, qui ne peut alors se passer d’une infirmière, panique à l’idée de devoir voyager et de s’installer seul aux Etats-Unis. Mais l’envie de découvrir une autre culture et sa crainte de se retrouver sans emploi sont plus fortes : va pour l’expatriation. Au pays de l’Oncle Sam, la fine équipe s’attaque à l’élaboration d’un disque compact pour le petit écran.  » A l’époque, les CD musicaux se vendaient bien et nous souhaitions y joindre des images et de la vidéo « , se souvient-il. Pour créer des CD interactifs, ancêtres des DVD, il faut compresser les données.  » Vincent a eu l’idée d’appliquer cette technologie à la diffusion des chaînes « , raconte Régis Saint Girons.

Avec l’appui de son employeur, Thomson, et de l’une des stars de la Silicon Valley, Sun Microsystems, Dureau et ses quatre collègues lancent la start-up OpenTV, dont il prend la responsabilité technique. Objectif : créer un logiciel de télévision interactive destiné aux grands bouquets payants.  » Très rapidement des accords ont été signés avec DirecTV ou TPS en France « , souligne Guillaume Decitre, représentant, à l’époque, les intérêts de Sun dans la société commune.

Pour vendre sa solution, l’ingénieur se fait globe-trotteur. Il sillonne la planète et franchit en dix ans la barre du million de miles (1,6 million de kilomètres) parcourus. Dès la fin des années 1990, OpenTV équipe 22 grands diffuseurs avec plus de 4,5 millions de boîtiers. Pendant ses vacances, l’infatigable voyageur retourne en France voir sa mère ou se rend en Chine, au Vietnam ou encore en Mongolie, où les infrastructures pour les paraplégiques sont pourtant inexistantes.  » Son énergie est telle qu’on oublie très rapidement son handicap, explique Gilles Maugars, directeur adjoint des technologies de TF 1 et ancien de TPS. Il réalise des choses que nom-bre de personnes valides ne pourraient faire, c’est un personnage étonnant. « 

Avec le développement d’Internet à haut débit, notre homme voit une nouvelle opportunité se profiler. Ce ne sont plus seulement les réseaux satellites et le câble qui permettent de diffuser quelques chaînes mais le Web, désormais, qui propose une infinité de contenus. Dans son appartement de San Francisco, aucune chaîne américaine – contrairement à Internet – ne lui permet d’écouter des enregistrements du chef d’orchestre Pierre Boulez, ni de voir des documentaires sur l’expressionnisme allemand ou les films de Jacques Demy, dont il raffole.

Dureau parvient à convaincre les fondateurs de Google que le PC ne sera plus le seul appareil connecté à la Toile. Il leur propose de développer un produit centré sur le petit écran.  » Dès le début, ils m’ont fait confiance, reconnaît-il. Eric Schmidt a des enfants qui regardent la télévision, mais veulent y retrouver les contenus auxquels ils ont accès sur leur mobile et leur PC.  » En 2006, une poignée d’ingénieurs est mise à sa disposition pour plancher sur le projet.  » Son arrivée dans la firme de Mountain View en a surpris plus d’un, affirme son ami Patrice Peyret, ancien de Thomson. Mais, après avoir fourni des outils aux chaînes de télé, Vincent voulait travailler pour une marque grand public et être reconnu.  » Cette même année, le moteur de recherche met la main sur une pépite à forte croissance, YouTube. L’ingénieur y ouvre sa chaîne : Danjunet s’adresse aux paraplégiques pour leur apprendre à se débrouiller seuls – prendre une douche, s’habiller ou se déshabiller, entrer dans une piscineà bref, tous les conseils qui lui ont tant manqué lorsqu’il perdit l’usage de ses jambes. Parallèlement, pendant quatre ans il travaille à mettre au point le premier téléviseur Sony doté des services du moteur de recherche. Compliquée à utiliser, entravée par les chaînes qui refusent d’y mettre leurs programmes, la première version de la Google TV, présentée en 2010, est un échec commercial. Deux ans plus tard, la deuxième mouture voit le jour. Certes, elle n’a pas encore conquis les foyers français. En adepte des marathons – il a participé à plusieurs courses handisport avec sa chaise de compétition – Dureau sait bien que la route sera longue et que les obstacles sont encore nombreux. Mais cela ne lui a jamais fait peur.

EMMANUEL PAQUETTE

Pour vendre sa solution, l’ingénieur parcourt, en dix ans, un million de miles

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