L’homme qui a vu l’ours
L’ existence d’une gueule cassée et celle du dernier ours du Vercors se croisent et se fondent dans une grande tragédie écolo et humaniste. Jean-Marc Rochette, également peintre et grimpeur, atteint à nouveau des sommets, géographiques et artistiques.
C’est une «trilogie alpine» qui restera dans les annales pour tout amateur de «bonne» bande dessinée: après Ailefroide et Le Loup, Jean-Marc Rochette explore une nouvelle fois, avec La Dernière Reine (1), le plateau du Vercors et les Alpes grenobloises qu’il a déjà si bien peintes et dessinées. Il y ajoute cette fois le souffle de la tragédie et de la grande histoire, entamant son récit, voyageant dans les temps, en 1898.
Le jour où disparaîtra la dernière reine, alors sera venu le temps des ténèbres.
Le jeune Edouard Roux assiste à la mort du (peut-être) dernier ours du Vercors, abattu par un berger, et bientôt empaillé. Un traumatisme fondateur, suivi vingt ans plus tard d’un autre bien plus grave: Edouard laisse sur le front de la Somme son nez et une partie de sa mâchoire. Il est devenu une âme errante et une gueule cassée, à jamais défigurée, mais «réparée» de cuir par Jeanne, une artiste et sculptrice de Paris qui, d’une main, rafistole les hommes revenus du front, et, de l’autre, sculpte des animaux, sa vraie passion.
Et pourquoi pas un ours, cette «dernière reine» de la prophétie – «Le jour où disparaîtra la dernière reine, alors sera venu le temps des ténèbres» – et que des liens plus qu’ ancestraux unissent à Edouard, détenteur d’un incroyable secret mêlant art et nature: «Je viens du pays des ours. Ma famille les connaît depuis toujours. On respire le même air, on foule la même terre, on boit à la même source, on est de la même famille.» Une famille qui n’échappera pas aux drames malgré tout l’amour et l’humanisme qu’elle déploie. Mais qui donne corps à l’un des plus beaux romans graphiques de cette fin d’année pour qui aime la montagne, les grandes tragédies, l’art et la beauté brutale des ours, et, en un mot, à l’art de Rochette, moins celui de son blockbuster apocalyptique Transperceneige que de l’organique Ailefroide, dans lequel se fondent ses multiples vies: celle de bédéiste, de peintre de la matière (proche d’un Soutine qu’il cite encore abondamment), de grimpeur et de guide de montagne – autre passion qui lui a coûté là aussi un bout de mâchoire et quelques dents. Le tout fusionnant dans un climax alpin qu’on n’hésitera donc pas à qualifier de chef-d’œuvre, et de futur grand classique.
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