L’Histoire entre les lignes
Avec 14, l’écrivain porte un regard lumineux sur la Grande Guerre. Rencontre avec l’un des romanciers français les plus talentueux. Et les plus discrets.
14, par Jean Echenoz.
Ed. de Minuit, 124 p.
La poignée de main est franche. Après une heure et demie d’entretien (mais cela aurait pu durer une éternité) dans son appartement du IXe arrondissement parisien, l’homme est toujours aussi impassible. Et souriant. Jean Echenoz, 64 ans, Prix Médicis 1983 pour Cherokee, Prix Goncourt 1999 pour Je m’en vais, ne semble pas conscient de son statut de » grantécrivain « , désormais » intouchable « , à l’instar d’un Modiano – rencontré pour la première fois il y a peu et qualifié amusamment de » gentil « . Il le sait, bien sûr, de nombreuses thèses ont été écrites sur son £uvre, chacun de ses romans, publié en de multiples langues, s’attire les vivats des critiques et l’enthousiasme du public – le nouveau, 14, ne devrait pas déroger à la règle – mais il n’en retire aucune gloire. A peine un motif de satisfaction.
Les pétitions ? » Je ne vois pas ma légitimité «
Avoir du succès, oui. S’afficher, non. Alors, on passera vite sur les sujets anodins. Les salons littéraires ? » Je n’en ai pas très envie. » Les lectures en public ? » C’est ennuyeux pour tout le monde. » Les jurys ? » J’ai appartenu à un seul, j’y étais mal à l’aise. Et puis, à mon grand âge, j’ai acquis une liberté satisfaisante à laquelle je tiens. » Les pétitions ? » Je ne vois pas ma légitimité. » Les voyages ? » De moins en moins. » (Tout de même, au compteur de ces deux dernières années, la Chine, le Laos, l’Argentine par deux fois, l’Espagne.) Les écrits autobiographiques ? » Ma vie n’a aucun intérêt. «
En creusant, on obtient cependant quelques bribes sur son enfance étonnante (l’adjectif n’est pas de lui), ces années passées dans les hôpitaux psychiatriques, à Rodez, Digne-les-Bains, Aix-en-Provence, non en tant que patient, mais comme fils de psy. » Rien de traumatisant, à part la souffrance sensible de la folie. » Mais on laissera de côté la maîtrise de sociologie, les petits boulots (disc-jockey, testeur chez Pif Gadget) avant la publication, en 1979, du Méridien de Greenwich, son premier roman, publié chez Minuit après avoir été refusé par nombre d’éditeurs – ceux-là mêmes qui lui font aujourd’hui les yeux doux ? » Cela s’est produit, ouià »
Aimable, mais pas disert. Pourquoi se lancer dans de longues périphrases quand on a émis le juste mot ? Echenoz le mélomane parle comme il écrit. A l’épure. Et à l’oreille. Ainsi est né son dernier roman : 14, ou 124 pages nourries de kilomètres de lectures sur la der des ders (livres d’histoire, carnets, romans), jusqu’à ce moment où l’écrivain se dit : » J’ai envie d’en faire quelque chose. » Un » quelque chose » bref, mais qu’on relira à volonté, tant la saveur des termes, la musique de la phrase, l’ironie du ton s’amplifient à chaque reprise. La Grande Guerre en accéléré, certes, pourtant tout y est : le timbre du tocsin, la fièvre joyeuse des mobilisés d’août 14, la longue marche des poilus, sac invraisemblable (25 kilos à sec) au dos, et puis là-bas, du côté de la Somme et de la Champagne, l’attente, la pluie, le froid, les poux, les rats, la boucherie, » opéra sordide et puant « .
Où l’on apprend qu’un bras pèse 3,5 kilos
Rarement on aura dit, avec une telle économie de mots et aussi élégamment, la folie de cette première guerre industrielle dont les héros echenoziens, le Vendéen Anthime flanqué de ses copains Padioleau le boucher, Bossis l’équarrisseur et Arcenel le bourrelier, sont les tristes figurants. Le tout sans pathos ni désolation, l’auteur désamorçant systématiquement la gravité du propos avec, ici, une anecdote – merveilleuses pages sur la consommation des animaux, paons et hérissons compris – ou une indication précieuse – rouges les premiers pantalons, 3,5 kilos le poids d’un bras -, là, un adver-be – du » pneumatiquement » proustien au délicieux » arrogamment » – ou encore l’emploi du » on « , qui telle une caméra très mobile, balaie le spectateur, le témoin, l’acteurà
Près d’un siècle plus tard, dans la rue des Martyrs, à deux pas de chez Echenoz, les enfants rentrent gaiement de l’école.
MARIANNE PAYOT
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