« L’extrême droite à l’Elysée est un fantasme »
« Eric Zemmour ne peut pas plus être élu à la présidence de la France que Marine Le Pen », juge le philosophe et historien. Une majorité de Français n’est pas près de s’engager dans une aventure aussi incertaine, estime-t-il. Mais continueront-ils à privilégier « l’aventure tranquille » d’Emmanuel Macron, qui en a déçu un certain nombre depuis 2017?
Auteur d’une somme en quatre tomes sur L’Avènement de la démocratie (Gallimard, 2007 – 2017), le philosophe et historien Marcel Gauchet explore dans La Droite et la gauche (1) la désaffection et la résistance du vieux clivage qui a longtemps régi la vie politique des démocraties occidentales. Cela tombe bien, la fin du mandat du président Emmanuel Macron est l’occasion de dresser le bilan du « en même temps » qui avait porté en 2017 un quasi-néophyte en politique à l’Elysée. Pour Marcel Gauchet, comme le consacre le titre d’un autre ouvrage paru en 2021, Macron, les leçons d’un échec (2), l’ambition a été déçue. Entre un début de campagne présidentielle marqué par l’émergence dans l’arène politique du polémiste Eric Zemmour et un sprint final jusqu’à avril 2022 qui peut encore réserver des surprises, l’analyse distanciée de l’historien spécialiste du processus démocratique est précieuse.
Le socialisme a été mis hors jeu parce que, fondamentalement, il a gagné. Le principe de la redistribution sociale s’est imposé partout en Europe.
Vous expliquez que le mécanisme majoritaire en vigueur en France impose de ramener la trinité « conservatisme, libéralisme, socialisme » à une opposition binaire. Est-ce entre le conservatisme et le libéralisme que celle-ci se déploie essentiellement aujourd’hui?
A certains égards, oui. Le socialisme a été mis hors jeu parce que, fondamentalement, il a gagné. Le principe de la redistribution sociale s’est imposé partout en Europe. C’est même une spécificité européenne sur la carte mondiale. Le socialisme a obtenu une réalisation majeure qui le rend aujourd’hui obsolète en regard de l’impératif économique d’un système de compétition mondialisée, à savoir l’urgence de la compétitivité. Il a beaucoup perdu de son attrait. En revanche, le libéralisme est le facteur d’ajustement à la mondialisation. Cette adaptation à la mondialisation suscite une réactivation des principes d’autorité et de souveraineté nationale. Par conséquent, on assiste à la recomposition d’un conservatisme d’un genre nouveau, qui n’a pas grand-chose à voir avec le traditionalisme catholique autoritaire, longtemps dimension essentielle du paysage politique européen.
Emmanuel Macron a été élu en 2017 sur un projet de dépassement du clivage droite-gauche. Peut-on dire que s’il a dirigé à droite au début de son mandat, la crise des gilets jaunes et plus encore celle de la Covid l’ont contraint à une politique de gauche dans la deuxième partie de celui-ci?
Votre description est objectivement juste. Emmanuel Macron revendiquait l’idée de mener une politique et de droite, et de gauche. Ses priorités, au départ, consistaient en des mesures libérales destinées à amener la France dans le cadre européen banal. Elles étaient déjà en vigueur à peu près partout en Europe mais la France, par sa tradition étatiste, leur résistait. Et, effectivement, les circonstances ont déterminé, par la suite, une orientation à gauche qui n’est pas faite fondamentalement pour lui déplaire. Avec toutes les nuances locales qui s’imposent en fonction des histoires nationales, la politique européenne est déterminée par la recherche de ce point d’équilibre entre le libéralisme économique et l’Etat social avec, comme fait nouveau, l’apparition d’une force conservatrice et souverainiste qui peut être d’extrême droite ou d’extrême gauche. Emmanuel Macron est à la recherche de cette formule européenne. En un sens, la politique française s’européanise à travers lui. Elle est moins locale et plus en phase avec des évolutions générales.
Le principal échec d’Emmanuel Macron est-il d’avoir donné l’impression qu’il comprenait les ressorts du « malheur français » et de ne pas avoir réussi à le résorber?
Il a su s’en faire l’écho et a donné l’impression qu’il avait compris. Mais il n’a pas réussi à lui donner une traduction politique. Tous les indices d’opinion sont clairs. Le pessimisme, le sentiment du déclin national, la défiance envers un système politique qui ne répond pas aux attentes des citoyens…, rien de tout cela n’a changé après quatre ans de présidence d’Emmanuel Macron. Il y a là un constat d’échec flagrant qui laisse un espace politique pour lui-même. S’il se représente, il devra assumer cette question dans un autre langage que celui qu’il a adopté en 2017. Il a cru que la banalisation européenne répondrait au malheur français, par le dynamisme économique et, si possible, par l’équité sociale. Bien sûr, ces aspects comptent beaucoup. Un pays qui s’appauvrit – ce qui est la réalité française – ne peut pas être un pays heureux. Mais ce n’est pas là que réside le malheur français. Il relève du modèle culturel et politique et de la non-prise en compte des questions qui se posent au citoyen. De ce point de vue-là, Emmanuel Macron a complètement échoué. La crise des gilets jaunes a été le symptôme majeur de cet échec. Il a, certes, réussi à la calmer, mais il n’y a pas répondu sur le fond.
Vous écrivez que les gilets jaunes n’ont fait que manifester une suspicion qui s’est généralisée dans la société et que c’est un élément clé de la crise démocratique. Quelles sont les racines de cette suspicion généralisée?
J’aimerais avoir la réponse parfaite à cette question. Je parlerais d’un mélange de facteurs considérables qui tient à la fois à l’évolution générale de la société et à la couleur particulière qu’elle prend en France. L’ évolution générale est l’impact de la globalisation sur la structure politique des sociétés. La globalisation a fracturé les sociétés entre le haut et le bas, entre les « anywhere » et les « somewhere », les gens qui profitent de la mondialisation et ses perdants, ceux qui restent enfermés dans leur cadre national.
Sur cette évolution, se greffe en France le problème de l’européanisation. Emmanuel Macron a provoqué sur ce point une énorme désillusion. Il ne fait pas oublier qu’une partie essentielle de son attirance électorale en 2017 était liée à un programme de refondation de l’Union européenne d’autant plus pertinent que les Français s’y sentent de plus en plus mal. Le référendum de 2005 (NDLR: sur le traité établissant une constitution européenne, rejeté à 54,68% des Français le 29 mai) en avait témoigné avec éloquence. Au fond, les élites françaises sont perçues comme fourriers d’une européanisation qui ne correspond pas à ce que le peuple français attend de son insertion en Europe. En réalité, Emmanuel Macron est resté exactement sur la ligne de ses prédécesseurs. Sa refondation a complètement échoué. Dans les particularités françaises, il y a aussi la puissance du clivage entre le centre et la périphérie. Environ 60% de la population se sentent hors jeu par rapport à un système politique qui fonctionne pour les 40% des Français des grandes métropoles et des personnes qui leurs sont associées. Emmanuel Macron est passé complètement à côté de ce sujet.
Le monde échappe à l’Occident. La « désoccidentalisation du monde » est le fait politique majeur du moment.
Comment, dans ce contexte, l’extrême droite est-elle devenue une force structurelle du paysage politique français?
L’ extrême droite française développe deux thématiques: le sentiment de déclin national et la dissociation entre centre et périphérie. Pour le « petit peuple », que l’on appelait autrefois « les prolétaires », le déclin français se traduit de façon très précise dans l’énorme désindustrialisation française, un élément complètement sous-estimé par la plupart des observateurs étrangers. La France est beaucoup plus désindustrialisée que des pays comme l’Italie et l’Espagne. Ce n’est pas indifférent. La « déprolétarisation » au profit d’une précarisation générale de la main-d’oeuvre inspire à la fois un sentiment de déclin et une aspiration à la révolte de la périphérie par rapport au centre. S’ajoutent à cette situation les questions particulières de l’immigration et du cadre politique. La France est un ancien pays colonial important. Elle est, à ce titre, en première ligne de la pression migratoire émanant de ses anciennes colonies. Or, ce problème est traité en France par les élites et par le personnel politique d’une manière telle qu’il a été transformé en une guerre culturelle à l’américaine. Le thème de l’immigration n’est plus un problème de gestion pragmatique, c’est une question idéologique enflammée sur le mode de ce que le trumpisme a mis en oeuvre aux Etats-Unis. Résultat: le clivage se fait entre les tenants de « l’immigration ne pose aucun problème » et ceux qui prétendent que « l’immigration est le problème principal ». Ce n’est ni l’un ni l’autre. Eric Zemmour a parfaitement compris ce phénomène. Il joue à fond la carte de la guerre culturelle. Bien que très différent de l’ancien président des Etats-Unis par sa personnalité, son parcours et son discours, il a « trumpisé » la politique française en amplifiant l’existence de cette guerre culturelle dans un contexte où Marine Le Pen, qui incarnait l’extrême droite traditionnelle, cherche au contraire à se normaliser. La deuxième particularité française est la désinstitutionnalisation d’un système politique à la dérive. Emmanuel Macron a été élu en dynamitant le système d’alternance entre partis de gouvernement, entre gauche et droite, le parti socialiste et la droite traditionnelle. Il a montré que ce système était obsolète et ne signifiait plus grand-chose dans la vie du pays, si ce n’est à l’état de résidu historique. Eric Zemmour s’est ensuite engouffré dans cette brèche sur le mode « Si Macron a réussi, pourquoi pas moi? ». C’est le dernier symptôme de cette désinstitutionnalisation où le Rassemblement national de Marine Le Pen apparaît comme un élément du système politique. Cela explique pour l’essentiel la percée d’Eric Zemmour dont il est difficile de dire quel sera l’avenir. Eric Zemmour est aussi phénomène médiatique. Sa traduction politique est aléatoire.
Vous expliquez qu’Emmanuel Macron, en 2017, proposait aux Français une « aventure tranquille ». En revanche, le refus d’une aventure plus incertaine est-il toujours le principal obstacle à une victoire d’une personnalité d’extrême droite à la présidentielle?
Absolument. La France est un pays rhétoriquement révolutionnaire et ontologiquement conservateur. Il faut savoir manier les deux. Le goût de l’aventure rhétorique est très fort. Mais la recherche de la stabilité est le centre de gravité du système politique français. Il faut donc se calmer. Je pense que Marine Le Pen est inéligible contre Emmanuel Macron et n’importe lequel de ses concurrents. Et je suis convaincu qu’Eric Zemmour est exactement dans la même situation. D’ailleurs, je suis troublé par le fait qu’il n’a pas l’air de mesurer qu’en soulignant sans cesse dans son discours que Marine Le Pen ne peut pas être élue, ce qui est vrai, il parle de lui sans s’en rendre compte. Eric Zemmour ne peut pas plus être élu que Marine Le Pen, pour la même raison. Il n’a pas la crédibilité gouvernementale suffisante pour que des électeurs votent pour lui au dernier moment. Même ses plus chauds partisans n’ont aucune envie de le voir au pouvoir avec ce que cela signifierait d’aventure politique puisqu’il n’a pas le personnel, l’appareil, la crédibilité technique pour gérer le pays, tout simplement. Pour moi, l’hypothèse de l’extrême droite à la présidence est un fantasme. Cela peut arriver sous forme d’un accident industriel. Avec l’épidémie, on ne sait pas ce que peut donner le taux d’abstention, des choses de ce genre… Mais c’est hors de l’hypothèse plausible.
Vous rappelez que les partis sont irremplaçables en démocratie. La « renaissance » des Républicains autour de Valérie Pécresse et la préparation d’un parti présidentiel autour de la formation Horizons d’Edouard Philippe, l’ancien Premier ministre d’Emmanuel Macron, pourraient-elles consacrer en 2022 le retour à l’avant-plan des partis?
Je crois que l’on n’en est pas là. Il faut évidemment être prudent. Le pouvoir de métamorphose des personnes est imprévisible, heureusement. L’avenir dira ce que sera l’action de Valérie Pécresse et celle d’Edouard Philippe. A priori, Valérie Pécresse est un pur produit de ce que j’appelle le mitterrando-chiraquisme. Edouard Philippe est un esprit un peu plus original et indépendant, le fait qu’il se soit engagé aux côtés d’Emmanuel Macron en témoigne. Néanmoins, Valérie Pécresse et Edouard Philippe sont d’un classicisme parfait. Je doute qu’ils soient en mesure de relancer un véritable intérêt pour la politique, y compris dans leur famille respective.
Il y a un peu moins d’un an, on assistait à l’assaut des partisans de Donald Trump sur le Capitole. Avez-vous vu dans cette attaque une véritable menace pour la démocratie?
Non, pas du tout. Cet événement me paraît avoir été monté en épingle d’une façon totalement excessive. L’ émeute du Capitole, c’est l’équivalent des gilets jaunes. C’est un monôme anarchique sans aucune consistance politique. Parler de tentative de coup d’Etat à propos de ce qui n’est qu’une émeute est absurde. Elle a mis en exergue le refus total du jeu institutionnel démocratique de la part d’une partie de la population, phénomène important. Mais la démocratie américaine n’a pas été menacée. Un vrai coup d’Etat aux Etats-Unis ne me paraît d’ailleurs pas probable. La démocratie américaine est bien ancrée.
Le sommet pour la démocratie convoqué les 9 et 10 décembre par Joe Biden témoigne-t-il de la volonté des Etats-Unis de raviver, en opposition à la puissance chinoise, le concept du « monde libre » tel qu’il existait face à l’Union soviétique et au bloc communiste?
C’est peut-être une aspiration. Les Etats-Unis ne sont pas près de renoncer à leur leadership du monde occidental. Mais je doute que cela soit un projet très adapté à la complexité actuelle de la géopolitique et du phénomène fondamental qui la caractérise, ce que l’on peut appeler la « désoccidentalisation du monde ». Le monde échappe à l’Occident. C’est le fait politique majeur du moment. Le problème des Occidentaux est de penser leur action dans ce nouveau monde. Réactiver la vieille opposition entre démocratie et totalitarisme n’est plus ni pertinent ni mobilisateur.
Parce que l’ordre du monde ne se résume pas à une confrontation binaire entre les Etats-Unis et la Chine?
Ce n’est même plus une confrontation idéologique. Aujourd’hui, la Chine ne cherche pas à exporter l’idée communiste comme le mouvement communiste international, que pilotait l’Union soviétique, l’ambitionnait jusqu’au début des années 1980. Ce n’est pas la préoccupation de la Chine. Elle mène une politique de puissance tout à fait classique. Elle ne cherche pas à nous vendre Confucius ou le marxisme-léninisme. Elle veut nous vendre ses marchandises et imposer son modèle commercial et industriel. Elle développe une politique d’affirmation nationale qui relève plus de Bismarck que de Marx.
(1) La Droite et la gauche, histoire et destin, par Marcel Gauchet, Gallimard, 168 p.
(2) Macron, les leçons d’un échec, par Marcel Gauchet, avec Eric Conan et François Azouvi, Stock, 306 p.
Bio express
1946 Naissance à Poilley, en Normandie.
1980 Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris.
1980 Création de la revue Le Débat, avec Pierre Nora.
1985 Publie Le Désenchantement du monde, une histoire politique de la religion (Gallimard, 480 p.)
2007-2017L’Avènement de la démocratie (Gallimard, en quatre tomes).
2016Comprendre le malheur français (Stock, 378 p.)
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici