LES SEPT LEÇONS DE L’HORREUR
Il existe un calendrier du fatidique, celui de ces instants qui se fixent dans la mémoire à jamais. Il était abattu à Dallas : à onze heures du soir, au coin du parc de Bruxelles, rue de la Loi, un crieur de journaux annonçait une édition spéciale. Deux avions percutaient les tours à Manhattan : une voix amicale, dans le téléphone hurlait que c’était la fin du monde. Explosions à Zaventem, puis à Maelbeek : la caissière qui me sert le lungo, à l’Exki de la porte de Namur, avait le portable à l’oreille, elle était soulagée que ses collègues à l’aéroport étaient toujours vivants…
Voilà Bruxelles dans l’atlas des catastrophes mémorables, qui gèlent le temps, transforment la routine en statue de sel : l’innommable doit désormais être nommé, l’improbable s’agglutine au banal, l’horreur est la porte à côté. Les écrans de toutes dimensions en ont été saturés, les comptes rendus sont forcément devenus tautologiques.
Tout le réel est rationnel, voilà que l’irrationnel est réel. Les désastres sont d’abord des fatalités, ensuite des rébus, enfin des équations, qui débouchent sur des leçons.
La première, c’est que l’histoire est globale. Nous avons ambitionné que le monde le soit, l’horreur en fait partie. Les rapports de force désormais ne se circonscrivent pas à l’échelle d’un Etat, d’un continent, ils concernent la planète. Tout nous est accessible, il suffit de consulter Google Earth et de zoomer de la vue de l’orange bleue tout entière jusqu’à la niche du chien dans le jardin du voisin, on n’a rien sans rien. On a voulu Vierzon et on a eu Vierzon.
La deuxième, c’est la guerre de tous contre tous. Sur le plan théorique, l’une des modalités de l’Apocalypse. En pratique, cela se gère comme tout, à moins que l’on se résigne à ce que le politique soit comme le cosmos : en dehors de notre portée. Or, il va de soi que la guerre est le grand enjeu de la politique, pour le meilleur (son évitement) ou le pire : l’assujettissement à sa loi.
La troisième, c’est que plus un pays est, comme on dit, évolué, plus il est exposé à une diversité périlleuse. Le melting-pot est, lui aussi, à deux faces : ou succulent ou infâme. Comment faire pour éviter l’infâme ? Il ne suffit pas de vouloir l’écraser.
La quatrième, c’est que nous n’avons pas affaire, comme le cinéma nous le serine bizarrement depuis des décennies, à des massacreurs plus ou moins robotisés, mais à des êtres de chair, de sang, qui prétendent, en plus, s’immoler au nom de leur âme, un mot qui, chez beaucoup d’entre nous, fait sourire.
La cinquième, c’est qu’il serait souhaitable que ceux qui gèrent la cité sachent où sont les priorités. Pas dans leur statut de mandataire, par définition provisoire dans une démocratie à laquelle nous prétendons être si jalousement attachés. Mais dans le long terme, qui suppose quasiment un don de double vue, une faculté de discerner la » big image « . Or, en Belgique, regarder au-delà du bout de son nez relève de l’astronomie.
La sixième, c’est que la Belgique n’est plus la Belgikske. La preuve, c’est que Molenbeek est un concept mondial. On attend que les tour-opérateurs en conçoivent les visites guidées, frissons garantis.
La septième, on ne peut que la déduire des bouleversantes biographies des victimes, où des journalistes se révèlent romanciers malgré eux. Comme si la mort tirait le portrait. » Il n’y a pas de destin sans saut dans le vide « , disait Yourcenar.
Jacques De Decker
Les désastres sont d’abord des fatalités, ensuite des rébus, enfin des équations, qui débouchent sur des leçons.
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