Les sept clés du succès
NIH : alertes médicales, FBI : portés disparus, Desperate Housewifes (Femmes au foyer déses-pérées)… Les titres des séries américaines parlent d’eux-mêmes, collent à l’air du temps et agissent comme les miroirs d’une société
C’est la revanche des séries sur la télé-réalité. Samedi 4 mars, en début de soirée, TF 1 a déprogrammé Le Royaume, une espèce de Loft médiéval, pour cause de flop, et l’a remplacé par Les Experts : Manhattan, une série culte qui a donné ses lettres de noblesse à la police scientifique. Depuis, de 20 h 50 à 1 h 55, les amateurs du genre peuvent s’enfiler six numéros de quatre séries différentes ! Quelques jours auparavant, c’est la RTBF qui décidait de doper ses parts de marché. Le mardi, sa production propre un peu faiblarde, Septième ciel Belgique, est désormais suivie d’une autre série, NIH : alertes médicales (National Institute of Health) jouant sur les grandes peurs sanitaires.
Et cela marche : 2005 a été l’année des séries. Cinq d’entre elles se sont hissées dans le top 20 des programmes les plus regardés, en Wallonie et à Bruxelles. Ainsi, le premier épisode des ménagères désespérées dans une de ces banlieues friquées et aseptisées des Etats-Unis, Desperate Housewifes, le 6 novembre dernier, sur RTL-TVI, a réalisé la 4e meilleure audience, derrière deux journaux télévisés et la finale de la Star Academy. Mais, le 14 novembre, un numéro des Experts : Miami a aussi réussi un très beau 8e score. Le premier long-métrage, Coup de foudre à Manhattan, apparaissait seulement en… 11e position.
Verdict : en télévision, les séries sont en train de détrôner les films. Une petite révolution. » Traditionnellement, la recette de base consistait à passer, en prime time, des produits à l’identité culturelle forte, des productions nationales, des films français dans lesquels les téléspectateurs se reconnaissent, explique Frédéric Antoine, professeur au département de communication, à l’UCL (Université catholique de Louvain). La série n’est qu’un produit de remplacement, un ersatz diffusé en journée pour les femmes au foyer. » Mais, aujourd’hui, les hommes et les jeunes y succombent aussi. Ils se passent en boucle des DVD. Ceux de Desperate Housewifes, mais aussi de 24 heures chrono, avec l’infatigable Jack Bauer, à la tête du département antiterroriste de la CIA. Ou de Lost, mettant en scène les rescapés d’un crash aérien sur une île déserte, dont la nouvelle saison est attendue sur RTL-TVI, le 20 mars prochain. On se refile aussi entre amis des cassettes de séries enregistrées aux petites heures de la nuit, parfois, sur Be TV. Et on en discute jusqu’à plus soif sur des forums Internet.
Cela fonctionne comme une addiction aux émotions fortes, aux cadavres en série, aux instincts pas toujours très nobles. Serions-nous tous devenus des psychopathes, assoiffés d’hémoglobine ? N’y a-t-il pas quelque chose de maso à regarder des formats d’à peine 25 ou 50 minutes d’histoires qui ne se terminent jamais, entrelardées de publicités ? Cela n’en dit-il pas long sur une société déboussolée, qui n’a plus le temps pour rien ? Voire. » L’être humain a besoin de fiction, explique Sarah Sepulchre, chercheuse au département de communication, à l’UCL. S’il ne lit plus, comme on le dit, il la trouve désormais dans les séries. Ce sont les histoires de colportage, les contes, les mythes d’aujourd’hui. La vraie culture populaire. » Démonstration en sept points. Sept, un chiffre magique pour conjurer l’envoûtement.
1 Le renouveau serait venu d’un big bang télévisuel, d’une avant-garde éclairée parmi les chaînes à péage américaines. Pendant longtemps, pour continuer à plaire au plus grand nombre, les grandes télévisions ont cultivé le conformisme, l’autocensure : pas de vilains mots, pas de sexe, qui font fuir les annonceurs. » La fiction française d’aujourd’hui, c’est la peinture soviétique des années 1930 « , résume caustique, sur son site, Martin Winckler, auteur de Miroirs obscurs, une histoire des séries américaines (Au Diable Vauvert). Aux Etats-Unis, HBO, qui s’adressait à un public d’abonnés, a lancé le mouvement avec deux séries dites pour intellos, l’humour en plus : les Sopranos, une série très violente avec un mafioso en psychothérapie, qui a inspiré le long-métrage plus soft Mafia Blues, et Six Feet Under, dont les héros sont entrepreneurs de… pompes funèbres. Devant le succès, les autres ont suivi. Mais comme il y a plusieurs centaines de chaînes aux Etats-Unis, cela a aussi donné pas mal de navets, qui entretiennent la mauvaise réputation des séries.
2Un genre… d’auteurs. » Aux Etats-Unis, les séries sont les produits phares des télés « , poursuit Sarah Sepulchre. Les grands noms du 7e art ne les dédaignent pas. Alan Ball, le scénariste oscarisé du film American Beauty, a produit Six Feet Under. Le réalisateur Steven Spielberg et l’auteur de best-sellers Michael Crichton, médecin de formation, qui avaient déjà travaillé ensemble sur Jurassic Park, ont créé Urgences. Un autre » dinosaure « , celui des séries hospitalières, dont se réclame la petite dernière Grey’s Anatomy, diffusée depuis le 5 mars dernier sur RTL-TVI. Jerry Bruckheimer, qui a fait fortune au cinéma avec Top Gun, Le Flic de Berverly Hills ou Pearl Harbor, s’est lancé, en 2000, dans CSI (Crime Scene Investigation), Les Experts, en français. Un des derniers épisodes a été signé Quentin Tarantino, Palme d’or à Cannes avec son film Pulp Fiction. Bref, que du beau monde.
3Une bonne histoire, neuve, sans tabous. Dans les séries, le scénario est central. Il parle du monde réel, sans peur de contestation, de sujets tabous comme l’inceste, le viol, la peine de mort, parfois avec un langage cru. » New York : police d’Etat a été la première série à montrer les fesses d’un homme sur une grande chaîne américaine, poursuit Sarah Sepulchre. Dans Sex and the City, les héroïnes parlent de sexe comme les hommes, ce qui surprend dans une Amérique puritaine. Mais une série de science-fiction comme Les 4 400 ( NDLR : sur RTL-TVI depuis peu) innove aussi en imaginant ce qui se passerait si autant de disparus, de revenants de toutes époques étaient de retour parmi nous. »
4La série colle à l’air du temps. Comme pour chercher à être plus vraies que la télé-réalité, les séries développent le souci de la crédibilité totale, du réalisme absolu, le sens du détail. Les instruments utilisés dans les laboratoires criminels sont authentiques. Des policiers scientifiques et des agents du FBI sont d’ailleurs associés à l’écriture des scénarios. Car la série colle à l’air du temps, avec ses experts policiers et médicaux de tout poil. Il y a vingt ans, la police scientifique n’existait pas. Les scénaristes font preuve de réactivité. » Aux Etats-Unis, il s’écoule quelques semaines à peine entre l’écriture d’un scénario et sa projection à l’antenne, rappelle Sarah Sepulchre. Des épisodes ont fait écho au 11-Septembre ou à la déclaration de guerre des Etats-Unis à l’Irak, dans les jours qui ont suivi. » Des personnages citent le Da Vinci Code, Harry Potter… Leur univers est le nôtre.
5La série innove aussi dans la forme. Comme dans la vie, tout y est speedé, stressant… Les situations s’enchaînent à un rythme soutenu. Les épisodes sont courts. Finies les longueurs des feuilletons-fleuves d’antan. Le montage est haché, nerveux. La caméra a la bougeotte, comme dans un film amateur ou un reportage télé, comme pour faire plus vrai, grâce à une technologie nouvelle, la steadicam. Autre innovation : le s plit-screen, cet écran de 24 heures chrono, qui se divise de façon à montrer plusieurs scènes à la fois. Action.
6Les héros solitaires ont fait place à des équipes de pros dont les histoires s’enchevêtrent. » Cela correspond à une complexification de la narration, ajoute encore Sarah Sepulchre. La télévision est apparue dans les années 1950. Il a fallu le temps que les gens s’y habituent. Mais, aujourd’hui, ils s’ennuient si les énigmes sont trop simples. » Les héros multiples aux personnalités contrastées permettent à davantage de téléspectateurs de s’identifier. Enfin, autre signe des temps, il s’agit souvent de groupes de pros ou d’amis, comme si le travail prenait désormais davantage de place dans le quotidien que la famille.
7Le plaisir de la série ou le retour du même. A l’instar de tout collectionneur qui déniche une nouvelle pièce, l’amateur de série éprouve, à chaque épisode, un plaisir renouvelé. Le principe fondamental d’une série repose sur le retour du même. La répétition a un côté rassurant. D’un polar à l’autre, on retrouve le même cadre, le même type de personnages, etc. Pendant dix ans, la série pour ados Friends a raconté la même histoire avec quelques variantes. Cela répondrait à un besoin très humain, celui de l’enfant qui demande, chaque soir, à ses parents de relire le même album, le même conte souvent noir, comme pour exorciser ses peurs. L’amateur de série ne serait-il, en fait, qu’un grand enfant ?
Dorothée Klein
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