Les scénarios de la partition

Se séparer ? Admettons. Mais comment se partager les biens et les dettes du ménage Belgique ? Quels seraient les nouveaux statuts de Bruxelles, de la Wallonie et de la Flandre ? Beau casse-tête en perspective

Cela promet : la scission de la Belgique soulèvera une foule de problèmes concrets dont la seule évocation provoque le tournis. Petit inventaire des difficultés :

1. Bruxelles

Un million de Bruxellois empêchent les séparatistes de dormir. La capitale, c’est en effet le caillou dans la chaussure des Flamands. Sans elle, la Flandre et la Wallonie seraient peut-être, depuis plusieurs années déjà, deux Etats indépendants. Et pour cause : enclavée dans le territoire flamand, mais très majoritairement peuplée de francophones, capitale de la Belgique, capitale de la Flandre et capitale de l’Europe, Bruxelles n’appartient vraiment à personne. Elle n’est pas fort aimée, non plus :  » Bruxelles est la seule capitale européenne souffrant, à ce point, des rivalités entre le  »centre » et la  »périphérie », observe Vincent de Coorebyter, directeur du Crisp. Paris n’est pas aimé par tous les Français non plus, mais personne ne lui conteste son rôle de capitale politique et culturelle. Bruxelles voit ce rôle contesté par les Wallons, qui ont établi le siège de leurs institutions à Namur, et par les Flamands qui, tout en la décrétant  »capitale » de la Flandre, menacent de l’asphyxier financièrement dès qu’elle ne se plie pas à leurs exigences.  » Las de constituer le champ de bataille des Flamands et des Wallons, de plus en plus de Bruxellois, francophones et néerlandophones, s’efforcent donc d’imposer leur spécificité identitaire reposant sur le multiculturalisme et le multilinguisme. C’est indéniable : les habitants de la capitale s’identifient davantage à la Région bruxelloise qu’à la Flandre ou à la Wallonie. Y compris ceux qui pratiquent la langue de Vondel, pour autant que l’on respecte leurs droits linguistiques. Que deviendra-t-elle, alors, au moment de la scission du pays ? Les Flamands rêvent tout haut de l’attirer dans leur giron, le jour venu, en lui faisant miroiter un avenir économique et fiscal attrayant. Même s’ils ne la portent pas dans leur c£ur, beaucoup d’entre eux pensent que la Flandre, sans Bruxelles, n’est pas une vitrine susceptible d’assurer un véritable rayonnement à l’étranger. C’est, sans doute, peine perdue : les Bruxellois ont appris à se méfier de la Flandre…

Alors : Bruxelles rattachée à la Wallonie ? Les rapports entre la Wallonie et la capitale n’ont pas toujours été fort chaleureux. Le choix de Namur comme  » capitale  » sudiste parle de lui-même. Ces dernières semaines, cependant, les responsables politiques wallons ont fait preuve d’un certain intérêt pour la Région bruxelloise. On a entendu Jean-Claude Van Cauwenberghe (PS), le ministre-président wallon, réclamer que Rhode-Saint-Genèse passe à la Wallonie, pour que la Région wallonne et la Région-Capitale disposent ainsi d’une  » unité territoriale « . Elio Di Rupo, le président du PS, n’a-t-il pas plaidé, au c£ur de l’été, pour que Bruxellois et Wallons prennent, s’il le fallait,  » leur destin complètement en main, avec l’ensemble des attributions d’une nation  » ? Mais, là aussi, les Bruxellois sont dubitatifs : ils savent bien qu’au Sud l’idée d’un destin commun avec la capitale n’enthousiasme pas tout le monde.

 » Pas de doute, martèle l’ancien député Paul-Henry Gendebien, fondateur du parti réunioniste RWF-RBF : seul le rattachement de Bruxelles à la France, aux côtés de la Wallonie, lui permettra de préserver ses atouts de grande ville internationale francophone, de garantir ses libertés culturelles et linguistiques. Et les habitants de la périphérie bruxelloise devront pouvoir se prononcer, par référendum, sur l’avenir qu’ils désirent : si la Flandre largue les amarres, il ne peut être question que la séparation se fasse à ses seules conditions.  » L’intégration de Bruxelles à la France ne manquerait cependant pas de toucher certaines susceptibilités internationales : comment l’Allemagne, pour ne citer qu’elle, jugerait-elle la perspective de voir toutes les institutions européennes concentrées sur le territoire français ? Et puis, comment justifier le rattachement, à l’Hexagone, d’un bout de territoire enclavé dans un autre Etat, en l’occurrence la Flandre ?

Autant d’inconnues qui plaident en faveur d’un scénario de  » ville libre européenne « , jouissant d’une très large autonomie politique et économique, mais placée sous un statut fédéral européen, sur le modèle de Washington DC., la mettant à l’abri des convoitises d’un quelconque Etat national. Reste, évidemment, à convaincre l’Europe de la pertinence d’un tel scénario. Ce n’est pas évident pour qui connaît la situation très délicate dans laquelle se trouve l’actuelle capitale de la Belgique : 350 000 navetteurs s’y rendent tous les jours, provoquant un engorgement croissant ; le taux de chômage y atteint le niveau record de 22 % ; plus d’un tiers de sa population est issue de l’immigration, elle dispose d’une faible capacité contributive et d’un profil démographique peu adapté au marché de l’emploi…

2. La Wallonie

 » La Flandre a davantage à perdre dans l’aventure séparatiste que la Wallonie, parce que c’est elle qui tire le plus de profits de la Belgique. Le sud du pays constitue, aujourd’hui, le principal marché du Nord : les Flamands n’ont aucun intérêt à appauvrir leur client principal « , martèle Jean-Claude Marcour (PS), ministre wallon de l’Economie et de l’Emploi. Lequel insiste, également, sur le vieillissement de la population moins accentué au Sud qu’au Nord – et donc le coût moindre des pensions futures -, une mobilité plus fluide en Wallonie et davantage d’espaces disponibles pour l’implantation de nouvelles entreprises. Il y a sans doute du vrai dans ces propos. Mais les quelques avantages dont peut se flatter la Wallonie ne compensent certainement pas ses multiples faiblesses. Et les discours lénifiants des éminences sudistes vantant le  » redressement  » wallon n’y changeront rien : le sud du pays n’est probablement pas viable comme Etat indépendant dans le cadre de l’Union européenne. La Wallonie ne vit-elle pas, depuis des années, largement au-dessus de ses moyens, et ce grâce à ces quelque 5 milliards d’euros de transferts en provenance de la Flandre ? Puisque ceux-ci contribuent essentiellement au financement de la sécurité sociale, c’est logiquement dans ce secteur que la Wallonie aurait le plus de difficultés à surmonter en cas de scission. Certains, cependant, font le pari que le redressement wallon ne pourra vraiment s’amorcer que lorsque le sud du pays sera privé de ce respirateur artificiel que constituent les transferts :  » C’est là faire preuve de beaucoup d’optimisme, tempère un parlementaire : quand on prive un malade de son poumon artificiel, soit il sort du coma, soit il meurt…  »

Mais une autre voie lui est ouverte : celle d’une association ou d’une union à la France. Bien sûr, cette solution se heurtera à d’énormes obstacles juridiques et diplomatiques. Mais, dans les milieux politiques français, on suit de plus en plus attentivement l’évolution de la Belgique. Et les derniers rapports des ambassadeurs de France en poste à Bruxelles sont, paraît-il, particulièrement pessimistes sur l’avenir de l’Etat belge. Pour Paul-Henry Gendebien – l’ancien député (Rassemblement wallon) est le seul à le dire ouvertement, mais il n’est pas le seul à le penser -, il ne fait aucun doute que la Wallonie a déjà fait le choix de la France. Les contacts diplomatiques entre les Wallons et les Français se sont d’ailleurs intensifiés ces derniers temps. Pour preuve, la signature, le 10 mai dernier, d’un – discret – accord de coopération (essentiellement économique) entre la Région wallonne et la République française, une première dans l’histoire diplomatique du Quai d’Orsay. La signature d’un accord liant Paris à une région rompt avec la tradition  » centralisatrice « . Un signe ?

3. La Flandre

Pas de doute : la Flandre s’imagine déjà transformée en un véritable Etat. Peut-être pâtirait-elle de ne plus avoir Bruxelles pour capitale. En coulisses, certaines excellences suggèrent donc l’hypothèse d’un rattachement aux Pays-Bas, longtemps cités en exemple par les économistes et les responsables politiques flamands, admirateurs du  » poldermodel « . Mais, aujourd’hui, outre-Moerdijk, les finances publiques, la sécurité sociale et les fonds de pensions sont tombés quelque peu en déliquescence. Ces dernières semaines, la grogne sociale y est à son comble, montrant bien que le  » miracle  » hollandais se dégonfle un peu. En outre, ainsi que le relevait récemment Antoine van Dongen, ancien ambassadeur des Pays-Bas en Belgique, dans l’hebdomadaire flamand Knack,  » la Flandre a besoin des Pays-Bas, mais les Pays-Bas n’ont pas besoin de la Flandre « . Le nord de la Belgique, en effet, dépend de ses voisins à plusieurs égards : l’Escaut menant au port d’Anvers passe par la Zélande, ainsi que la ligne de chemin de fer désaffectée ( » Ijzeren Rijn « ) susceptible de relier le port d’Anvers au bassin industriel allemand de la Ruhr, sans imposer un détour fluvial par Liège. Une collaboration étroite entre les Pays-Bas et l’Etat flamand indépendant s’avérera donc plus que jamais indispensable. Mais on doute que la Flandre, cette  » nation triomphante « , supporte l’idée d’un quelconque rattachement. Et d’ailleurs, en a-t-elle vraiment besoin ?

4. La dette publique

La répartition de la dette publique est, assurément, l’un des problèmes les plus épineux qu’il faudra résoudre au moment de la division du patrimoine belge. Faut-il le souligner ? Une dette publique n’est en rien comparable aux dettes d’un ménage. Elle est reliée, par mille et un fils, à l’ensemble des activités d’un pays. Elle contribue, aussi, à augmenter les revenus des détenteurs des emprunts publics. Elle réduit aussi, évidemment, les marges de man£uvre politiques. Et comment ! L’endettement du pays s’élève à quelque 250 milliards d’euros, soit 97 % du produit intérieur brut annuel. Rien que les charges d’intérêt représentent 4,7 % du PIB ! Inutile de dire que le Nord et le Sud ne sont pas sur la même longueur d’onde quant à la façon de se partager le fardeau. Les Flamands estiment qu’il faut tenir compte de l’affectation des sommes empruntées pour déterminer la contribution de chacun à leur remboursement. Sur cette base, les Flamands et les francophones hériteraient chacun de la moitié de la dette. Certains économistes wallons, par contre, tel Jacques Drèze, prônent la reprise, par la Flandre, de l’intégralité de la dette publique, arguant du fait qu’ainsi l’équilibre des revenus actuels pourrait être maintenu. En effet : on estime que la contribution flamande annuelle au paiement des charges de la dette dépasse celle de la Wallonie de quelque 5 milliards d’euros, soit, à peu de chose près, le montant des transferts Nord-Sud ! Dans une étude menée par la Kredietbank, des économistes flamands défenseurs de la thèse séparatiste prônent cette solution. Mais on doute fort, cependant, que le nord du pays se range unanimement à pareil argument…

Se référera-t-on à d’autres éléments, tels la capacité contributive de chacun ou le poids démographique ? Chacune de ces données  » objectives  » risque d’être jugée inacceptable par l’une des deux parties. Un arbitrage international ? Pendant ce temps, les intérêts ne seraient plus payés : on imagine le désastre. Ainsi, les acteurs – et ils sont nombreux – qui ont intérêt à la poursuite d’une gestion  » prudente  » de la dette publique forment l’une des dernières coalitions favorable à la survie de l’Etat belge. Triste sort que celui d’un pays dont l’endettement est l’un des derniers ciments obligés…

5. La monarchie

Alors que les responsables politiques ont perdu pas mal de crédit auprès de la population, la monarchie semble vaillamment caracoler en tête du hit-parade dans le c£ur des Belges. Mais que deviendrait-elle en cas de séparation ? On pourrait, évidemment, envisager de conserver la couronne pour atténuer le choc psychologique de la partition : Albert II resterait le roi des Bruxellois, des Wallons et des Flamands, lesquels se  » cotiseraient  » pour assurer sa subsistance. Reste qu’aux yeux des nationalistes flamands la dynastie des Saxe-Cobourg-Gotha incarne historiquement la bourgeoisie francophone, et que les responsables politiques wallons ne s’affichent pas non plus obstinément monarchistes. Ainsi, le couple royale risque fort, le jour venu, de goûter à la tranquillité des rentiers ordinaires… I. Ph.

I.Ph.

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