Les rentières du best-seller

Elles n’ont ni la reconnaissance des écrivains intimistes ni la visibilité des auteurs en vogue. Et pourtant, elles tricotent les succès au mètre. Rencontre avec ces serial romancières.

Relis-les, tes critiques, tu n’en auras plus jamais comme cela.  » Quarante ans plus tard, ce pronostic du dramaturge Marcel Achard résonne encore aux oreilles de Françoise Dorin. Malgré ses succès divers (théâtre, chansons, romans), l’auteur des Lits à une place n’encombra plus guère les colonnes des journaux : pas assez littéraire pour les puristes.

Elles sont quelques-unes comme elle (Juliette Benzoni, Janine Boissard, Françoise Bourdin, Mireille Calmel) à connaître une sorte de  » purgatoire  » médiatique.  » Je ne demande pas grand-chose, juste un entrefilet dans des magazines féminins ou des journaux comme Voici, qui ont le même lectorat que nous « , émet, mi-timide, mi-narquoise, Françoise Bourdin (700 000 exemplaires écoulés en 2005 !). Le succès sans l’estimeà

Il faut dire que ces dames y mettent du leur : elles vendent ou ont vendu des centaines de milliers d’exemplaires, elles publient de gros livres qui racontent des histoires (de famille, de m£urs, des siècles passésà) avec coups de théâtre et happy end, leurs héroïnes combattantes requinquent leurs lectrices, bref, elles sont  » populaires ! « , comme dirait Sardou. Presque un gros mot en notre époque d’introspection, où les conquêtes de Christine Angot et les états d’âme de Houellebecq monopolisent l’attention. Il est vrai que ces  » best-selleuses  » ne font pas dans la dentelle sémantique et ne peuvent être taxées de stylistes. Ni plus ni moins, somme toute, qu’un Marc Levy ou qu’une Katherine Pancol. Il est vrai, aussi, qu’il n’est pas toujours facile de suivre ces stakhanovistes de la plume : deux livres tous les quatorze mois (une biographie chez Perrin, un roman historique chez Plon) pour Juliette Benzoni ; deux, également, pour Françoise Bourdin, chez Belfond, et pour Mireille Calmel, chez XO ; un tous les neuf mois chez Robert Laffont ou Fayard, du côté de Janine Boissardà

Dopées par l’écriture, ces romancières font preuve d’une belle longévité. A 87 ans, Juliette Benzoni s’installe toujours à 7 h 45 pétantes devant sa table de travail ; même entrain chez Françoise Dorin, 80 ans, qui s’amuse tous les matins à faire rebondir ses personnagesà Les éditeurs ne tentent nullement de freiner l’ardeur de leurs poules aux £ufs d’or. Tout au contraire, et ils les bichonnent, à coups de promotion sur les ondes et d’accompagnements dans les divers Salons du livre français (Janine Boissard et Mireille Calmel, notamment, en sont friandes, qui dédicacent à tour de bras de Toulon à Saint-Etienne, en passant par Montaigu).

En règle générale, les patrons des maisons d’édition sont très proches de ces romancières riches en lecteurs et pauvres en critiques.  » Bernard Fixot est un père pour moi, confesse Mireille Calmel. Il me protège.  » Janine Boissard ne tarit pas d’éloges sur Claude Durand (Fayard), Juliette Benzoni travaille depuis des lustres avec Xavier de Bartillat (Perrin) et avecà les responsables successifs de France-Loisirs. Car les clubs sont les grands bénéficiaires de la prose optimiste de leurs auteurs vedettes. A tel point qu’il leur arrive maintenant de publier en avant-première leurs romans (L’Inconnue de Peyrolles, de Françoise Bourdin, Le Lit d’Aliénor, de Mireille Calmel), sans que cela nuise à leurs éditeurs classiques, ni même aux collections de poche (Pocket, J’ai lu, Le Livre de poche).

Un engouement qui a ses revers. Compliqué, en effet, pour ces auteurs, cataloguées une fois pour toutes et attendues par leur public comme les feuilletonistes d’antan, de s’aventurer hors champ. Mireille Calmel, la jeune magicienne du roman  » historique et féerique « , en a fait les frais l’année dernière, avec un récit plus personnel (La Rivière des âmes), tout comme Françoise Bourdin, qui s’est essayée au huis clos sanglant (Comme un frère), désarçonnant son lectorat, habitué aux intrigues plus roses. Des  » accidents de parcours  » à quelques milliers d’exemplaires tout de mêmeà

JANINE BOISSARD La madone des familles

A force d’entrapercevoir ses romans, pleins de sentiments de bon aloi, de familles aimablement bourgeoises et d’aventures gentiment impertinentes, on l’imaginait très dame patronnesse. Rien de tel. Cette grand-mère, divorcée, de 10 petits-enfants se révèle fort pétulante et coquette :  » Ne me demandez pas mon âge, j’en change suivant mon interlocuteur « , lance-t-elle. Du toupet, elle en a toujours eu : à 20 ans, cette fille d’un grand commis de l’Etat envoie à René Julliard, l’heureux éditeur d’une certaine Françoise Sagan, un manuscrit. Qu’il accepte ! Plus tard, elle sera la première femme à signer dans la Série noire, sous son nom de femme mariée : J. Oriano. Mais le grand succès, c’est avec L’Esprit de famille (six tomes, chez Fayard) que Janine – de nouveau Boissard – le rencontre. En cette année 1977, elle obtient même deux voix au Femina, brandies aujourd’hui comme un trophée. Et voit son roman adapté en feuilleton par TF 1 – un mauvais point pour la critique. Une femme en blanc, Belle-grand-mère, Marie-Tempête, Histoire d’amourà Ses héros ont beau, comme dans la vie, se séparer, les familles se décomposer, la bienséance demeure toujours.  » Ne te laisse pas griser « , lui disait son père. Du haut de sa quarantaine de romans, Janine a suivi son conseil. Elle a horreur du gris.

FRANçOISE DORIN La reine du vaudeville

Vous savez, j’ai habité longtemps à Montmartre « , s’excuse-t-elle presque en vous accueillant sur le pas de sa maison de Neuilly.  » Plus droite saucisson que gauche caviar « , comme elle se définit elle-même, la fille du célèbre chansonnier de l’entre-deux-guerres René Dorin n’a rien d’une rombière. Peut-être sont-ce les longues nuits passées à écouter Jean Poiret (son compagnon d’alors) et Michel Serrault inventer leurs sketchs qui ont mis cette fanatique de foot à l’abri du conformisme. Mais rester à l’ombre de ces vedettes (elle vit aujourd’hui avec Jean Piat) n’était pas du tempérament de Françoise Dorin. En 1957, elle envoie, elle aussi (effet Sagan oblige), un texte  » écrit en cachette  » à René Julliard. Quelques années plus tard, c’est le jackpot avecà l’une de ses chansons, Que c’est triste Venise, mise en musique en 1965 par Aznavour, et avec sa première pièce, Comme au théâtre, jouée à Paris. 1976 : retour tonitruant à ses  » ouvrages de dame  » (l’expression était de Poiret). Va voir maman, papa travaille (Robert Laffont), version romanesque du théâtre de boulevard, cartonne, tout comme Les Lits à une place (Flammarion), qui frise le million d’exemplaires vendus, toutes éditions confondues. Aujourd’hui chez Plon (et Pocket), Françoise Dorin continue de commenter, à coups de dialogues colorés et de répliques humoristiques, les faits de société. Trop contente de n’être plus seulement la fille ou la femme deà

FRANçOISE BOURDIN La consolatrice

La rupture en chantant « , telle pourrait être sa devise. Qu’ils soient bûcheron, imprimeur, pilote de ligne ou jockey, nombre de ses héros auront connu un drame. Et remonteront la pente, offrant aux lecteurs un beau message d’espoir.  » Mes romans font office de thérapie « , reconnaît Françoise Bourdin, entre deux cigarettes. Un métier, une structure familiale, une région : la recette de l’auteur des Sirènes de Saint-Malo est imparable. Et payante. Depuis Terre indigo (1996), ses ventes s’affolent et ravissent ses éditeurs : Belfond vient de publier Une nouvelle vie – tandis que Pocket réé-dite L’Inconnue de Peyrolles – et sortira en octobre Dans le silence de l’aube, prépublié par France-Loisirs en 2007 (250 000 exemplaires d’ores et déjà écoulés). Malgré cette effervescence éditoriale, Françoise Bourdin demeure une sauvage repliée dans sa belle maison normande (l’ex d’Alain Decaux), du côté de Vernon. Ses filles sont à Paris, ses maris envolésà Reste sa mère, Geori Boué, 89 ans, ancienne soprano séparée de son mari, le baryton Roger Bourdin (décédée en 1973), en 1962. A défaut de vocalises, la petite Bourdin, elle, allait chevaucher les pur-sang au petit matin à Maisons-Laffitte. Une passion qui lui laissa à jamais le goût de la liberté.

Juliette Benzoni La doyenne du roman historique

Vous prendrez bien un peu de champagne ? Je déteste les gens qui refusent de boire.  » Quelques bulles donc, avant le sancerre rouge, en compagnie de la reine de la fresque historique. Avec ses faux airs de Bernadette Chirac, Mme Benzoni, 87 ans, dont plus de quarante-cinq d’écriture, aime la vie, tapant volontiers le carton le dimanche dans sa maison de Saint-Mandé. Ses cartes préférées ? Le tarot, bien sûr, un bien beau jeu, avec rois, reines et cavaliers. Car voici longtemps que cette grande admiratrice d’Alexandre Dumas ne s’intéresse plus à la Ve République. C’est avec les siècles passés et sa mémoire phénoménale qu’elle ravit ses nombreux lecteurs (elle a vendu la bagatelle de 100 millions d’exemplaires dans le monde). 74, 75, 76à Personne ne sait, au juste, combien de livres a commis la charmante dame de Saint-Mandé, jonglant, depuis 1962, au fil de ses sagas (Catherine, Marianne, La Florentine, Le Boiteux de Varsovie, Le Sang des Koenigsmarkà) avec les secrets d’Etat et d’alcôve, les guerres royales, les chevaliers au grand c£ur et les mystérieux Templiers. Dès le 8 juin, elle s’attaque à une nouvelle série, chez Perrin, consacrée à Louis XIV et à l’affaire des poisons. Et après ?  » Il me reste à explorer Napoléon III, le xviiie, le Moyen Ageà  » Bref, Juliette Benzoni n’a pas fini de prier le Saint-Esprit ( » Tous les matins, pour l’inspiration « ) et de faire une petite action de grâce ( » A chaque parution « ).

MIREILLE CALMEL La fée ressuscitée

La véritable héroïne de ses romans, c’est elle-même : Mireille Calmel, 43 ans, atteinte, gamine, d’une maladie musculaire grave qui la mena maintes fois à l’hôpital, puis, plus récemment, d’un cancer. Dès ses 15 ans, elle fit le tour des libraires de sa Provence natale pour placer son premier roman. Aujourd’hui, elle noircit sa dizaine de feuillets par jour comme si sa vie en dépendait. Ses héroïnes, piochées dans les siècles passés (d’Aliénor d’Aquitaine à la pirate Mary Read), sont à son image : passionnées, volontaires, intrépides, rebelles età exaltées. Car elle l’est sans conteste, cette drôle de romancière qui rêve ses scènes avant de les écrire (documentation à l’appui). D’une légende elle fait son miel. Le tome I de son Chant des sorcières (une histoire de barons et de fée Mélusine dans le Vercors moyenâgeux) vient à peine de sortir qu’elle a presque fini le deuxième tout en songeant au troisième. En vieux renard, Bernard Fixot, son éditeur et héros (il a eu le nez creux, dès 2002, avec Le Lit d’Aliénor, 130 000 exemplaires vendus chez XO), suit le rythme, allègrement.l

l MARIANNE PAYOT; M. P.

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