Les naufragés de Saint-Domingue

Avec le dérèglement climatique, des tempêtes tropicales de plus en plus violentes frappent la capitale dominicaine. Et un véritable égout à ciel ouvert inonde les bidonvilles où vivent 300 000 personnes.

Sur le papier glacé des magazines, à la rubrique tourisme, la République dominicaine est ce qu’on appelle  » un petit coin de paradis « . Un  » éden à prix d’amis  » pour les Occidentaux qui recherchent à Punta Cana, le temps d’un séjour tous frais compris, des eaux cristallines, du ciel bleu, des cocotiers, et le farniente sans souci. Sauf pour les curieux qui décident parfois de pousser jusqu’à la capitale du pays, située à 80 kilomètres de cette station balnéaire. Ceux-là ont intérêt à avoir le goût du contraste. Saint-Domingue, berceau de l’Amérique, où Colomb fit construire la première cathédrale, la première rue, le premier hôpital du Nouveau Monde (que l’on peut toujours admirer dans le quartier historique), est certes une jolie cité. Mais les rives du fleuve Ozama, qui traverse la ville du nord au sud, n’ont, elles, aucune chance de figurer sur les dépliants touristiques. Le long de cet immense égout à ciel ouvert s’étalent parmi les plus grands bidonvilles d’Amérique centrale, avec leur population bigarrée. 300 000 hommes, femmes et enfants vivant très en dessous du seuil de pauvreté. A chaque inondation importante, la plupart retrouvent leurs cabanes de tôle ondulée englouties, parfois jusqu’au toit, sous les eaux qui charrient les poubelles de la ville, les milliers de bouteilles en plastique et de canettes métalliques balancées directement dans le fleuve. Sans parler des résidus d’abattoirs, des huiles usagées ou des métaux lourds rejetés par les usines alentour. Ni des boues dues aux glissements de terrain. Fins nez s’abstenir.

Georges, Olga, Erika… : petits noms pour grandes tempêtes

Le dérèglement climatique, les habitants de ces quartiers n’en ont pas toujours entendu parler, mais ils n’ont pas eu besoin d’éplucher les rapports du Giec pour constater que les ouragans et leur lot d’inondations – mais aussi les périodes de sécheresse ! – sont de plus en plus fréquents et de plus en plus violents depuis vingt ans. Cela du fait de la hausse des températures et de la montée du niveau de l’océan. Georges, Olga, Erika, Noel… les  » petits noms  » donnés à ces grandes tempêtes tropicales se suivent et les dégâts qu’elles causent se ressemblent. Désormais, les bidonvilles qui bordent l’Ozama peuvent être submergés plusieurs fois par an.  » Notre pays produit seulement 0,06 % des gaz à effet de serre de la planète, or la République dominicaine est le 8e pays le plus impacté au monde par le réchauffement climatique. Cherchez l’erreur !  » s’indigne Omar Ramirez Tejada, vice-président du Conseil national pour le changement climatique dominicain. Comment s’étonner ensuite que ce petit Etat – qui partage l’île d’Hispaniola avec Haïti – ait tapé du poing sur la table à la dernière réunion préparatoire avant le sommet climatique (COP 21) qui se tiendra à Paris à partir du 30 novembre ? Avec le G 77, qui réunit les pays les moins développés de la planète (mais souvent les plus menacés par le dérèglement du climat), la République dominicaine réclame un accord équitable, où les nations riches aideraient financièrement les pays les plus pauvres et les plus en danger à s’adapter à la nouvelle donne climatique. Faute de quoi, ces derniers refuseront, comme à Copenhague en 2009, de signer l’accord de Paris.

De tous les quartiers déshérités de Saint-Domingue, la Barquita est l’un des plus exposés aux inondations. Partant des hauteurs de la ville et descendant comme un tas d’ordures jusqu’aux rives nauséabondes de l’Ozama, ce bidonville est le  » paradis  » des reporters-photographes en quête d’images fortes… et un enfer domestique pour ceux qui y habitent. Lorsque nous abordons en bateau à la Barquita, il faut d’abord tenter d’éviter l’énorme cochon noir en décomposition qui dérive les pattes en l’air, au milieu des vieux bidons d’huile, des emballages de hamburgers et des jacinthes d’eau. Qu’on respire par le nez ou par la bouche, qu’on se protège ou non avec un mouchoir, l’effet est le même sous 40 °C au soleil. En bordure de ce cloaque s’élève la  » maison  » de Virginia Lopez, une petite dame aux cheveux gris qui, à 65 ans, a déjà vécu plus de la moitié de sa vie ici. C’est à la Barquita qu’elle a élevé ses enfants. Si l’odeur n’a pas l’air de l’incommoder, Virginia vit en revanche toujours dans la crainte de la leptospirose, une maladie transmise par les rats, fréquente à la Barquita.

 » Les habitants de la Barquita ont pris leur parti de cette situation  »

Un peu plus loin, Maria Esther Rodriguez, plantureuse jeune femme aux ongles impeccablement peints en bleu, balaie sa minuscule cabane constituée de quelques planches. Non loin, ses deux jeunes enfants jouent au bord des cañadas, ces rigoles censées recueillir les eaux usées, mais vite transformées en décharges publiques. Maria Esther ne se fait pas prier pour expliquer sa vie à la Barquita :  » Quand il y a un ouragan, beaucoup de parents gardent la main au sol toute la nuit pour s’assurer que l’eau ne monte pas. Si c’est le cas, alors on grimpe se réfugier à l’école ou à l’église, le temps que la montagne de boue soit évacuée. Cela peut durer plusieurs jours, car parfois l’eau monte jusqu’au toit. Ensuite, il faut sortir les matelas et mettre toutes nos affaires au soleil pour les faire sécher… quand on ne nous les a pas volés.  »

Devant les petites échoppes aux couleurs vives et joyeuses, autour des braseros ambulants, face aux bars improvisés où les hommes boivent de la bière et jouent aux dominos, au bord des cañadas puantes où les femmes bavardent et s’amusent avec leurs gosses, au milieu de ces ruelles étroites de terre battue où les jeunes à moto se fraient – musique à fond – un chemin entre les chiens et les cochons, tous les habitants de la Barquita racontent la même galère. Et tous la supportent avec le même souriant fatalisme.  » Si je suis pauvre, c’est que Dieu l’a voulu. Ma vie est entre ses mains « , soupire Julio Cesar Santos, un ouvrier retraité aux cheveux gris et à la chemise à carreaux fraîchement repassée. Son petit-fils dans ses bras, Julio Cesar explique qu’il a été forcé de venir s’installer à la Barquita voilà une quinzaine d’années, quand il a perdu son travail. Il n’en est plus jamais reparti.

 » Les habitants de la Barquita ont pris leur parti de cette situation. Au point que lorsqu’en 2012, Danilo Medina, président nouvellement élu, a débarqué par surprise dans ce bidonville et leur a assuré qu’il allait les sortir de leur misère, personne ne l’a cru « , se souvient Valéry Vicini, de l’Agence française de développement (AFD) en République dominicaine. Mais, comme ce président était le premier à s’aventurer dans un quartier où la bonne société de Saint-Domingue n’a jamais mis les pieds, Virgina Esther, comme de nombreux autres habitants de la Barquita, a collé le portrait de Medina sur sa porte. La photo de Danilo voisinant avec les images pieuses qui l’ornaient déjà, et que l’on retrouve partout dans le quartier. Le président ferait donc presque figure de saint pour ces laissés- pour-compte que la République dominicaine cherche d’habitude à cacher.  » Voilà à peine dix ans, lorsque les dirigeants étrangers venaient rendre visite aux autorités dominicaines, on leur faisait traverser la ville de nuit pour éviter qu’ils voient ces centaines de bidonvilles et toute cette misère dont le pays a honte « , se rappelle un membre de l’Urbe (la commission de réhabilitation de la Barquita).

Que Danilo Medina soit ou non guetté par la sainteté, une chose est sûre : un miracle est en train de se réaliser du côté de la Barquita. Trois ans seulement après cette promesse, les 7 000 habitants du bidonville sont en effet sur le point d’être relogés dans la Nueva Barquita, un quartier flambant neuf (comme son nom l’indique), créé sur l’autre rive, en surplomb de l’Ozama. Et donc à l’abri des inondations. Un large ensemble à la vue dégagée, avec ses HLM spacieux et colorés, son agora, ses commerces de proximité, ses services. Mais même si on les a emmenés visiter leurs nouveaux logements – financés par un prêt bonifié de l’AFD de 210 millions de dollars -, les habitants de la Barquita ne parviennent toujours pas à réaliser vraiment ce qui leur arrive. Et, au cas où le miracle se confirmerait, certains commencent même à se demander comment ils vont réussir à reconstruire leur vie dans ce grand ensemble certes accueillant, mais où l’on n’entendra plus le chant des coqs, où l’on ne croisera plus de chèvres dans les ruelles, où l’on ne dormira plus les uns contre les autres, mais dans des chambres séparées. Et où il ne sera plus question de jeter ses ordures devant chez soi. Une nouvelle vie où tout est à repenser. Une révolution à la fois intime et collective.

De notre envoyé spécial Olivier Le Naire

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