Les musulmans, boucs émissaires ?

L’actualité internationale ne fait rien pour apaiser les tensions. Après une année 2006 mouvementée – l’affaire des caricatures de Mahomet, la sanglante guerre d’Irak, les déclarations du président iranien, les atermoiements pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne… – un nombre important de musulmans éprouvent un immense sentiment de mal-être. Certains se sentent, comme les juifs dans les années 1930, exclus, rejetés, discriminés. Ils redoutent l’hostilité à leur égard et se rebellent contre leur image dégradée

Muslims are the New Jews  » ( » Les musulmans sont les nouveaux juifs « ), titrait récemment une éditorialiste du Sunday Times, en pleine polémique sur le voile, en Grande-Bretagne. Une formule choc, caricaturale au regard de l’Histoire ( lire page 44). Mais elle a le mérite d’exprimer clairement le sentiment de certains musulmans, regardés de travers et frappés d’ostracisme sur les marchés de l’éducation, de l’emploi et du logement. Dans son dernier rapport, l’Observatoire du racisme et de la xénophobie de l’Union européenne dénonçait la montée du sentiment de rejet de l’islam. Il soulignait aussi la peur qu’éprouvent les musulmans – 3, 5 % de la population européenne, environ 16 millions de personnes – de ne jamais être acceptés en Europe s’ils ne renoncent pas au moins à leur identité religieuse.

 » Depuis les attentats du 11 septembre 2001, je ressens une plus grande méfiance à l’égard des musulmans, reconnaît Hakim, 27 ans, délégué commercial. Surtout dans le discours que développent les médias, qui nous pointent souvent du doigt en confondant musulmans et islamistes. Quand elles parlent de terroristes islamistes, les télévisions diffusent parfois des images de musulmans ordinaires. A force de voir et d’entendre ça, les gens se sentent menacés par notre seule présence. Ils ne nous connaissent pas. Ils savent juste que des terroristes posent des bombes sur les marchés. Alors, ils se demandent s’ils peuvent vraiment nous faire confiance. Les terroristes qui ont commis les attentats de Londres et de Madrid étaient, comme vous et moi, bien intégrés dans la société. Du coup, l’étau se resserre chaque fois un peu plus autour de nous. Après les attentats de Londres, des collègues sont venus me voir. Entre eux, ils s’étaient posé la question de savoir « si je pourrais faire ça ». C’était pour rire, bien sûr. Mais quand même… Je ne peux qu’être triste d’être confondu avec des terroristes.  »

Etudiant en journalisme, issu de l’immigration italienne de Charleroi, Alexandre  » Ali-Hoor « , 24 ans, a été élevé dans une famille catholique. Il s’est converti à l’islam sunnite, puis chiite, voici quelques années.  » C’est un vrai combat d’être musulman dans ce monde, témoigne-t-il. Nous sommes catalogués comme une communauté à problèmes, surtout les jeunes.  » Membre des scouts musulmans d’Europe, dont s’occupe un magistrat bien connu à Bruxelles, il a assisté à une petite scène éloquente :  » Nous organisions, dans un bois de Rixensart, ce que, dans le jargon scout, on appelle une « mêlée », avec nos chemises, nos shorts bleus et nos peaux brunes. Un garde forestier a appelé la police en disant qu’une séance de close combat se déroulait dans les bois. Heureusement que nous étions accompagnés d’un magistrat…  » De fait, l’image de l’islam est brouillée.  » Chez nous, Ben Laden, on ne l’aime pas, continue Alexandre. Moi-même, j’ai peur de ce que cette minorité d’extrémistes pourrait faire. Les scènes d’égorgement d’otages par des Irakiens, diffusées sur Internet, m’ont bien plus choqué que les caricatures de Mahomet. Là, il aurait fallu que les musulmans descendent dans la rue !  » Depuis, il y a eu la pendaison indigne de Saddam Hussein et celles de son demi-frère et de l’ancien président du tribunal révolutionnaire ! Un choc de plus, qui a renvoyé certains à leurs démons, à leurs peurs, à leurs sentiments d’humiliation.

Des médias incendiaires

Sans filtre, certains jeunes prennent ces images en pleine figure, surtout si elles renvoient à des souffrances ou à des difficultés personnelles. Samir, 24 ans, est patron d’un petit salon de coiffure, du côté du boulevard Lemonnier, à Bruxelles.  » Sans mon père, je ne m’en serais pas sorti, dit-il. Tous mes amis sont en prison.  » Il est convaincu, comme beaucoup de  » Maroxellois « , que le jeune homme décédé à la prison de Forest, fin 2006, des suites d’une injection de calmants, a été tué délibérément. Sa vision du monde est paranoïaque.  » Le jour viendra où des jeunes se feront exploser dans le métro, annonce-t-il. Ils n’ont plus goût à la vie. Nous sommes tous mis dans le même sac. C’est votre faute à vous, les médias ! La faute aussi des juifs qui dirigent tout : la justice, les journaux… Ils gouvernent le monde, mais les musulmans ne vont pas se laisser faire ! On prendra le pouvoir par la force s’il le faut ! Les juifs sont responsables de la mésentente entre les chiites et les sunnites en Irak. Ils sèment la zizanie. Car même entre Arabes, on ne s’aime pas ! Dès qu’il se passe quelque chose de mal, on s’accuse les uns les autres.  » Samir ne sourit jamais le premier. Il a peur de passer pour un  » gay « , selon le code  » rebeu  » de la rue.

Avant d’arriver à Bruxelles, à la fin des années 1980, Hawa Djabali, romancière et co-directrice du Centre culturel arabe Bruxelles-Wallonie, à Schaerbeek, occupait un poste de journaliste pour une chaîne de télévision algérienne. Elle aussi déplore l’attitude des médias face à la communauté arabe.  » Notre société souffre aujourd’hui d’une grande maladie qui s’appelle « la télévision », dit-elle. C’est un média qui recherche le sensationnel. Il est toujours plus palpitant de montrer l’extrémisme choquant des intégristes musulmans que de parler des athées qui, comme nous, promeuvent la culture arabe à Bruxelles. Le langage des journalistes joue beaucoup : employer le mot « musulmans » pour désigner les communautés arabes est une faute professionnelle grave. C’est avec ce genre de propagande que les gens continueront à penser que tous les Arabes sont musulmans et que tous les musulmans sont des islamistes « .

Pourtant notoirement anti-islamiste, le Centre subit, lui aussi, le contrecoup des attentats du 11-Septembre.  » L’attitude de la population belge a changé, remarque Hawa Djabali. L’hostilité est palpable. Les copropriétaires des nouveaux locaux du centre culturel, par exemple, nous ont clairement accusés de faire baisser la valeur de leurs appartements. Ils croient d’ailleurs, encore aujourd’hui, que nous voulons y installer une mosquée. Dernièrement, un passant qui faisait uriner son chien contre notre porte nous a déclaré fièrement qu’il accomplissait là son devoir civique ! Nous avons également dû cesser les activités que nous organisions dans les écoles ; les parents d’élèves ne désiraient plus voir des « Arabes » approcher leurs enfants « . Le co- directeur du Centre culturel arabe, le musicologue irakien Ali Khedher, résume son drame :  » Etre athée et arabe, ici, en Belgique, vous condamne à être la cible de toutes les attaques. Nous sommes d’abord victimes de l’éternel amalgame que les gens font entre les nationalités orientales et la religion musulmane. Et d’une manière plus sournoise, mais beaucoup plus dommageable, nous subissons les pressions continuelles des partis politiques et des différents leaders religieux qui, par intérêt, minimisent la progression du courant athée.  »

Le voile fait peur

Dans la rue ou au travail, le port de signes religieux musulmans – foulard, voile, burqa ou tenue salafiste pour les hommes – augmente incontestablement le risque d’être rejeté(e).  » En Belgique, seuls les Marocains, les Turcs et les Algériens sont victimes de racisme. Pas les blacks, prétend Souleimane, 24 ans, un client du salon de coiffure de Samir. Ils portent une croix chrétienne, eux !  » C’est évidemment faux – la preuve par le refus de trois couples, à Saint-Nicolas, de se laisser marier par un échevin noir -, mais le jeune Belgo-Marocain en est convaincu. Dans une librairie musulmane voisine, une jeune femme couverte des pieds à la tête mais les lèvres brillantes de gloss, admet que, oui, depuis le 11-Septembre, l’ambiance a changé.  » Dans le métro, lorsque j’ouvre mon sac, je sens des regards méfiants. Mais je réponds par un sourire et ça passe.  » Pour l’ouvrier qui travaille chez Samir, cette obsession du voile est inacceptable :  » Ma femme ne trouve pas de travail parce qu’elle porte le foulard « , dit-il. Souleimane, sans beaucoup de nuances, renchérit :  » Si la Belgique interdit le voile et autorise le mariage homo, nous, on n’en veut pas !  » Ce rapprochement va plus loin qu’un réflexe homophobe ordinaire. Il traduit un divorce réel entre une partie de l’opinion publique musulmane, très attachée à la différenciation visible des sexes, voire à leur hiérarchisation, et le reste de la société. Le malentendu vient de là : le voile est religieux pour les uns, machiste pour les autres.

Tous les musulmans ne se sentent pas concernés de la même manière par le regard de l’autre.  » Dans ma vie quotidienne, reprend Hakim, je ne suis presque jamais confronté au rejet, parce que j’évolue dans un milieu socioprofessionnel favorisé. Mais je ne cherche jamais la confrontation non plus. La vie doit être un grand compromis. Je me demande si j’aurais été engagé après les attentats du 11-Septembre. Avant 2001, le rejet relevait du racisme. Depuis lors, c’est la religion qui est en cause. Ma femme, qui porte le voile, le sent davantage que moi. A nous de montrer qu’on ne rentre pas dans ces clichés-là.  » Lui ne pratique plus tellement.  » C’est comme tout le monde avec la foi, dit-il, ça dépend des moments. Mais je me sens vraiment musulman, précise-t-il. Tous les jours, nous perdons un peu de notre culture. Mais jamais assez pour être parfaitement intégrés. Ma tête, je ne peux pas la changer. C’est pour cela que je souris beaucoup, pour donner une bonne image de moi. Je n’y pense plus, ça vient tout seul. Je dis facilement bonjour, aussi. Ça fait plaisir aux gens.  »

Ali, 41 ans, n’est pas croyant. Le manque de liberté dans son pays, l’Iran, a poussé cet ancien journaliste à se réfugier en Belgique. Il vit aujourd’hui à Bruxelles avec sa famille. Le seul fait d’être perse lui vaut, depuis près de deux ans, la méfiance de son entourage.  » Cela ne se traduit pas par des actes ou des paroles blessantes, mais je ressens une plus grande prudence de la part de mes amis, explique-t-il. Les médias y sont pour beaucoup. En voulant dénoncer une certaine catégorie de la population qui n’est pas à l’abri de tout reproche, ils en accusent une autre qui, elle, ne demande pas mieux que de travailler. Le Vlaams Belang utilise ce venin pour toucher son électorat et entretenir l’obscurantisme. D’une manière plus générale, les musulmans ou les immigrés d’origine orientale ne sont pas les seules victimes de ces discriminations. Tous les étrangers sont les boucs émissaires de la Belgique. La situation entre Flamands et Wallons dégénère peu à peu, mais les problèmes liés aux migrants mettent tout le monde d’accord. Cela arrange bien les partis politiques et ça ne risque pas de changer tant que les problèmes internes du pays ne seront pas réglés.  »

Un Islam tolérant

Autre génération, autre discours ? Sur le boulevard Lemonnier, le café Avenida ouvre ses larges fenêtres sur la tour du Midi. Fadel, 56 ans, la barbe finement taillée en pointe, et Mansour, 60 ans, robuste Tangérois au teint clair, donnent l’impression d’être en paix avec les autres et avec eux-mêmes. Fadel répond aux nombreux saluts qui lui sont adressés du trottoir. Mansour, 60 ans, militant syndical depuis trente ans, membre du MR de Koekelberg, est propriétaire de sa maison à Laeken. Ce jour-là, ils parlent de l’émission de la RTBF sur la fausse déclaration d’indépendance de la Flandre. Comme beaucoup d’immigrés, ils pensent qu’ils auraient beaucoup à perdre si la Belgique, leur seconde patrie, disparaissait.  » Nos enfants sont nés et ont été éduqués ici, assurent-ils. Au Maroc, nous serions des étrangers.  »  » Lorsque je suis arrivé en Belgique, j’étais jeune et encore célibataire, se souvient Fadel. Après ma semaine de travail à Bruxelles, je partais faire la fête en Flandre. On y était vraiment très bien accueilli. Les patrons de café ne voulaient pas que je paie. Cela a bien changé depuis…  » Mansour :  » On met tous les Marocains dans le même sac. Ce n’est pas parce que Marc Dutroux était pédophile que tous les Belges le sont. Moi aussi, j’ai déjà été agressé devant chez moi. Par un toxicomane, un voyou, qui n’a pas de nationalité…  » Plus optimiste que Fadel, il est persuadé que les Belges tiennent à eux, que les musulmans n’ont rien de grave à craindre. Mais il y a comme une fêlure chez Fadel :  » L’islam est une religion tolérante, elle n’impose rien aux autres, plaide-t-il. On la méconnaît. Avant, à Tanger, je travaillais pour un patron juif et je sortais avec des camarades juifs. Entre voisins de religions différentes, on s’entraidait. Les cloches de l’église sonnaient pour tout le monde…  » C’est vrai que, depuis quelque temps, il se sent moins bien en Belgique, insécurisé. Il évoque Israël et les Etats-Unis, le système des  » deux poids deux mesures  » de l’Occident à l’égard du monde arabe.  » Le terrorisme, quand on n’a plus que cela pour se défendre, je comprends qu’on y recoure « , dit-il. Mais il s’empresse de déplorer  » les morts injustes de Madrid et de Londres « . Parce qu’il y a des victimes moins innocentes que d’autres ?

Le 11-Septembre d’un côté, le conflit du Proche-Orient de l’autre : la dialectique de l’agresseur ou de l’agressé, selon l’angle de vue, implique une très forte charge émotionnelle et un conflit sous-jacent irrésolu. La question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est également sensible. Le ralentissement du processus est dû, selon Hakim,  » à une peur injustifiée de l’islam « . Or, dit-il, la Turquie est un pays très modéré, avec énormément de laïques.  » Les gens devraient regarder les chaînes télévisées turques pour voir à quel point les Turcs sont occidentalisés.  »

Eviter les amalgames

Pour la génération de Fadel et de Mansour – celle des pères -, la dérive de certains jeunes est également très préoccupante. Ils en attribuent la faute au  » gouvernement belge « , qui a affaibli le système patriarcal. Néanmoins, ils remarquent que  » leurs  » jeunes sont moins violents que d’autres :  » Voyez les nouvelles migrations de l’Est…  » Le rapprochement, qui s’est révélé faux, entre l’assassinat de Joe Van Holsbeeck et une certaine délinquance de rue a blessé certains musulmans. D’autres ont fait la part des choses.  » Je n’ai pas été touché par l’amalgame qui a été fait entre l’assassin de Joe et la communauté arabe, parce que ça aurait pu, de fait, être un Maghrébin, explique Hakim. En plus, il en avait un peu la tête. Quand j’ai vu les photos, j’ai compris qu’on ait pu faire la confusion. Avant de savoir qu’il s’agissait d’un Polonais, j’éprouvais un sentiment de dégoût et de culpabilité en pensant que ce meurtrier faisait partie de notre communauté. J’étais éc£uré. Ma femme et moi, nous nous disions :  » Mais pour qui allons-nous encore passer, après ça ?  » Puis, j’ai été soulagé. En fait, l’assassin aurait pu être n’importe qui. Il y a des voyous dans toutes les races. Mais tous les Arabes ne sont pas des crapules. Et tous les Noirs ne sont pas joueurs de basket…  » Peut-être cet amalgame a-t-il réveillé les consciences ? Hakim veut le croire. Dans l’affaire de l’enlèvement de Nathalie et de Stacy, à Liège, les médias n’ont pas insisté sur les origines d’Abdallah Aït Oud. Ils se sont montrés plus prudents.  » En plus, Abdallah, ça veut dire « adorateur de Dieu », précise Hakim. Alors, pour nous, un adorateur de Dieu qui est pédophile, ça ne va pas !  »

 » Pour conclure, dit Hakim, je n’ai pas l’impression que les musulmans paient pour tout ce qui ne va pas dans la société belge.  » Mais c’est peut-être le cas des Marocains…  » Un propriétaire a refusé de louer un appartement à mon frère parce qu’il est marocain, ajoute-t-il. Les Africains connaissent le même problème. Mon petit frère de 25 ans, électricien de formation, ne trouve pas d’emploi. C’est plus difficile pour lui que pour moi de faire sa place sur le marché du travail. Il y a des préjugés contre nous. A nous, alors, de forcer la main et d’être meilleurs que les autres. On doit toujours faire nos preuves davantage que les autres, parce qu’il est plus facile pour un employeur d’engager des Belges dont il partage la culture et les codes sociaux. Une fois qu’on a décroché le boulot, ça va, les préjugés tombent. En plus, il y a des lois qui nous protègent, en cas de discrimination. Moi, je n’aime pas les discriminations, fussent-elles positives. Parce que ça veut dire que, quoi qu’on fasse, on n’est toujours pas comme les autres. Je suis né en Belgique. Je suis allé à l’école ici, chez les scouts, dans des clubs de sport. Est-ce qu’on peut encore être un étranger après tout ça ? Je ne me sens pas étranger mais certains me le font parfois sentir. Il n’y a pas non plus de raison que mes origines me donnent des complexes. Chez moi, c’est ici. Pas au Maroc, où je ne retourne qu’un mois par an.  » Il reste à Hakim à se donner la permission de ne pas toujours sourire. Simple règle d’égalité.

Marie-Cécile Royen, Laurence van Ruymbeke et Simon Launay

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