»Les Iraniens doivent être prêts à payer le prix de la liberté »
Son prénom signifie » la douce » ou » la sucrée « . Suavité paradoxale aux yeux de quiconque connaît l’acuité du regard, la fermeté de ton et l’intransigeance de l’Iranienne Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix 2003. Juge à 23 ans, elle doit renoncer à sa mission dès 1980, quand les stratèges d’une révolution islamique dont les idéaux l’avaient un temps séduite évincent de la magistrature les femmes, jugées » trop émotives « . C’est donc en avocate que Shirin entreprendra, sans jamais renier sa foi musulmane, un long combat en faveur de la justice, de la liberté et des droits humains. Combat qui a le don d’exaspérer, à Téhéran, les gardiens d’un ordre théocratique figé, et qu’elle relate dans un récit autobiographique, Iranienne et libre (La Découverte). Cette vigie têtue dresse ici le portrait inattendu et nuancé de la société iranienne à l’ère Ahmadinejad.
Vous sentez-vous, comme le suggère le titre de votre récit, iranienne et libre ?
E Non. Il s’agit plus d’un v£u que d’un constat. Impossible de se sentir libre tant que les lois ratifiées au lendemain de la révolution, et qui vont à l’encontre de la liberté de la femme, restent en vigueur. Songez qu’en Iran la vie d’une femme a moitié moins de valeur que celle d’un homme : si un couple de piétons est fauché par une voiture, les indemnités allouées à la victime de sexe féminin sont deux fois moindres que celles qui sont attribuées au mari. En justice, le témoignage masculin vaut celui de deux femmes. Un Iranien peut avoir quatre conjointes. Et l’épouse désireuse de voyager doit obtenir l’autorisation de Monsieur.
Un drame très symbolique vous tient à c£ur, celui de Leïla, cette paysanne de 11 ans violée et assassinée en 1996 par trois malfrats. Qu’est-il advenu de son dossier ?
E Hélas ! il n’est toujours pas clos. Je continue de lutter au côté de sa famille pour obtenir justice. Mais une mauvaise loi contraint les parents de Leïla à tout vendre, y compris leur maison, afin d’acquitter le » prix du sang » qu’exige la justice pour financer l’exécution des assassins. Il n’y a pas chez nous de sécurité judiciaire.
Le régime de tutelle des enfants en cas de divorce semble, lui, évoluer dans le bon sens.
E La loi a été modifiée au profit de la mère. Avant, celle-ci devait céder au père la garde des enfants, à l’âge de 12 ans pour les garçons et de 7 ans pour les filles. J’ai vu plus d’une fois au tribunal un gosse en larmes arraché aux bras de sa maman, elle-même en pleurs, par un policier bouleversé. Désormais, la garde reste confiée à la mère après le 7e anniversaire, qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille. Si le père conteste la décision, il en informe la cour, qui apprécie en fonction du bien-être de l’enfant. L’épouse maltraitée peut aujourd’hui demander le divorce. Mais, la violence conjugale s’exerçant au sein du foyer, il est très rare de trouver des témoins en mesure de déposer. Et plus rare encore d’obtenir les aveux du mari. Cette brutalité domestique envers la femme et l’enfant sévit partout dans le monde. Mais en Europe des associations et des centres d’accueil soutiennent les victimes, que protègent les textes de loi. Tel n’est pas le cas en Iran.
Les efforts entrepris en matière d’âge légal de mariage pour les filles ont-ils abouti ?
E Sous la sixième législature (2000-2004), quand les réformateurs dominaient le Parlement, ils ont tenté de le porter de 9 à 18 ans. Mais le Conseil de surveillance de la Constitution [instance chargée de veiller à la conformité des lois avec les valeurs de la République islamique] s’y est opposé. Finalement, le seuil a été fixé à 13 ans pour les filles et reste à 15 ans pour les garçons.
La société iranienne, notamment rurale, est-elle prête à renier ses traditions patriarcales ?
E Les étudiantes représentent plus de 65 % de la population universitaire. Ce qui signifie que, chez nous, les femmes sont plus instruites que les hommes. Les Iraniennes ont même obtenu le droit de vote avant les Suissesses. Treize députées siègent au Majlis (Parlement) et une femme a rang de vice-présidente. Beaucoup de diplômées enseignent à l’université. Malgré cela, les lois discriminatoires que je dénonce entravent toujours l’accès des femmes à l’instruction.
Quel épisode de votre vie jugez-vous le plus décisif dans votre engagement ?
E La lecture des lois ratifiées au lendemain de la révolution de 1979, notamment celles qui bafouent les droits des femmes, m’a plongée dans une telle colère que j’en ai eu des migraines. Pis, avant même que la nouvelle Constitution entre en vigueur et que le Parlement soit réuni, le Conseil de la révolution, alors aux commandes du pays, s’était empressé de promulguer les textes sur la polygamie, la répudiation ou la garde des enfants. Comme si l’homme révolutionnaire était tellement pressé d’infliger à ses » s£urs » un traitement discriminatoire qu’il ne pouvait pas attendre l’installation du Majlis. Sur le plan personnel, l’arrestation puis l’exécution sans jugement de mon jeune beau-frère Fouad [accusé d’appartenance au mouvement des Moudjahidin du peuple] ont bien sûr joué un rôle essentiel.
La charia – loi coranique – doit-elle à votre avis demeurer la source du droit en Iran ?
E Une lecture correcte de la charia permet, dans le respect de notre identité musulmane, de mettre fin aux discriminations hommes-femmes. Pour preuve, les disparités quant au statut de la femme selon les pays. En Arabie saoudite, une femme n’a pas le droit de conduire, et moins encore de s’engager dans la vie publique ; mais en Indonésie, au Bangladesh ou au Pakistan, elle peut accéder à la fonction de président ou à celle de Premier ministre. Comme toute autre religion, l’islam peut faire l’objet d’interprétations différentes. En Occident, telle Eglise permet le mariage homosexuel, telle autre l’interdit. Et toutes deux sont chrétiennes. Il en va de même en islam. Ainsi, la Tunisie interdit la polygamie. L’Iran l’autorise.
Encore faut-il que le régime en place accepte de soumettre ses dogmes à l’ijtihad, effort d’interprétation de la loi.
E Dès lors qu’il subit une forte pression populaire, le pouvoir iranien peut accepter un nouvel ijtihad. Quand, aux premières heures de la révolution, les Iraniennes contestaient les textes sur la tutelle des enfants, on leur objectait que la loi islamique est intangible. Après vingt ans de combat opiniâtre, les autorités ont cédé, quitte à réformer cette » loi islamique intangible « . En 1980, le seul fait d’être une femme m’a coûté mon titre de juge. Depuis, on a lutté avec le soutien de juristes hommes, et le pouvoir judiciaire a fini par accepter que des cons£urs accèdent de nouveau à cette fonction, jusqu’au sein de la Cour de cassation. On dénombre aujourd’hui une quarantaine de femmes juges.
Quel bilan dressez-vous des deux mandats du président réformateur Mohammad Khatami ?
E Il a montré au peuple que l’on pouvait critiquer le président. C’est un démocrate, un homme honnête, mais qui n’a pu tenir ses promesses. Non par manque de volonté, mais parce que la Constitution ne laisse au président que peu de pouvoir. Je vois les griefs adressés à son successeur, Mahmoud Ahmadinejad, comme le reliquat du courage nouveau forgé sous Khatami. Quand l’homme a goûté à la saveur de la liberté, il est très difficile de l’en priver. Pour conquérir cette liberté, chacun doit consentir des sacrifices. Jour après jour, je vois grossir les rangs de ceux qui sont disposés à le faire. Dans toute société, une partie de la jeunesse est prête à payer le prix de la liberté, tandis qu’une autre privilégie le confort personnel. Une certitude : les étudiants iraniens, eux, sont très courageux.
Qu’en est-il de l’état des médias, vecteurs essentiels de la contestation ?
E La situation se dégrade. La censure s’est intensifiée depuis l’arrivée d’Ahmadinejad, même si ce regain ne dépend pas que de lui. Il en va toujours ainsi en période de crise. Cela posé, les journalistes payaient le prix fort même quand ils étaient plus libres. Nombre d’entre eux ont été emprisonnés, sans renoncer pour autant à écrire. Un de mes clients, Akbar Gandji [libéré le 18 mars dernier, après six ans de captivité], a rédigé en captivité son Manifeste républicain, imprimé et diffusé à l’extérieur. Conscients des restrictions dont pâtit la presse libre, les Iraniens recherchent aujourd’hui l’information sur Internet. Moi-même, je recours aux télévisions et aux radios étrangères, de même qu’aux sites Web. Bien que beaucoup d’entre eux soient » filtrés « , à commencer par ceux consacrés aux droits des femmes.
Mahmoud Ahmadinejad est-il dangereux ?
E Encore une fois, notre loi constitutionnelle ne lui accorde pas beaucoup de pouvoir. Seule, à ce stade, la politique étrangère de l’Iran a changé. Cela dit, l’expérience Khatami nous enseigne qu’un président réformateur a moins d’influence que son homologue conservateur.
Ahmadinejad a tenu des propos négationnistes sur l’Holocauste. Qu’en pensez-vous ?
E C’est à l’auteur qu’il faut demander la signification de ses paroles. Chacun est responsable de son discours. Mon opinion, la voici : l’Holocauste est un fait douloureux de l’Histoire dont on ne peut remettre en question la réalité. Les relations entre juifs et musulmans ont toujours été bonnes jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Leurs différends ne sont pas religieux mais politiques.
Quel est le véritable enjeu du bras de fer atomique engagé contre l’Occident ?
E Le gouvernement iranien prétend recourir à l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. Le monde ne le croit pas. Téhéran devrait donc pouvoir prouver sa bonne foi. Comment ? Par la démocratie. Dans une nation démocratique, où les citoyens exercent leur droit de regard sur la conduite des affaires publiques, les gouvernants ne peuvent abuser de leur pouvoir. La première étape, j’y insiste, c’est d’accorder au peuple le libre choix de ses dirigeants. La France détient la bombe. Effraie-t-elle pour autant l’opinion internationale ? Evidemment non. Car les Français ne permettraient pas à leur gouvernement d’outrepasser ses prérogatives. Seule l’instauration d’une authentique démocratie en Iran incitera l’opinion mondiale à accorder du crédit à la parole de Téhéran. Ensuite, on pourra régler la crise par la discussion. A condition que celle-ci soit menée à trois niveaux : les dirigeants, les Parlements et les ONG.
Téhéran peut-il se prévaloir en la matière d’un vrai consensus national ?
E Non. Les Iraniens ne sont pas d’accord avec leur gouvernement. Le dossier du nucléaire les intéresse assez peu, au regard des soucis quotidiens : le travail, les conditions de vie, la santé.
Des sanctions onusiennes auraient-elles un impact positif ?
E Certainement pas. Les sanctions lèsent toujours le peuple plus que le pouvoir.
Le scénario d’un changement de régime par la force, parfois prôné à Washington, vous semble-t-il pertinent ?
E Dans un tel cas, l’Iran deviendrait un autre Irak. Quoi qu’ils pensent de leurs gouvernants, les Iraniens n’accepteront ni ne permettront jamais une agression militaire. L’Histoire l’atteste : quand un régime est attaqué par les armes, ou menacé de l’être, les gens oublient leurs différends et s’unissent pour le soutenir.
Qu’a changé l’attribution du prix Nobel dans votre vie quotidienne ?
E Rien. Je fais mes courses et la cuisine comme avant. Je vis dans le même appartement, avec le même mobilier. J’exerce le même métier. Mais j’ai beaucoup plus de travail. Je voyage plus, j’écris plus, j’accorde davantage d’interviews. Et il est vrai qu’il m’est plus facile de me faire entendre qu’auparavant.
Vous sentez-vous plus vulnérable qu’hier ?
E Le danger me guette. Je reçois toujours des lettres et des appels téléphoniques de menaces. Mais je me suis habituée à cette situation. En clair, le Nobel n’a nullement amélioré ma sécurité. Depuis 2003, j’ai d’ailleurs été convoquée à trois reprises au tribunal. Dans le premier cas, l’assignation portait sur mon attitude lors d’un séjour en France, après l’attribution du prix. On me reprochait d’être apparue en public tête nue, sans voile, et d’avoir serré la main de Jacques Chirac. J’ai refusé de déférer à une convocation illégale à mes yeux, et le tollé international déclenché alors a hâté la clôture du dossier.
Au regard de la notoriété que vous vaut le Nobel, le régime iranien peut-il courir le risque de s’en prendre à vous ?
E Je l’ignore. Nul ne peut comprendre le mode de raisonnement de ce pouvoir. Mais même si cela devait advenir, ce ne serait pas très grave. N’oubliez pas que plusieurs de mes collègues croupissent aujourd’hui en prison. Je ne me demande pas à chaque voyage si on me laissera quitter l’Iran puis y revenir. Si tel était le cas, je n’accorderais plus une interview et ne prononcerais pas la moindre parole. J’agis selon ma conscience et j’en assume les conséquences.
Les peuples asservis ont besoin de modèles. Pourquoi avoir toujours récusé ce statut ?
E Pour susciter des changements au sein d’une société, un individu ne suffit pas. On ne peut se choisir un héros, tout déléguer à ce sauveur présumé omnipotent, attendre de lui qu’il bouleverse la situation en une semaine et s’affranchir de ses responsabilités. Tant que vous les fuyez, tant que vous rechignez à payer le prix de la liberté, le statu quo perdure. Voilà ce que je dis aux Iraniens.
Croyez-vous toujours à l’universalité des droits humains ?
E Oui. Il existe des valeurs universelles, acceptables partout, compatibles avec toutes les croyances et toutes les cultures. Depuis trente ans, nous avons progressé dans cette voie-là. Je suis optimiste quant à l’avenir du monde.
VINCENT HUGEUX
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