© Colin Delfosse

Les fontaines bleues de la nuit

Luc Delfosse Auteur, journaliste

C’était l’une de ces rares journées que l’on pressent ouatée et gracieuse. Un samedi de volupté, cette  » fleur rare  » que cultivait Balzac avec des allures de chat lové, yeux mi-clos, dans un rayon de soleil oblique. Un de ces jours suspendus entre deux bouffées de passion et de fureur. Une courte trêve, une veille d’élection présidentielle quand cessent les beuglements, les empoignades de soudards et les mises en scène babyloniennes.

Comme à l’accoutumée, depuis des semaines, il n’y avait plus que de fins becs à Paris. Notre microscopique royaume, lassé sans doute de se détricoter maille après maille, fasciné certainement par la faconde de bateleur et la verbomanie d’énarque de ses voisins, pariait, supputait, s’enflammait comme si l’on en était revenu au temps des départements de la Dyle, des Forêts ou de l’Entre-Sambre-et-Meuse. L’arrogante Zuhal Demir aurait-elle dansé au palais avec pour seul atour une ceinture de bananes, le Premier ministre bis (celui de Bruxelles, pas d’Anvers veux-je dire), aurait-il annoncé un budget parfaitement dans les clous en 2188, l’impudent Stéphane Moreau aurait-il fait connaître sa conversion au pastafarisme en chantant à travers une passoire, rien n’y aurait fait. Nos gazettes, même nos gazettes ! , en étaient à sonder ce qui nous tient d’élites et l’on sentait bien que si ça ne tenait qu’à elles, Emmanuel le Plus-que-Parfait serait déjà sacré. L’Insoumis et ses hologrammes tenaient bien sûr la corde dans les réseaux sociaux et chez les adeptes de Jésus-Marie-Joseph Staline. Il y en avait même qui prétendaient mordicus, mais sans carte d’électeur que, cette fois, il coifferait la fille du Borgne. Car dans nos provinces aussi, l’unique question qui donnait le tournis aux foules était au fond de savoir si une force sournoise, haineuse, frileuse, nationale-populiste pour dire exactement la chose immonde, se hisserait une fois encore au second tour. Une façon d’oublier sans doute que des gens du même acabit ont établi depuis longtemps leur tête de pont rue de la Loi (Bruxelles, Belgique) et nous font danser leur bourrée égoïste et macabre comme ils sifflent.

C’était un samedi où le temps s’était donc arrêté. Il allait faire beau du dedans comme du dehors. C’est alors que je l’ai vue couchée sous le dôme du frêne, secouée de spasmes, à l’agonie. A travers ses cils de biche affolée, des yeux couleur faîne disaient la fin du voyage. Elle avait 24 ans à peine, Bertha. Les traits brabançons sont nos derniers géants fragiles, nos ultimes Hercules aux muscles souples, à la tendresse placide, à l’intelligence de vif argent. Agenouillé dans la prairie rase, les mains enfouies dans sa crinière, je lui ai psalmodié que l’air du Paradis est assurément celui qui souffle entre les oreilles d’un cheval. Je lui ai redis le bonheur de nos cavalcades qui me ramenaient au fond à mon enfance, aux temps simples et solidaires, le parfum entêtant des foins que l’on retourne, les cris de joie des enfants brinquebalés derrière l’attelage qui tintinnabulait, les nuages de poussière qui saupoudraient le colza, le staccato sur les pavés à la brune, les jurons du maréchal façonnant les fers à la couleur de lave.

Avant l’ultime injection, je lui ai murmuré les vers de Carême :

 » Quand les chevaux rentrent très tard,

Le fermier ne sait pas pourquoi,

Le long des routes infinies,

Il les laisse boire avidement,

Aux fontaines bleues de la nuit.  »

Luc Delfosse

 » Comme à l’accoutumée, depuis des semaines, il n’y avait plus que de fins becs à Paris « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire