Les désirs sont désordres

Le Train de 5 h 50, par Gabrielle Ciam. Arléa, 72 p.

Les Corps halogènes, par Anne Bourlond. Ed. du Rouergue, 106 p.

Ce n’est pas que l’on soit obsédé, mais la question se pose une fois de plus : pourquoi l’érotisme écrit au féminin semble-t-il plus dense, plus sain et plus honnête que celui qui se décline au masculin ? Quitte à faire de la psychologie de supermarché, dirait-on que, dans le désir de la femme, il y a aussi le besoin de donner comme on donne à l’enfant, quand l’homme  » joue  » davantage le don pour satisfaire le besoin de prendre (comme, à la Saint-Nicolas, l’enfant  » dit ses prières pour avoir des bonbons « ) ? Pas de quoi distribuer pour autant des bons ou des mauvais points : on peut orienter, civiliser, voire sublimer son désir, mais on ne peut en changer la nature. Et c’est bien de désir, ce beau désordre û chapitre premier d’une chronique amoureuse ou simple short story û, qu’il s’agit dans le roman de Gabrielle Ciam dont l’éditeur se borne à révéler qu’elle  » vit en province « . Ce qui l’amène peut-être, comme la Gabrielle de son récit, à prendre chaque lundi le train de 5 h 50 du matin, à destination de Paris. L’histoire est simple : endormi, ou feignant le sommeil, un homme s’est installé (par hasard ?) face à la place habituelle de cette Gabrielle-bis soudain envahie par un désir vertigineux. Une complicité muette se construit bientôt, de frôlements en gestes plus précis, et de voyages en voyages, jusqu’à d’extrêmes impudeurs. Ils n’ont pas échangé une phrase et ne connaissent même pas leurs prénoms jusqu’au jour où les circonstances les amènent à se parler, à s’embrasser et à rire. Tout commence donc où finit, dans l’acmé d’un bonheur à la fois magique et aléatoire, cette anatomie loyale et sans fard du désir des corps, alors qu’intervient la parole. Peut-être se soucient-ils peu en ce moment-là que des peuplades très anciennes y aient vu l’attribut du dieu de la discorde. Inch’Allah.

Avec le premier roman d’Anne Bourlond, auteur belge qui vit aujourd’hui à Beyrouth, le désir prend des formes plus étranges et fonctionne en quelque sorte par ricochet. Assoiffée d’une lumière qui lui fait défaut dans son appartement comme en elle-même, aux heures moroses de fin de journée, Elsa décide de s’offrir  » d’autres soleils  » en proposant, par voie d’annonce dans Le Soir et moyennant rétribution, des  » après-midi lascives  » pour réveiller ses membres endormis par l’ennui. Chacun de ceux qui répondent à cette annonce est animé de fantasmes divers, mais où le jeu des corps s’efface la plupart du temps derrière d’autres désirs plus profonds. Il y a Alex, l’homosexuel qui cherche sur la peau d’Elsa la trace des baisers laissés par le compagnon qui le délaisse, il y a Pierre pour qui cette peau nue fait chanter la lumière, Gilles désireux que l’on caresse en lui l’enfant qu’il refuse d’exposer à la cruauté du monde, Lionel, l’aveugle, qui se fait raconter les lumières et qui  » épie  » les ébats des autres pour en restituer les sons et les odeurs, Nicolas qui joue du Bach sur son violoncelle pour en transfigurer Elsa, ou Stanislas pour qui le corps d’Elsa rayonne tout entier dans la beauté de sa voix. D’autres encore. Au fil de ces rencontres  » halogènes « , elle en vient à rayonner à nouveau et à combler de la plénitude de ses sens retrouvés et affinés le trou béant de ses fins d’après-midi. On est aussi sensible à la poésie de ce petit livre qu’à la subtilité du regard porté sur l’érotisme, tout en reconnaissant qu’Elsa a eu bien de la chance : les lecteurs du Soir seraient-ils tous artistes ou gentlemen ?

de ghislain cotton

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