LES ANNÉES 1920 LA DROITE SE FAIT ENTENDRE
Dans les années vingt du siècle dernier, l’Europe tenta de se remettre de la pagaille que la Première Guerre mondiale avait causée. Mais, au même moment, le feu d’un nouveau conflit, plus effroyable encore, couvait sous la cendre, opposant la droite et la gauche à couteaux tirés.
KARL LIEBKNECHT ET ROSA LUXEMBURG
Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, nés l’un et l’autre en 1871, étaient, depuis leur plus tendre jeunesse, socialistes et opposés à un militarisme de plus en plus agressif. En août 1914, Liebknecht fut le seul social-démocrate à refuser d’approuver au Parlement allemand les crédits destinés à la guerre. Il s’abstint et vota plus tard contre la prolongation des crédits. Comme ils restaient fidèles à leur point de vue résolument gauchistes, Liebknecht et Luxemburg furent arrêtés à plusieurs reprises dans les années de guerre au titre d’éléments dangereux pour l’Etat. En 1916, ils se firent arrêter une dernière fois et restèrent en prison jusqu’à la fin de la guerre. Ils furent libérés le 8 novembre 1918.
L’Allemagne était à cette époque un pays non seulement vaincu mais également proche de la révolution, sans aucune réelle autorité de l’Etat. Il existait au sein du parti social-démocrate un désaccord sur la forme que devrait revêtir l’Allemagne de l’après-guerre. Une majorité semblait finalement acquise à un régime parlementaire classique, mais l’aile la plus radicale, dont Liebknecht et Luxemburg étaient les principaux représentants, s’y opposait. Elle se détacha du parti et forma la Ligue spartakiste.
Dans les premiers jours de 1919, la Ligue spartakiste et quelques sociaux-démocrates de gauche décidèrent de créer un parti communiste allemand. A l’initiative de Liebknecht, on proclama même une République socialiste libre. Les dirigeants des spartakistes appelèrent leurs membres à descendre massivement dans la rue, à occuper les bâtiments stratégiques de la capitale et à prendre le pouvoir. Mais les révolutionnaires étaient trop peu nombreux et trop mal préparés pour atteindre la grande masse, et plus encore pour les mobiliser. Liebknecht dut reconnaître que la grande majorité des adhérents de son ancien parti continuaient à soutenir la république de Weimar et qu’il existait, même dans l’aile révolutionnaire, d’importantes divergences quant à la tactique à appliquer.
A aucun moment, les militants ne réussirent à mettre le gouvernement en danger. Le 15 janvier, le calme régnait à nouveau sur Berlin. Le même jour, Liebknecht et Luxemburg furent arrêtés dans leur hôtel en tant que responsables des troubles. Les soldats d’un régiment de cavalerie reçurent l’ordre de les amener tous les deux dans une caserne. Mais ils n’y arrivèrent jamais. Ils furent l’un et l’autre tabassés à coups de crosse puis abattus. Les officiers jetèrent leurs corps dans un canal voisin d’où on ne les repêcha que quatre mois plus tard.
On ne sait toujours pas si les soldats ont agi dans un accès de rage incontrôlée, ou s’ils ont suivi les instructions de leur hiérarchie. Le procès qui s’est tenu plus tard n’a pas répondu à cette interrogation. Un soldat fut condamné à deux ans de prison parce qu’il était prouvé qu’il avait maltraité les prévenus. L’officier responsable d’avoir jeté les deux corps dans le canal fut condamné à deux ans et quatre mois pour faux témoignage, mais il arriva à s’échapper aux Pays-Bas à l’aide d’un faux passeport. Tous les autres accusés furent libérés.
LA MORT DE DEUX « ERFÜLLUNGSPOLITIKER »
Au printemps et au début de l’été 1918, l’armée allemande mena sur le front de l’Ouest une offensive de grande envergure qui ne remplit pas ses objectifs. De plus, les alliés lancèrent une contre-offensive. En août, Hindenburg et Ludendorff, qui commandaient l’armée, durent admettre aux deux empereurs, Guillaume II (Allemagne) et Charles Ier (Autriche), qu’une poursuite des hostilités n’avait plus aucun sens. L’armée allemande était proche de l’effondrement.
Les Allemands trouvèrent raisonnable que, de leur côté, la direction des négociations de paix ne soit pas confiée à un militaire, et certainement pas à un Prussien. C’est pourquoi Matthias Erzberger, un politicien catholique du parti Zentrum, originaire de Wurtemberg, fut nommé à la tête de la délégation chargée de mener les négociations dans la forêt de Compiègne.
Erzberger n’était certainement pas le politicien le plus intègre de sa génération. Au début de la guerre, il avait plaidé pour une annexion par l’Allemagne de la Belgique et de certaines parties de la Lorraine française. Ce n’est que bien plus tard qu’il commença à plaider pour des pourparlers de paix. Erzberger fit tout ce qu’il put à Compiègne mais ne put obtenir de concessions de la part des alliés. Le seul résultat que remporta la délégation allemande fut d’obtenir un sursis pour le retrait des troupes allemandes des régions encore occupées de France, de Belgique et du Luxembourg.
Dans les premiers gouvernements de la République allemande de Weimar, Erzberger se vit attribuer le ministère des Finances, un des départements les plus difficiles. Les Allemands – qui ruminaient leur défaite et persistaient à croire que l’armée avait été poignardée dans le dos – voyaient en Erzberger l’incarnation de l’ Erfüllungspolitik (politique de conciliation) tant haïe. A leurs yeux, non seulement il avait signé l’armistice, mais surtout, il avait accepté des conditions inacceptables lors des accords de paix. Erzberger se vit même obligé de démissionner de son poste de ministre et d’intenter un procès en diffamation contre un homme politique qui l’avait accusé de corruption. Le procès ne disculpa pas pleinement Erzberger, mais lui donna la force de préparer son retour en politique. Quand ce retour fut annoncé, l’organisation Consul, d’extrême droite, décida de le supprimer.
Le 26 août 1921, un an après l’approbation du traité de paix de Versailles par le parlement allemand, deux anciens officiers de marine attendirent Erzberger lors d’une promenade en Forêt Noire, et l’abattirent. Les coupables réussirent à s’échapper et à fuir vers la Hongrie. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’un d’eux fut condamné à une peine de prison avant d’être gracié.
Walther Rathenau, fils du créateur du groupe AEG, était d’un autre calibre qu’Erzberger. En tant que ministre de la Reconstruction, il veilla au remboursement des sommes colossales que représentaient les dommages de guerre. Dès le début de 1922, il s’investit en tant que ministre des Affaires étrangères pour redonner à son pays une place d’importance sur l’échiquier politique mondial. Lors d’une conférence internationale à Rapallo, il conclut un accord avec l’Union soviétique. Trois ans après la fin de la guerre, tout semblait indiquer que le monde avait retrouvé le droit chemin.
Les pays étrangers étaient pleins d’admiration pour la politique de conciliation de Rathenau mais, en Allemagne, l’extrême droite le considérait comme le valet des communistes. Deux mois à peine après son succès en Italie, alors que Rathenau se rendait de sa villa de Grünewald, dans la banlieue de Berlin, à son cabinet du centre-ville à bord d’une voiture décapotée, il se fait doubler par un autre véhicule. Un des occupants de celle-ci, l’ancien officier de marine Erwin Kern, ouvrit le feu à l’aide d’un pistolet-mitrailleur, tandis qu’un deuxième, Hermann Fischer, jeta une grenade à main dans la voiture. Au volant de la deuxième voiture se trouvait un étudiant, Ernst Werner Techow. Rathenau tenta vainement d’encore sauter de sa voiture, mais mourut sur place. Au contraire de ce qui s’était produit pour Erzberger, plusieurs centaines de milliers de Berlinois descendirent dans la rue pour rendre hommage au ministre assassiné.
Cette fois, la police mit tout en oeuvre pour arrêter les coupables. Bientôt, Techow fut arrêté et dénonça ses complices. L’étudiant s’en tira avec une petite peine de prison et mourut dans une prison russe au lendemain de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Kern et Fischer voulurent d’abord s’exiler en Scandinavie, mais y renoncèrent parce que les ports allemands de la Baltique étaient surveillés de près. Ils tentèrent alors de rejoindre Munich à vélo. En chemin, ils furent découverts par la police dans une des tours du château de Saaleck, à la frontière entre la Saxe-Anhalt et la Thuringe. Au cours de la fusillade qui suivit, Kern fut tué et Fischer se donna la mort.
LE VRAI VISAGE DU FASCISME
On sait de Benito Mussolini qu’il a connu une jeunesse houleuse. C’était un enfant récalcitrant, tant à l’école qu’à la maison, mais qui réussit tout de même à décrocher son certificat d’instituteur à 18 ans. Après avoir exercé bon nombre de métiers avec des succès mitigés, il fit au congrès du parti de la province rouge d’Emilie une impression tellement forte qu’il remporta le poste de rédacteur en chef d’ Avanti, le journal du parti. Son style agressif, souvent provocateur, valut au journal un nombre impressionnant de nouveaux lecteurs. Au début, il écrivait que l’Italie devait rester étrangère à la guerre mais, à la fin de l’automne 1914, il changea son fusil d’épaule et livra un plaidoyer retentissant en faveur d’une alliance avec l’Angleterre et la France contre les empires centraux.
Bien que l’Italie appartienne au camp des vainqueurs, le pays fut obligé, dans les années qui suivirent la guerre, de faire face à une énorme dette publique, à une inflation irréversible et à un chômage considérable. Après la guerre, Mussolini était considéré comme un héros. Il tourna bien vite le dos au socialisme, commença à chérir l’idée d’un large mouvement populaire et créa dans cette optique, en mars 1919, le Fasci italiani di combattimento (les Faisceaux italiens de combat). Ces groupes d’action commencèrent à livrer une lutte sans merci pour obtenir la faveur du peuple dans les petites villes de l’Italie du Nord et du Sud. Leurs adversaires étaient les adhérents de l’ancien parti de Mussolini : les socialistes.
Mussolini veilla à ne jamais être assimilé à la violence déployée et à renforcer sa position en formant des coalitions avec d’autres partis de droite. A la fin de l’été 1922, il jugea que le moment était venu de prendre le pouvoir. Après une marche sur Rome qui ressemblait davantage à une mascarade qu’à un coup d’Etat, le roi invita Mussolini à former un nouveau gouvernement. Mussolini eut l’habileté d’intégrer aussi d’autres partis dans son cabinet. Toutefois, l’Italie devint un Etat fasciste avec Mussolini pour dictateur. Aux élections d’avril 1924, la liste unique formée par les fascistes et les partis amis acquirent une confortable majorité.
Dans les mois qui suivirent sa prise de pouvoir, Mussolini perdit auprès d’une partie des électeurs beaucoup du crédit qu’il avait acquis grâce à sa fermeté. Dirigés par le charismatique et éloquent Giacomo Matteotti, les socialistes menèrent dans le nouveau parlement une opposition tenace. Il Duce, comme Mussolini se faisait appeler, est certainement devenu blanc de colère quand il eut entre les mains The Fascists exposed. A Year of fascist Domination, le livre que Matteotti avait publié à Londres, et où il donnait une vision détaillée de toutes les brutalités auxquelles les troupes de choc fascistes s’étaient livrées depuis mai 1923.
Peu après la parution de ce livre, Matteotti fit quelques interventions extrêmement virulentes au Parlement. Outrés, les fascistes l’interrompirent avec une telle fréquence que le discours dura une heure et demie alors qu’il n’était censé durer que vingt minutes. Le lendemain, Matteotti se fit enlever en sortant de chez lui. Une fois dans la voiture de ses ravisseurs, il se démena mais les ravisseurs lui portèrent plusieurs coups de poignard.
Près de deux mois plus tard, le corps de Matteotti fut retrouvé à Riano, une petite ville située à 30 kilomètres au nord de Rome. Trois des meurtriers furent rapidement arrêtés. Bien qu’ils aient été reconnus coupables, ils furent aussitôt amnistiés par le roi d’Italie. La sentence fut rectifiée après la guerre, mais leur condamnation à perpétuité n’empêcha pas leur libération après quelques années.
On n’a jamais su si Mussolini avait réellement commandité la liquidation de Matteotti. Il se peut que, comme le roi d’Angleterre Henri II l’avait fait avec Thomas Becket, Mussolini ait insinué qu’il préférait s’en débarrasser, et que d’autres aient joint le geste à la parole.
LA DOUBLE MORT DE TROTSKI
Après Karl Marx, quatre hommes politiques – Lénine, Staline, Mao Zedong et Trotski – ont donné leur nom à leur propre vision du communisme. Il n’y avait pas entre eux de divergences d’opinions fondamentales quant à l’interprétation de la doctrine de Marx, mais les trois premiers n’acceptaient pas le principe de la révolution permanente que prônait Trotski. Ce dernier est le seul des quatre à n’avoir jamais exercé de pouvoir dictatorial. En réalité, il fut réduit au silence à deux reprises : une première fois lorsque, fin 1927, Staline le fit exclure du parti puis expulser du pays, et, une seconde fois, en 1940, quand la police secrète de l’Union soviétique le fit assassiner. Comme il n’a plus joué de rôle marquant après 1928, nous en parlons dans ce chapitre consacré aux années 1920.
Trotski a été impliqué de très près dans la création de l’Union soviétique. Initialement, il était l’incontestable N°2 derrière Lénine. D’abord en tant que ministre des Affaires étrangères, ensuite comme ministre de la Défense, il permit au tout jeune parti communiste de sortir vainqueur de la guerre civile, et écarta le risque d’une intervention étrangère. Bien que Trotski fût considéré comme le successeur de Lénine, Staline s’est montré beaucoup plus habile et surtout plus impitoyable au moment de la reprise du pouvoir. En dressant l’un contre l’autre les rivaux Trotski, Kamenev et Zinoviev, Staline réussit à tirer toute la couverture à lui. Au congrès du parti de 1927, il se sentit suffisamment fort pour évincer Trotski du Politburo et l’exiler en Asie centrale. Les deux autres furent provisoirement maintenus dans leurs fonctions après avoir humblement reconnu leur tort.
Longtemps pourtant, Staline n’osa pas en finir avec Trotski. Il le laissa même émigrer. Après de brefs séjours en Turquie, en France et en Norvège, Trotski s’établit en 1936 dans la ville mexicaine de Coyoacan. Quand la Seconde Guerre mondiale éclata, Staline revit ses positions et ordonna de le liquider. Une première tentative eut lieu le 24 mai 1940 : plus de vingt hommes déguisés en policiers assaillirent la villa de Trotski et y ouvrirent massivement le feu dans sa chambre à coucher. Même deux grenades incendiaires et une bombe à retardement n’eurent pas raison de Trotski. A la suite de cet attentat manqué, l’homme paniqua. Il fit transformer sa villa en bastion fortifié équipé de portes en acier, de murs blindés et de tours de guet.
Les services secrets russes s’adaptèrent et trouvèrent une personne qui puisse intégrer le cercle des intimes de Trotski. Le communiste espagnol Ramon Mercader se fit passer pour un étudiant belge et noua une relation avec une proche de Trotski. Il eut ainsi accès au bâtiment lourdement gardé. Le 20 août 1940, tandis que Trotski lisait, Mercader l’assaillit en lui plantant un pic à glace dans la nuque. A la surprise de l’assassin, Trotski ne mourut pas immédiatement mais se débattit. Des gardes du corps accoururent et maîtrisèrent Mercader. Trotski fut aussitôt emmené à l’hôpital où il décéda le lendemain. Mercader fut condamné à vingt ans de prison. Après sa libération anticipée, il séjourna alternativement en Union soviétique et à Cuba. Il fut nommé Héros de l’Union soviétique.
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