L’énigme D’Onofrio
Parti de rien, il a été l’agent de joueurs le plus puissant du foot européen. Depuis lors, il multiplie les allers-retours entre l’ombre et la lumière. Ancré dans son fief liégeois, il rayonne dans le monde entier. Notre enquête sur un homme influent, l’un des plus secrets du royaume.
Il est entré sur la pointe des pieds, ou presque. Il s’avance d’un pas léger, la tête inclinée vers le sol, le buste enveloppé dans une doudoune, d’un bleu très foncé, le regard voilé par des lunettes aux verres bleutés, le crâne recouvert d’une casquette, bleue elle aussi. La discrétion faite homme. Ce jeudi, Lucien D’Onofrio a donné rendez-vous au Vif/L’Express dans un café-restaurant proche de la place Cathédrale, en plein coeur de la Cité ardente. Le lieu est fréquenté par la jet-set liégeoise – avocats, hommes d’affaires, mandataires politiques, organisateurs d’événements, stylistes… L’enfant des faubourgs de Liège, l’ex-patron du Standard, le millionnaire au bras long s’assied dans un canapé et commande une eau pétillante. La conversation s’engage, doucement. Les mots sont comptés. Les confidences rares. Les gestes calculés. Une heure passe. Lucien D’Onofrio demande au serveur une coupe de champagne. La discussion gagne en spontanéité. Mais il n’est question d’aucun laisser-aller. Durant tout l’entretien, l’énigmatique prince du foot n’enlèvera pas sa veste – façon de dire qu’il ne baisse pas la garde.
Ce dont il parle ? Son enfance sans le sou, son amour du Portugal, sa fascination pour Londres. Lucien D’Onofrio sautille d’un sujet à l’autre, toujours laconique. Il s’anime à peine quand il cite les sportifs qui l’ont le plus impressionné – Pelé, Zidane, Merckx, Borg, McEnroe… » Attention, ceci n’est pas une interview ! » insiste-t-il, à trois reprises.
De temps à autre, il saisit entre l’index et le pouce une branche de ses lunettes, et les fait tourbillonner dans l’air, comme un hélicoptère. Puis, il se remet à parler. Il évoque le redressement économique de la Wallonie, le fléau du chômage, les vertus du travail, le nécessaire équilibre entre droits et devoirs. Entend-il peser sur l’avenir de sa ville ? » Si je peux aider Liège, je le ferai, dans la mesure de mes possibilités « , répond-il. Avant de préciser : » Cette phrase-là, vous pouvez l’écrire. » Quelques minutes plus tard, il se ravise. » Notez plutôt : si je peux encore aider Liège, je le ferai. Car j’ai déjà aidé Liège. » Quel est le sens de son propos ? Imagine-t-il des investissements dans l’immobilier, de grands projets dans le secteur Horeca ? Rêve-t-il d’un retour à la tête du Standard, au cas où l’actuel président, le si contesté Roland Duchâtelet, lâcherait prise ? Ambitionne-t-il de transformer le club de Seraing, aujourd’hui en Division 2 et dirigé par l’un de ses amis, en un blockbuster du foot belge ? Vise-t-il plutôt un rôle d’intermédiaire informel au service des décideurs liégeois, grâce à ses multiples contacts sur les cinq continents ? Songe-t-il à investir une partie de sa fortune dans l’industrie locale ? Ou cherche-t-il à polir son image, alors que ses ennuis judiciaires s’amoncellent ? Lucien D’Onofrio n’en dira pas plus. Silenzio stampa.
L’imminence du procès
En cinquante-neuf ans d’une existence plus tumultueuse que bien des personnages de roman, Lucien D’Onofrio a tout connu : le luxe, la volupté, le calme parfois, les ovations, la déférence, les trahisons, la mort d’un frère, les délires du foot-business, l’effondrement de la classe ouvrière, les morsures de l’argent, les foudres de la justice… Il y a en lui du Rastignac, du Corto Maltese, du Crassus et du Crésus, et du Calimero, aussi. Mais sa biographie reste à écrire. Et si un auteur téméraire s’y attelle, il ira au-devant de mille difficultés. Car la vie du plus célèbre des ex-agents de joueurs est comme la dentelle de Bruges : remplie de trous. Sur ces zones d’ombre, sur ces ellipses, il flotte un brouillard que l’intéressé n’a manifestement aucune envie de dissiper. Lui qui a horreur de s’étendre sur ses faits et gestes devra pourtant s’expliquer, selon toute vraisemblance. Inculpé sous divers chefs de fraude fiscale et de blanchiment d’argent dans le cadre de sa gestion passée du Standard, Lucien D’Onofrio fait l’objet d’un renvoi devant le tribunal correctionnel de Liège, au même titre qu’une trentaine d’autres personnes. » Le procès devrait se tenir dans un avenir relativement proche, d’ici quelques mois « , confirme-t-on du côté de la justice liégeoise.
Les origines ? Il faut les chercher à Suio Alto, bourgade somnolente, à mi-chemin entre Rome et Naples. C’est là que Licio D’Onofrio voit le jour, le 19 avril 1955. Elenora, la mamma, ne sait ni lire, ni écrire. Mais elle gère, seule, la maisonnée. Le père, Francesco, a émigré en Belgique, où il travaille comme mineur aux charbonnages Patience et Beaujonc, à Glain, dans la périphérie liégeoise. Ce n’est qu’en 1958 que son épouse et ses quatre enfants le rejoignent – un cinquième naîtra sur le sol belge.
Licio atterrit rue Branche Planchard, à Ans. Dans la petite maison où les D’Onofrio ont pu s’installer, on s’intéresse vaguement au football, sans plus. Le père vibre davantage pour les exploits cyclistes des campionissimi Bartali et Coppi. Mais la chanson est l’unique chose qui le bouleverse. C’est en hommage à Domenico Modugno, l’interprète de Volare, qu’il a baptisé son premier fils Domenico. Et c’est par révérence à l’égard d’un autre faiseur de tubes, Claudio Villa, que son cadet s’appelle Claudio.
Lucien, Dominique, Michel : le trio du Rio
Au contact de l’air liégeois, Licio se mue en Lucien. A 10 ans, il débute sous la vareuse du FC Ans. Le temps passe. Le gamin s’avère doué. Il rêve d’une carrière professionnelle, sans oser y croire. Le mercredi après-midi, avec son frère Dominique, dont le prénom a également été francisé, il fréquente la maison de jeunes de Loncin et le bistrot-cinéma Le Rio. Là, les deux frangins se lient d’amitié avec Michel Daerden. Le futur ministre socialiste est un habitué des lieux. Et une même passion les réunit : le kicker. Le vendredi soir, ils participent ensemble à des tournois. » Mon frère Lucien était le plus mordu de nous trois, rapporte Dominique D’Onofrio. Quant à Michel Daerden, il n’était pas fort, il était très fort ! Son coup de poignet était phénoménal. »
C’est aussi par le biais du kicker que Lucien rencontre Henri Depireux, de onze ans son aîné. Ce Liégeois deviendra l’une des légendes du football belge. Mais il n’est à l’époque qu’un joueur prometteur… qui connaît comme sa poche les bars de Liège, et passe des nuits entières à défier ses compagnons de virée au kicker. » Je revois encore Lucien à 13, 14 ans, se remémore Depireux. Il était à peine plus haut que le kicker. Il était bon, mais pas autant que moi. »
Le kicker passe bientôt à l’arrière-plan. Depireux porte haut les couleurs du FC Liégeois, puis du Standard, et ensuite du Racing White de Bruxelles. Son surnom en dit long sur sa place dans le Panthéon du foot belge : le King. Avide d’apprendre, Lucien D’Onofrio le bombarde de questions, l’accompagne aux entraînements. » Ce n’était pas tout à fait un ami, mais c’était bien plus qu’un supporter « , précise Depireux. Qui choie son protégé, mais le traite aussi à la dure, en patron qu’il est, sur le terrain et en-dehors.
A force d’opiniâtreté, Lucien D’Onofrio progresse. En 1977, il rejoint l’équipe de Bas-Oha, en Division 3. Il y côtoie Roger Claessen, ex-Standardman, près de 300 buts au compteur, qui termine sa carrière en cumulant les postes de joueur et d’entraîneur. La saison suivante, quand Claessen raccroche, c’est Depireux qui le remplace, en tant que joueur-entraîneur aussi. En parallèle, ce dernier ouvre un magasin d’articles de sport galerie Cathédrale, dans le centre de Liège. Mais comme il n’a guère de temps, il engage son fidèle Lucien pour s’occuper de la boutique.
Le lieu devient le point de ralliement des sportifs. A longueur de journée, D’Onofrio entend les récits épiques d’illustres personnalités du ballon rond. Il boit tout, les anecdotes fumeuses, les analyses tactiques, les rumeurs de transferts, laissant la science du foot infuser en lui. Parmi ses clients réguliers : Moreno Giusto, défenseur au FC Liégeois – l’un des plus rugueux du pays, dit-on. » Derrière le comptoir, Lucien souriait sans cesse, se souvient l’ex-terreur des attaquants. C’était le prototype du gars sympa. Il me taquinait, en disant : « Toi, Moreno, il te faut les crampons les plus longs possibles, je suppose ? » Je surenchérissais, en répondant : « Les plus pointus, aussi ! » »
» Vilains gaillards »
En 1979, D’Onofrio accède au Graal : la Division 1. Cette chance de briller enfin au plus haut niveau, à vingt-quatre ans, il la doit à Robert Wasseige, un Liégeois qui commence à se tailler un joli palmarès en tant qu’entraîneur. Après trois saisons au Standard, Wasseige reprend en main le KFC Winterslag. Dans ses bagages, il emmène le protégé d’Henri Depireux, qui n’a cessé de lui vanter les mérites de ce » vrai numéro 10 « .
Winterslag ! Trois syllabes qui sonnent comme le nom d’une tribu viking, et qui font frémir les équipes adverses. Ville-champignon sortie de terre au commencement du XXe siècle suite à l’essor de son industrie minière, la localité limbourgeoise garde des airs de Far West. Bâti à l’ombre des châssis à mollette, le stade dépend directement du charbonnage. Ses sociétaires aux vareuses rouge et noir pratiquent un football de bûcheurs, sous les hourras d’un public prolétaire. Ce n’est pas un hasard s’ils ont gagné le surnom de » vieze mannen » (vilains gaillards). » Des brutes ? N’exagérons rien. Je dirais plutôt des joueurs athlétiques, avec un zeste de hargne « , nuance Wasseige. Toujours est-il que Lucien D’Onofrio, fin, de petite taille, reconnu surtout pour sa technique et sa vivacité, peine à s’imposer dans cet environnement un peu rustre. Il est régulièrement titulaire, mais ses débuts parmi l’élite sont difficiles.
Comme il n’a pas de voiture, c’est à bord du véhicule de son entraîneur qu’il se rend de Liège à la banlieue de Genk. » Durant les trajets, j’ai rapidement réalisé que c’était un mec qui maîtrisait le jeu, rapporte Robert Wasseige. Il parlait déjà comme un véritable spécialiste. Et il manifestait une soif d’apprendre exceptionnelle. On était dans une relation de copains plutôt que dans un rapport entraîneur-joueur. »
Dans un milieu du foot encore mal dégrossi, bien avant l’avènement des Cantona, Beckham et autres Cristiano Ronaldo, » le p’tit Lucien » se singularise par son style apprêté. Déjà, au FC Ans, il était le dernier de l’équipe à sortir du vestiaire, après les matchs. Il passait un temps invraisemblable sous la douche, puis devant la glace, à recoiffer ses longs cheveux, alors que son frère Dominique avait déjà rejoint la buvette depuis longtemps. A Winterslag aussi, le décalage avec ses coéquipiers est flagrant. » Il avait un côté précieux, douillet, voire poule mouillée, s’amuse Robert Wasseige. S’il pouvait échapper aux contacts virils par un dribble, il ne s’en privait pas. » Soucieux d’éviter tout soupçon de favoritisme, son entraîneur ne le ménage pas. » Ne cache pas tes petites fesses dans l’herbe ! » le sermonne-t-il, lors d’interminables séances de pompages, de squats et d’abdos.
Vers la même époque, Lucien D’Onofrio s’enracine dans le terreau liégeois. Le foot ne lui suffit plus. Son instinct lui dicte de s’éveiller à d’autres milieux. Quand il le peut, le jeune Italo-wallon fréquente Le Quartier latin, un café de la rue Saint-Paul, fréquenté par l’intelligentsia liégeoise. Là, les vendredis en fin d’après-midi, se retrouvent des industriels, des commerçants en vue, des dirigeants syndicaux…. Henri Depireux est un habitué de ce cercle informel, tout comme Josly Piette (secrétaire général de la CSC liégeoise), Louis Smal (leader des métallos CSC), Jean-Pierre Vieillevoye (patron des usines sidérurgiques Tolfer), Lucien Levaux (attaché de presse du Standard), Léon Bodson (directeur d’une salle de vente), et une vingtaine d’autres. » On parlait autant de football que du développement économique de Liège « , se souvient Louis Smal.
Fado et poissons grillés
Commence ensuite pour Lucien D’Onofrio le début d’une course autour du monde. En solitaire. Après une saison mi-figue mi-raisin à Winterslag, l’Ansois tente de rebondir au Portugal. Il signe pour le Portimonense Sporting Club. Mais, peu après son arrivée dans un pays à peine libéré de la dictature de Salazar, une triple fracture de la jambe vient stopper net sa carrière.
Futé et débrouillard, D’Onofrio ne désarme pas. Son entregent le mène à Milan, non pas à l’AC, classé à droite sur l’échiquier politique, mais à la tout aussi prestigieuse équipe de l’Internazionale, réputée proche de la gauche. Pendant quelques mois, l’ex-joueur collabore avec le staff du club lombard, sans véritable statut et sans existence dans l’organigramme. Des années plus tard, il y reviendra en businessman accompli. Ce qui ne l’empêchera pas de collaborer étroitement avec l’AC Milan de Berlusconi. De l’art de l’oecuménisme.
L’année 1985 est celle du retour au Portugal. Engagé comme attaché de presse du FC Porto, Lucien D’Onofrio se rend vite indispensable auprès du président, le placide Pinto Da Costa. Celui-ci lui confie un rôle de manager général. Banco ! En 1987, le club remporte la Coupe européenne des clubs champions. » Là-bas, Lucien s’est construit une vie et une identité, commente Robert Wasseige. Il n’y avait plus personne pour railler » le p’tit Lucien » ou pour lui dire « va un peu me chercher des cigarettes ». »
Après l’Italie et la Belgique, le pays de Vasco de Gama deviendra sa troisième patrie. Entre le Portugal et l’exilé pétri d’ambition, c’est un coup de foudre. L’odeur des poissons grillés, les ruelles escarpées de Lisbonne, la simplicité des habitants, la majesté omniprésente de l’Atlantique… Tout lui plaît. Y compris cet étrange vague à l’âme, la saudade, qui le saisit parfois. Avec un art consommé de la convivialité, Lucien D’Onofrio partage la compagnie des plus grandes figures du pays. Il ponctue son agenda de rendez-vous hors du temps avec Amalia Rodrigues, la diva du fado, alors âgée de presque 70 ans, à qui il offre le champagne. Au restaurant lisboète Tia Matilde, il prend ses repas en tête-à-tête avec Eusébio, alias O Pantera negra (la panthère noire), lastar absolue du football national.
C’est aussi au Portugal que son feeling pour les affaires se manifeste. En 1983, déjà, à la fin de sa carrière de joueur, Lucien D’Onofrio a facilité l’arrivée de Serge Cadorin au Portimonense. Réputé caractériel, ingérable, le James Dean du foot liégeois était barré dans son pays natal. Au Portugal, de façon inattendue, il inscrira 37 goals en six saisons. Pour un coup d’essai en tant qu’agent (même si D’Onofrio n’en porte pas encore le titre), c’est un coup de maître. La suite sera plus flamboyante encore. Ses dons d’entremetteur, sa facilité à manier les langues étrangères et, surtout, la confiance qu’il inspire instantanément aux joueurs vont en faire l’impresario le plus prisé du football européen. C’est lui qui négocie le transfert de Zinedine Zidane de Bordeaux vers la Juventus, en 1996, lui aussi qui amène Thierry Henry au club turinois, trois ans plus tard. Dollars, francs suisses et livres sterling affluent sur les comptes de ses multiples sociétés.
L’hôte du Premier ministre
En 1998, il convainc son ami Robert Louis-Dreyfus de reprendre le Standard, au bord de la faillite. Le patron d’Adidas, président de l’Olympique de Marseille, acquiert près de 90 % des parts. D’Onofrio pioche dans sa cassette personnelle pour mettre le reste, la bagatelle de cinq millions d’euros. Dans les faits, toutes les décisions stratégiques lui reviennent. » Une position rarissime, souligne Thierry Luthers, journaliste sportif à la RTBF. Pendant une décennie, il a dirigé de main de maître un club dont il n’était ni le président, ni l’actionnaire majoritaire. »
Mais l’investissement n’a rien d’une sinécure. Les supporters manifestent leur hostilité à l’égard de la nouvelle direction, ne se gênent pas pour employer le mot » mafia « . Et les résultats tardent. Frédéric Leidgens, ex-directeur commercial du club, plante le décor : » Au début, il y avait dans l’équipe des gaillards pas commodes, d’un certain âge qui n’avaient peur de personne, les Léonard, Runje, Sa Pinto, Rapaic, Bisconti… Tu pouvais t’appeler Pierre, Paul ou Jacques, ils n’en avaient rien à branler. Eh bien, la seule personne devant qui ils ne mouftaient pas, c’était Lucien. »
Le boss n’use de son autorité qu’avec parcimonie. A la mi-temps, ce n’est que lorsque la situation est désespérée et qu’il sent qu’un geste de sa part peut faire basculer le match qu’il descend au vestiaire. Dans ces cas-là, il rejoue son rituel préféré. Il pousse doucement la porte, entre sans bruit. La casquette vissée sur la tête, les yeux rivés au sol, il marche autour de la table qui se trouve au centre de la pièce. Trois, quatre, cinq tours, sans un mot. Juste un clin d’oeil à un joueur, un conseil adressé à un autre : » Prends ta chance. » Ni harangue, ni réprimande. » Il faut s’imaginer le bordel à la mi-temps quand on perd, situe Leidgens. L’entraîneur hurle. Les joueurs s’accusent les uns les autres. Mais dès que Lucien entrait, le silence se faisait, comme par magie. Et tous remontaient sur le terrain gonflés à bloc. »
Jusqu’à l’apothéose : le titre de champion de Belgique enlevé au terme de la saison 2007-2008, après une disette d’un quart de siècle. La nuit du sacre, le Carré est en liesse. A Liège, D’Onofrio devient synonyme de Dieu. Sa loge personnelle, d’où il toise le stade entier à la manière d’un empereur romain, est the place to be. Yves Leterme, Justine Henin, Didier Reynders, Jean-Michel Javaux et l’ambassadeur des Etats-Unis y accourent. Pour les matchs de Coupe d’Europe à l’étranger, les packs VIP s’arrachent comme des petits pains. Le Standard vend du rêve : vol dans le même avion que les joueurs, hôtels de luxe, et même une journée de ski dans les Alpes autrichiennes, lors du déplacement à Salzbourg.
Les rumeurs les plus folles circulent sur l’homme qui se cache derrière ce miracle. Il louerait à l’année une suite à l’hôtel George V, seul endroit de Paris où La Gazzetta dello Sport arriverait dès cinq heures – histoire d’apprendre avant la concurrence les dernières nouvelles du championnat italien. Se non è vero, è bene trovato… L’anecdote dit en tout cas tout le mystère d’un personnage autour duquel le vrai et le faux s’entremêlent. » C’est quelqu’un de complexe, ambivalent, bifide, témoigne Thierry Luthers. Il a un côté attachant, amical, quasi boy-scout, mais il peut aussi se montrer colérique, irascible, agressif. »
Lucien D’Onofrio a le goût du secret, mais il ne dédaigne pas les cocktails, même s’il n’y fait qu’une apparition éclair. Plutôt que de se retrancher derrière les murs d’une villa quatre façades, sur les hauteurs boisées de Beaufays, il a acquis en plein centre de Liège un édifice classé, rue Bonne Fortune – ce qui ne s’invente pas. La rénovation a été confiée à l’une des signatures les plus renommées de l’architecture belge, Charles Vandenhove. Le résultat s’avère à ce point saisissant qu’une maison d’édition parisienne, spécialisée dans l’art, lui a consacré un ouvrage entier.
Le chenapan de la rue Branche Planchard est devenu un esthète. Il aime Andy Warhol, Pierre Alechinsky, Daniel Buren, César, Mimmo Paladino… Il tempête auprès des autorités liégeoises pour qu’elles embellissent la ville. C’est sur son insistance, par exemple, que les ponts sur la Meuse sont ornés la nuit d’un éclairage artistique. » Lucien D’Onofrio a des idées assez précises sur le développement de Liège et de la Wallonie « , indique le dirigeant d’une grande entreprise publique. Quand il dîne avec des politiques, l’ex-patron du Standard n’hésite pas à les provoquer. Son credo : la Wallonie doit prendre son destin en main. » Ils sucent notre sang ! » s’exclame-t-il à propos des Flamands, dans ses moments d’emportement.
Depuis qu’il a quitté la direction du Standard, en 2011, suite au décès de Robert Louis-Dreyfus, son influence est encore plus évanescente, mais reste bien réelle. » Il parle à beaucoup de monde. On l’écoute « , assure le député socialiste Frédéric Daerden. » C’est quelqu’un qui compte, bien au-delà du football, confirme François Fornieri, le patron de l’entreprise pharmaceutique Mithra. Les gens n’imaginent pas la puissance de son networking. Au Brésil, il m’a permis d’entrer en relation avec des décideurs importants, ce qui m’a aidé à développer mon business. » Voici quelques mois, Lucien D’Onofrio a investi dans un restaurant de Tilff, Ma Brasserie, pour lequel il s’est adjoint les services du chef Yves Mattagne, doublement étoilé avec le Sea Grill. Il aurait d’autres projets en tête.
» Quand on lui taille un costard de parrain mafieux, c’est absolument surdimensionné, estime le caricaturiste Pierre Kroll, fin connaisseur des arcanes liégeois. Lucien D’Onofrio, ce n’est pas un trafiquant d’armes ou de prostituées. Parce qu’il a trouvé mieux que ça : revendre Zidane trois fois le prix d’achat. Dans une certaine mesure, il est devenu un acteur économique, dont on sait qu’il pèse assez lourd. Il aurait pu se planquer, devenir un rentier déconnecté de la Belgique. Au lieu de ça, il fait partie du Tout-Liège. Même ses détracteurs ne peuvent nier qu’il a une vie sociale un peu mondaine et généreuse. »
S’il ne peut plus exercer son ancien métier d’agent, en raison de sa condamnation dans une affaire de transferts douteux à Marseille, Lucien D’Onofrio continue de jouer un rôle de conseiller auprès de plusieurs grosses machines – Real Madrid, FC Porto, AC Milan… Cet été, beaucoup ont vu sa patte dans le transfert à Anderlecht de Steven Defour, l’ex-icône du Standard. Au fur et à mesure que la rumeur se précisait, plusieurs de ses amis lui ont envoyé des sms : » Lucien, ne fais pas ça ! » Invariablement, il répondait : » Je n’ai rien à voir là-dedans. » Des dénégations qui laissent sceptique plus d’un observateur… » Jusqu’à la fin de leur carrière, Steven Defour, Axel Witsel et Marouane Fellaini prendront conseil auprès de lui, pronostique Thierry Luthers. Ils ont lié leur destinée sportive aux conseils de Lucien D’Onofrio. Comment l’expliquer ? L’homme possède un charme magnétique… » Un magnétisme troublant.
Par François Brabant
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