Le voyage de la vie
L’écrivain accompagne une femme et ses filles sur le douloureux chemin de la maladie. Un ton juste, universel
Une fois, juste une fois, elle s’est essayée au roman court. » Pour voir si j’en étais capable. » Défi relevé avec Couleur du temps. Mais, pour son neuvième roman, Françoise Chandernagor revient à son penchant naturel : le long, le lourd, le charnu. On ne se refait pas. Petite-fille de maçon creusois, première femme major de l’ENA, membre assidu du jury Goncourt, l’auteur à succès de quelques pavés historiques – L’Allée du roi, L’Enfant des Lumières – et d’un roman plus intimiste et personnel – La Première Epouse – ne prend rien à la légère. Quel que soit le sujet embrassé – le xviiie siècle, l’enfermement, l’adultère – elle bachote, enquête, ausculte. Et c’est tant mieux.
» J’ai payé ma « livre de chair » « , reconnaît-elle à propos de La Voyageuse de nuit. Pas question de prêt usurier ici, comme dans Le Marchand de Venise, mais de déambulation dans le » couloir de la mort « . Au centre de la scène, une femme, atteinte d’un cancer du foie, qui n’en finit pas d’agoniser. Auprès d’elle, en permanence, ses quatre filles. Des années que » pour l’aider à mourir, nous avons toutes cessé de vivre « , note l’une d’elles. Un thème grave, donc, déclenché par l' » ardente obligation » d’écrire : » La vieillesse sympa, les soins palliatifs présentés comme la panacée, ce n’était pas trop ce que je voyais autour de moi. » Alors, Françoise Chandernagor interroge les médecins, s’enflamme pour le livre de Pierrette Fleutiaux, Des phrases courtes, ma chérie, sur la fin de vie de sa mère, perd la sienne, cherche le bon format pour poser les questions essentielles : doit-on dire la vérité au malade, pratiquer l’euthanasie, cacher les mortsà ? Un jour, le déclic vient : » J’ai retrouvé des voisines d’enfance, cinq filles avec leur mère veuve qui jouait de leurs rivalités. »
Sur ce canevas à la Tchekhov ou à la Garcia Lorca s’ébauche cette subtile chronique familiale où se mêlent choses vues, entendues, vécues. Olga, femme de caractère, née de l’union improbable d’un soldat russe égaré sur un plateau creusois battu par les vents et de la fille unique d’un cafetier, a élevé seule, ou presque – le mari, un marin breton au long cours, pèche par ses absences – ses quatre » pisseuses » : Katia, Véra, Sonia et Lisa, par ordre d’apparition. Elles sont devenues romancière, expert-comptable, esthéticienne ou encore avocate, mais n’ont jamais coupé le cordon.
Alors, quand la maladie pointe, c’est la mobilisation générale : les plus proches s’activent quotidiennement, les autres multiplient les voyages. Surviennent bientôt les premières ranc£urs, les petites jalousies, les sentiments de culpabilité. » Elle était plus douée pour l’éducation collective que pour le sur-mesure « , écrit Katia, la narratrice, à propos des rudesses de langage d’Olga. Tandis que cette dernière affronte la mort les yeux fermés, ses filles ouvrent les leurs. Et les secrets de famille tombent dru : avortement, homosexualité, attouchements, double vieà
Françoise Chandernagor l’affirme : elle ne pourra jamais » faire du Christine Angot ou du Colette « , c’est-à-dire une littérature d’introspection. Malgré les nombreux clins d’£il dispersés au fil du récit, nous conviendrons que cet ingénieux roman sur les relations mère-fille et entre s£urs est avant tout une £uvre de fiction. Beaucoup plus gaie et riante qu’il n’y paraît. Et tout aussi universelle qu’elle le promet. Elle devrait, à ce titre, susciter un abondant courrier des lecteurs-lectrices.
Il en avait été ainsi pour La Première Epouse, dans lequel beaucoup de femmes trahies s’étaient reconnues. En romancière attentionnée et consciencieuse, Françoise Chandernagor s’était fait un devoir de répondre à toutes. Epuisant ! l
La Voyageuse de nuit, par Françoise Chandernagor. Gallimard, 326 p.
A lire aussi : Leçons de lumière. Lettre ouverte à Françoise Chandernagor, par Michel Rheault, Mercure de France, 126 p.
Marianne Payot
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