Le Sporting de Charleroi, un Zèbre borgne
Autrefois principal outsider du championnat, le Sporting de Charleroi passe une saison noire. Malheureuse coïncidence ou signe d’un club dépassé par la concurrence?
C’est un double uppercut de nature à assommer un colosse. Le 17 avril 2021 est un samedi maussade pour Charleroi, battu par Eupen pour son ultime match de la saison. Le onzième consécutif sans victoire, le dernier de Karim Belhocine sur le banc des Zèbres. La rencontre a failli ne jamais débuter, parce que les supporters les plus fervents des Carolos ont brisé le huis clos sanitaire avant le coup d’envoi pour occuper la pelouse avec un message clair: si Mehdi Bayat ne vient pas leur parler, le match n’aura pas lieu. Les mots de l’administrateur délégué du Sporting apaisent les tensions, mais ce n’est finalement qu’un seau d’eau jeté sur un foyer d’incendie.
Contesté par son public, le Franco-Iranien poursuit sa série noire bien loin de sa ville d’adoption. Trois jours plus tard, la ville suisse de Montreux accueille un congrès ordinaire de l’UEFA, la fédération européenne de football. Président de la fédé belge, figure montante du jeu national et international auquel d’aucuns prédisent un brillant avenir continental, Mehdi Bayat est l’unique recalé de l’élection tenue pour intégrer le comité exécutif de l’instance européenne. Neuf candidats, huit élus, et lui. Le deuxième uppercut est décoché.
Frappé en plein visage dans son ambition personnelle, Mehdi Bayat sort du ring carriériste et décide de se consacrer à nouveau à Charleroi. Le 27 mai suivant, alors que les caméras doivent se river sur le jeune visage d’un Edward Still tout juste désigné nouveau coach des Zèbres, Mehdi Bayat annonce qu’il quittera dès que possible la présidence de l’Union belge pour se consacrer à ses couleurs de cœur, dont il était devenu actionnaire majoritaire, en mars, dans la plus grande discrétion médiatique. Le dirigeant veut alors être présent pour épauler un coach qui avait, selon ses termes, mis sur papier ce qu’il avait en tête pour l’avenir de son club.
«On souhaite mettre en place une structure à l’instar de ce qu’a réalisé Roberto Martínez à la Fédération, racontait alors Bayat. Si Edward doit un jour nous quitter, on veut qu’il y ait des fondations solides qui ne reposent pas uniquement sur l’identité de l’entraîneur. On veut travailler sur le long terme pour faire franchir un palier au Sporting.» En ce printemps de l’année 2021, le Zèbre semble enfin galoper vers le futur. Sur le boulevard Zoé Drion, on déménage pour installer le staff dans des bureaux séparés des vestiaires des joueurs, on met en place une cellule de performance, on recrute un «data analyst» et on s’adjoint les conseils de Jacques Borlée, rapidement devenu très proche de Still avec lequel il multiplie les longs échanges.
Beaucoup d’adversaires ont aujourd’hui d’autres moyens que ceux de Charleroi.
La révolution avortée
Près de trois ans plus tard, le voyage dans le temps a pourtant pris des airs paranormaux, entre réalité parallèle et retour vers le futur. A la tête des Carolos, on retrouve Felice Mazzù, premier coach nommé dans l’ère Mehdi Bayat et heureusement libéré par Anderlecht en marge du licenciement d’un Edward Still dont le club dira qu’il avait perdu son vestiaire. Construite par Still, avec des jeunes de confiance à la manœuvre, la cellule performance se vide rapidement. Le staff se réinstalle à proximité des joueurs et déserte ses bureaux de l’autre côté de la ruelle qui longe le stade. Les datas ne sont plus étudiées et affichées avec la même minutie. Quant à Jacques Borlée, si une poursuite de la collaboration est encore à l’ordre du jour actuellement, ses relations sont bien moins puissantes avec Felice Mazzù et il semble exclu que son travail s’effectue sur les terrains d’entraînement de Marcinelle.
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Dans la bouche de Mehdi Bayat, le discours paraît radicalement changé. Plusieurs fois, lors du délicat début d’exercice 2021-2022 sous les ordres d’Edward Still, le dirigeant carolo fustige «un noyau qui ne lui a jamais coûté aussi cher» quand on lui reproche le manque de qualité à des postes clés, ou «un staff assez nombreux pour trouver les solutions» face à la crise de résultats. Les victoires qui reviennent semblent alors donner raison à cette réaction plutôt sécurisante: comme le club et ses performances semblent lui échapper, le dirigeant choisit de revenir aux vieilles recettes de ses premiers succès.
Difficile d’affirmer que Charleroi recule, tant les approches sont trop différentes pour évaluer leurs impacts respectifs sur le succès. Il est par contre indéniable qu’en matière de structures, le club fait au mieux du surplace, se calquant sur les succès récoltés au milieu des années 2010 pour tenter de recréer la formule magique. Même à la fin de l’an dernier, quand il présente son nouvel actionnaire américain David Helmer, c’est avec des références au passé que Mehdi Bayat envisage le futur: «On doit retrouver la niaque qu’on avait à l’époque, quand on n’avait pas le budget pour faire un transfert et qu’on devait se montrer créatifs. Par rapport à ce moment où on n’avait pas de moyens, on s’était peut-être embourgeoisés.» Soulagé d’une partie des tâches opérationnelles quotidiennes par le recrutement d’un Chief Operating Officer – Olivier Simons – et par la promesse de Fabien Debecq, président du club et associé de longue date de Bayat, de «s’impliquer davantage pour que Mehdi puisse se dégager du temps pour le département sportif», le dirigeant semble alors devenir le directeur sportif que d’aucuns lui recommandaient d’enrôler depuis longtemps.
Les clés du marché
En matière de recrutement, Mehdi Bayat est convaincu d’être détenteur d’une formule magique. Celle qui lui a permis de générer de conséquentes plus-values sur les transferts sortants de l’arrière gauche Núrio Fortuna, du colosse Shamar Nicholson, des virevoltants Cristian Benavente et Anass Zaroury, et surtout de la comète Victor Osimhen, refusé par Zulte Waregem et Bruges avant d’atterrir pour une saison à Charleroi puis de grimper très haut dans la hiérarchie des meilleurs attaquants de la planète. Même quand il est question, toujours en concertation avec un Edward Still alors très impliqué dans le développement du club au-delà du terrain, de professionnaliser la cellule de recrutement, l’idée principale du grand patron est surtout de capitaliser sur ce qui fonctionne bien, à savoir ses bouches et ses yeux.
Entouré d’un réseau d’agents auxquels il accorde une confiance particulière, d’abord par les contacts de son frère puis par son entregent personnel, Mehdi Bayat est en effet fréquemment tuyauté sur des joueurs talentueux évoluant dans des championnats qui restent parfois sous les radars. C’est là, après avoir tendu les oreilles, qu’il déploie ses yeux. Rares sont ceux qui savent qui ils sont vraiment, quelques-uns connaissent leur nombre qui se compterait sur les doigts d’une main, mais l’homme fort des Zèbres sait que plusieurs rapports positifs concordants de leur part sur un nom qu’il a soumis à leur regard expert sonnent souvent comme un coup dans le mille. Une façon de se démarquer à l’heure des filtres statistiques omniprésents, mais une méthode trop peu exhaustive pour être véritablement efficace sur tous les tableaux. Avec l’arrivée du jeune Joseph Braillard, la politique d’opportunités qui définit le mercato carolo se structure, mais reste loin des machines les mieux rodées du pays en la matière.
Pour recruter, Mehdi Bayat s’est toujours fié à ceux qu’il appelle «ses yeux».
C’est un peu le refrain de ce Sporting de Charleroi qui progresse à son rythme. Les ambitions d’un Edward Still biberonné aux méthodes des grands clubs lors de ses passages à Bruges, l’Antwerp puis Shanghai, ont bousculé un club qui préférait parfois rendre service que miser sur la compétence à l’heure de définir les missions de ses employés. Une manière de procéder qui n’a pas aidé le Brabançon à se faire des amis dans les bureaux ou les vestiaires, mais qui dénotait ce décalage important entre la réalité du Sporting de Charleroi et les exigences du haut niveau de l’autre côté de la frontière linguistique. En se séparant du trentenaire, les Zèbres ont quitté cette voie, et repris celle d’un Felice Mazzù plus compréhensif, conciliant et résolument tourné vers l’humain. Avec de bons résultats lors des premiers mois, puis une saison qui n’aura pas été loin de tourner au cauchemar alors qu’elle avait été entamée avec le rêve de chatouiller à nouveau la course au Top 6 et les Champions Play-offs.
Malchance et concurrence
Le Sporting de Charleroi est-il retourné une dizaine d’années en arrière, quand la seule raison d’être de sa saison était de s’éloigner raisonnablement du bas de tableau, ou vit-il juste une année noire? Interrogé avant la rencontre à domicile face au Cercle, Felice Mazzù affirme qu’il est «tôt pour faire ce genre d’analyse», mais se prête tout de même à l’exercice et cherche les raisons dans «un contexte»: «Si on avait gagné notre premier match contre Louvain (NDLR: Charleroi avait été rejoint en fin de match sur un penalty litigieux), on n’aurait peut-être pas parlé comme ça. Et si on avait eu toute la saison la réussite qu’on a eue contre Westerlo, on n’en serait pas là. On a connu des blessures, on a peut-être manqué de stabilité aussi par moments, et vu le format de la compétition avec les play-downs qui concernent les quatre derniers, ça ajoute de la pression. Et puis, il faut admettre que beaucoup d’adversaires ont aujourd’hui d’autres moyens que ceux de Charleroi, et on doit en être conscient.»
Le discours concorde en tous points avec celui du grand patron. A la RTBF, Mehdi Bayat explique, en effet, que les dirigeants du football belge se sont «trompés sur le format» de la compétition: «On voulait créer plus d’ouverture dans la montée/descente entre D1A et D1B, mais je pense que c’était une erreur. Ce format crée trop de stress pour les clubs qui ont besoin de stabilité pour travailler sereinement. Un club comme Charleroi bosse bien depuis dix ans… et à cause d’une mauvaise année, il risque aujourd’hui de basculer. Et cela, ça ne va pas.»
Quelques jours plus tôt, en présentant David Helmer à la presse belge, le Franco-Iranien évoque les nouvelles réalités d’un championnat où les investisseurs étrangers ou les dirigeants qui dopent financièrement leur club ont faussé les règles du jeu. Charleroi dresse le constat qu’il travaille avec moins de moyens, mais oublie peut-être que l’argent de ses concurrents est désormais bien mieux investi qu’une dizaine d’années auparavant. Charleroi bosse toujours plus ou moins de la même manière et n’a probablement pas régressé, les autres ont simplement évolué plus vite que lui. Roi du royaume des aveugles, le borgne n’a plus le même avantage stratégique une fois que tout le reste de l’assemblée a une bonne vue.
La clé du but adverse
Ils sont cinq, dans le noyau carolo, à prétendre au statut d’attaquant de référence des Zèbres. Le problème, c’est qu’aucun d’eux n’est parvenu à mettre les autres dans son rétroviseur.
Le constat avait déjà été dressé lors de l’été 2022, suite aux ventes successives de Shamar Nicholson en janvier puis de son successeur Vakoun Bayo, en juin. Pour espérer tutoyer les équipes de pointe, Charleroi rêve d’un buteur chevronné, mais l’expérimenté Gianni Bruno est cher et trop âgé pour être revendu avec des bénéfices. Mehdi Bayat décide donc d’activer sa filière algérienne, à la base du transfert à succès du maître à jouer Adem Zorgane, et attire Nadhir Benbouali dans le Pays Noir. Ni le Fennec – blessé après des débuts décevants – ni son concurrent Badji ne s’imposent, et il faut un retour providentiel de Vakoun Bayo, pour quelques mois en fin de saison, pour redynamiser l’attaque carolo. L’Ivoirien reparti, Nikola Stulic et Oday Dabbagh s’ajoutent à l’équation, bientôt rejoints par le jeune Youssuf Sylla, sorti de l’équipe espoirs pour bousculer la hiérarchie.
Quelques mois plus tard, le constat est implacable: Charleroi n’a jamais eu autant d’attaquants, mais aucun d’eux n’est vraiment devenu l’attaquant de Charleroi. Pourtant, la recette des grandes saisons zébrées s’est toujours trouvée là.
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