Le spécimen Onfray
Fils mêlé d’Epicure, de Proudhon, de Nietzsche et de Camus, le philosophe populaire et libertaire s’érige au fil de ses innombrables livres en intellectuel de pointe, avec un talent qui ne laisse jamais indifférent. Le voici qui se rappelle au bon souvenir médiatique avec deux nouveaux tomes de sa Contre-histoire de la philosophie sur le postnazisme et Mai 68.
Il a coutume de se plaindre qu’on ne l’ait pas lu, ou mal lu. Après s’être longtemps senti mal aimé des médias, soi-disant boudé par l’intelligentsia parisienne, snobé par les élites jacobines. Qu’à cela ne tienne, il ne cesse de publier, à un rythme échevelé. Et qui donc peut encore le suivre, sinon les fans et les exégètes ? S’il professe sur toute chose un avis aussi brillant qu’ incorrect, il déplore pourtant la médiatisation à outrance dont il fait l’objet depuis plusieurs années, même s’il l’orchestre de main de maître. N’est-il pas en effet vénéré jusque dans les colonnes du Point, où il est littéralement chéri de Franz-Olivier Giesbert en ces termes : » Michel Onfray écrit comme il respire. De sa corne d’abondance sortent sans cesse des essais puissants, taillés dans le roc, mais aussi des petits bijoux » ? Pour le coup, cinq en quelques mois, juste après deux volumes massifs ( Cosmos et Décadence) inscrits dans une trilogie intitulée Brève encyclopédie du monde (Flammarion), à telle enseigne que les éditions Gallimard se demandent déjà combien de tomes de la Pléiade pourront » écluser » toute sa production.
Quasi évangélique
Et ce n’est pas tout. L’homme se démultiplie en conférences, interviews, chroniques et préfaces, plateaux et studios, etc. Sans compter l’Université populaire de Caen, où il diffuse, face à un public très large, une parole quasi évangélique. Une enceinte unique en son genre, qu’il avait fondée en 2002 en manière de remède à l’inquiétante montée du Front national cette année-là déjà.
Il existe donc bel et bien un phénomène Onfray. Un spéci man. Qui, entre sa Basse-Normandie natale (Chambois, 1er janvier 1959) et ses » sorties » à Paris, sans oublier ses lointains voyages » ultramarins » sur les traces de Victor Segalen notamment, est supposé à ce train-là écrire de jour comme de nuit. En présumant évidemment qu’il fait des journées de 35 heures. C’est bien le moins, d’ailleurs, pour un homme de gauche certes, mais à géométrie variable ; on y reviendra.
Car, avant d’envisager les fondements de sa pensée, ses admirations et influences, un peu de psychanalyse. C’est dans La Puissance d’exister (Grasset, 2006) que Michel Onfray se livre au plus près de lui-même. Du moins en ce qui regarde son enfance. Dédicace : » A ma mère, retrouvée. » Cette maman, femme de ménage – comme celle de Camus -, abandonnée dans » un cageot » sur un perron d’église, un dimanche de Toussaint, avant d’être recueillie par l’Assistance publique.
» Je suis mort à l’âge de dix ans, débute-t-il dans son autoportrait, un après-midi d’automne, dans une lumière d’éternité. » Il s’ouvre ici pour la première fois de souvenirs pénibles. Récusé à son tour par une mère délaissée, avec l’assentiment muet d’un père ouvrier agricole (auquel il rendra toutefois justice dans les premières pages de Cosmos), il est placé dans un orphelinat, étrange paradoxe, par ses propres parents.
A Giel, chez les prêtres salésiens, Michel Onfray porte le matricule 490 sur sa blouse grise. Et ainsi résume-t-il alors ces années orphelines : » Dans l’esprit salésien, on n’aime pas l’intelligence, on se méfie des livres, on craint le savoir. L’ intello – selon le mot récurrent d’un curé responsable de niveau – voilà l’ennemi… » Là, il perd peut-être le sourire de la sympathie spontanée. Et en conçoit un humour amer.
Onfray Michel ne sortira de pension qu’à l’âge de 17 ans. Après sept ans de déréliction. » Je pris le large, mort vivant, et partis pour l’aventure qui me conduit, ce jour, devant ma feuille de papier où je vais livrer une partie des clés de mon être… » De nombreux livres, on le sait, suivront cet aveu. Plus de nonante à ce jour, dont la féconde Contre-histoire de la philosophie (Grasset), qui collige l’essentiel d’une série de conférences données à l’Université populaire, et s’enrichit ces jours-ci de deux nouveaux volumes, La Pensée postnazie (tome 10, 464 p.) et L’autre pensée 68 (tome 11, 528 p.)
Ni Dieu, ni Freud
Quelques titres, assurément, révèlent les prédilections du penseur. Comme cet Antimanuel de philosophie, en 2001, ou ce Traité d’athéologie, en 2005. L’ancien professeur, qui avait enseigné la philo dans un lycée technique de Caen jusqu’au possible retour de la » bête immonde « , avec l’arrivée de Jean-Marie Le Pen en finale des élections présidentielles du printemps 2002, égrène au fur et à mesure ceux qui le marquèrent. Il y eut Aristippe de Cyrène, Diogène de Sinope, Epicure ou Lucrèce. Puis, Montaigne et Spinoza, avant Proudhon et Nietzsche. Enfin, de nos jours, Albert Camus, dont il évoque la vie philosophique dans L’Ordre libertaire (Flammarion, 2012), assez unanimement salué par la critique.
Libertaire, disions-nous. Le mot proudhonien, qui avait connu une joyeuse et frissonnante reviviscence avec Daniel Cohn-Bendit en mai 1968, ne suffit pas toutefois à résumer un personnage d’une grande diversité, et d’une profonde complexité, qui n’hésite pas à retourner subtilement les concepts sur eux-mêmes. Dominé tout autant par un matérialisme athée – probable pléonasme – et hédoniste. Beaucoup de ses lecteurs, ou plutôt de ses contempteurs – qu’il tolère mal -, retiendront la virulente polémique née de son Crépuscule d’une idole (Grasset, 2010), où il anéantit d’un coup sec » l’affabulation freudienne « , attaque à l’arme lourde que nous avons toujours personnellement située en dessous de la ceinture. Outrée, Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, biographe de Freud et Lacan, lui répondra sans complaisance dans Mais pourquoi tant de haine ? (Seuil, 2010). Pour lui, si Dieu est mort, Freud aussi.
Michel Onfray, certes, est un intellectuel de gauche. Mais, aujourd’hui, considérablement accablé par le nouveau progressisme ambiant d’une » gauche nihiliste qui a renoncé à la question sociale et a perverti l’idée même de progrès « . » La fidélité aux idées m’importe plus que la fidélité aux hommes infidèles : en 1983, Mitterrand a vendu le socialisme pour un plat de lentilles « européistes » qui lui permettait de durer au pouvoir. Pour faire diversion et masquer cet abandon du social en rase campagne, le vieux président sacré deux fois roi a invité sa cour à investir le sociétal. » Mitterrand, assène-t-il, a tué le prolétaire et, ce faisant, fait le lit du Front national. Michel Onfray est tout, sauf un imbécile. Il n’est pas si sûr cependant qu’il ait si souvent changé d’avis.
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