Le royaume désenchanté

Loin d’atteindre les prévisions de fréquentation, le second parc ouvert à Marne-la-Vallée a aggravé les difficultés d’une entreprise qui croulait déjà sous les dettes. Nommé l’été dernier, André Lacroix, le nouveau PDG, croit à une possible relance. Pour Le Vif/L’Express, il a accepté de dévoiler son plan

Sous le grand chapiteau tendu de bleu, la température monte. Devant une salle comble, un groupe de jeunes, jeans moulants et tee-shirts bigarrés, chantent et dansent en rythme, invitant le public à reprendre le refrain en ch£ur. Malgré une ressemblance à s’y méprendre, ce spectacle n’est pas un concert de la tournée de la Star Academy. Il s’agit juste du final du séminaire interne de Disneyland Resort Paris. Plusieurs centaines de cast members, debout comme un seul homme, répètent à voix forte et en anglais :  » Laissez la musique emplir votre c£ur. Nous avons besoin de magie tous les jours.  » Si ces incantations peuvent donner du courage à un personnel inquiet, elles ne changeront rien à la situation : le 17 novembre, Euro Disney présentera l’un des pires résultats de son histoire, pourtant déjà riche en déceptions, retournements spectaculaires et rétablissements in extremis. Mais, cette fois, l’affaire semble plus grave. Dès le mois de juillet, en effet, le premier pôle de loisirs européen, loin devant la tour Eiffel, avec ses 13 millions de visiteurs par an, a averti la communauté financière qu’il ne pourrait plus respecter, en 2003 et 2004, certains de ses engagements bancaires, en raison d’une baisse de sa fréquentation. Un coup de tonnerre qui replonge la filiale de The Walt Disney Company (TWDC) dix ans en arrière, quand l’entreprise avait frôlé le dépôt de bilan. Plombée par une dette abyssale û 2,3 milliards d’euros, dont 1,7 milliard exigible de façon anticipée par les banques û coincée par les royalties dues à la maison mère, Euro Disney paie ses erreurs de jeunesse comme ses décisions hasardeuses prises dans une conjoncture touristique morose.

Le vent glacial de ce jour gris d’octobre n’incite pas à la balade. Et les Walt Disney Studios semblent plus que jamais à l’abandon, avec leurs entrepôts tristes et impersonnels d’où sortent de petits groupes de touristes emmitouflés. Prévu par les accords de 1987 avec l’Etat français, exigé par Michael Eisner, le PDG de TWDC, qui, selon un cadre de la maison,  » voulait prouver une fois pour toutes à ses actionnaires û le plus souvent sceptiques û qu’Euro Disney était une réussite « , le deuxième parc se révèle être, un an et demi après son ouverture, un véritable échec. Il devait attirer une nouvelle vague de visiteurs, de façon à atteindre l’objectif des 16 à 17 millions pour les deux parcs ; il a déçu toutes les attentes. Même en tenant compte de la conjoncture, le chiffre de la fréquentation de Disneyland Resort Paris, qui sera annoncé lors des résultats û 12,5 millions d’entrées, selon Le Parisien û est en deçà des prévisions les plus pessimistes.  » Les deux parc réunis ont fait moins bien que le premier tout seul « , se désole un de ceux qui y ont cru. Inauguré en grande pompe le 15 mars 2002, le second parc a accumulé les bévues depuis le début. Créé pour attirer les jeunes adultes, il a été lancé par une campagne de publicité mettant en scène Mickey et Minnie.  » Les clients ont eu l’impression qu’on ouvrait un nouveau paradis pour enfants, alors que rien n’est prévu pour eux « , regrette un employé. Ensuite, ce lieu consacré au cinéma û  » qui ne fait pas rêver, contrairement au premier parc « , souligne un spécialiste du secteur û ne propose que 10 attractions, contre 43 pour son aîné. En une demi-journée, on en fait le tour. Or l’objectif était de trouver de nouveaux relais de croissance en allongeant la durée des séjours. On en est loin.  » La logique du resort chère à Disney ne fonctionne pas en terre briarde. En Floride, les quatre parcs û Magic Kingdom, Epcot, Disney-MGM Studios et Animal Kingdom û occupent largement la semaine. A Marne-la-Vallée, il suffit de deux jours et demi pour tout essayer « , estime un ancien cadre. Et en plus, ça coûte cher. En établissant un prix d’entrée à 39 A, soit le même tarif que le premier parc, Euro Disney a réussi à en donner moins pour le même prix. Un mauvais calcul pour les dirigeants de la société, qui ont voulu faire rentrer le plus d’argent possible dans les caisses :  » C’est exactement la même erreur qu’au début de leur aventure. Ils ont copié servilement le modèle américain, notamment en matière de prix « , regrette un analyste financier.

Rapports ambigus avec la maison mère

Les clients, habitués à en avoir pour leur argent par Euro Disney lui-même, ont été franchement déçus et frustrés. L’image de Disney en a pris un coup. Les ménages européens ont boudé le parc, d’autant plus volontiers que, préoccupés par la conjoncture, ils se sont mis à restreindre leurs dépenses de loisirs.  » Or, souligne un spécialiste du secteur, les parcs d’attractions ne fonctionnent bien qu’en période d’euphorie économique.  » Et puis, lorsque le budget est serré, les clients, plus enclins à comparer, découvrent vite qu' » une visite de deux jours à Disney est aussi chère qu’une semaine en Tunisie « , comme l’explique un pro du tourisme. Victime des grèves répétées et de la guerre d’Irak, le magic kingdom à l’européenne aurait pu espérer rattraper partiellement son retard et récupérer l’été dernier ceux qui ont renoncé à partir pour les pays du Maghreb. Il n’en a rien été. Alors que le n° 2 du secteur, le parc Astérix, a su, lui, profiter de l’aubaine, en jouant la proximité.

L’échec du deuxième parc n’a fait, en réalité, qu’accentuer les difficultés d’Euro Disney. Ce  » désastre industriel « , comme le décrit un ancien du  » royaume enchanté « , nostalgique et amer, a simplement creusé le déficit d’une entreprise qui croule déjà sous la dette. Selon un proche du dossier, le deuxième parc coûterait à Euro Disney environ 100 millions d’euros par an, entre frais financiers, charges et amortissements. Une somme qui s’additionne aux 2,3 milliards d’euros de la dette totale, que Philippe Bourguignon, PDG de 1993 à 1997, avait réussi à rééchelonner. Dix ans après, l’entreprise est à nouveau en crise. Pour la communauté financière, Euro Disney est cette fois-ci  » en banqueroute « , comme l’estime un analyste qui tient à garder l’anonymat :  » La valeur ne vaut plus rien. C’est devenu un titre à la casse, sur lequel il ne faut plus parier « , insiste-t-il, sévère.

Le mal qui ronge Euro Disney est profond, car, depuis le départ, le montage juridique et financier du parc européen et ses rapports pour le moins ambigus avec la maison mère le minent. Pour les experts, c’est bien la structure de l’entreprise qui est la cause de tous les maux.  » Les Américains ont imaginé un montage complexe û la société en commandite par actions û qui leur permet de garder le contrôle total de l’entreprise quelle que soit la répartition du capital. Et empêche toute OPA « , explique un spécialiste. Cette structure a également été conçue pour rapporter beaucoup d’argent à Disney.  » Condamnée à trouver sans cesse des ressources sans pour autant être sûre d’être un jour tirée d’affaires, Euro Disney s’est habituée à pratiquer la fuite en avant « , analyse un ancien cadre, qui a cru pendant des années que  » le succès commercial du premier parc se transformerait en jackpot financier « . Il a dû déchanter. Et partir.

Une gestion de crise permanente

Comme lui, beaucoup de jeunes cadres sont passés par Euro Disney, avant de le quitter ou d’en être licenciés. Au printemps, Disney a fait, une fois de plus, le nettoyage par le vide, en virant tout l’état-major, de la directrice de la communication au directeur des ressources humaines, en passant par le directeur financier, Serge Naïm, qui avait pourtant la confiance des banques, au point d’être rappelé comme consultant dans le cadre des négociations actuelles. Depuis l’édification du royaume de Mickey en Ile-de-France, pas moins de cinq présidents, une demi-douzaine de directeurs financiers et autant de dirigeants marketing se sont succédé.  » Cette gestion de crise permanente et à court terme est paradoxale dans une industrie qui gère des produits à long terme, souligne un concurrent. Et changer de capitaine aussi souvent n’aide pas à prendre des décisions sereines. C’est cette discontinuité de management qui fait dériver la société.  » Cette valse incessante s’explique également par la conception du rôle dévolu au patron d’Euro Disney qu’ont les dirigeants de Burbank, quartier de Los Angeles où se trouve le siège social de The Walt Disney Company. Selon un ancien cadre, TWDC  » n’a jamais laissé un millimètre d’autonomie  » à l’état-major francilien du royaume enchanté. Sauf, peut-être, en cas de circonstance exceptionnelle, comme en 1994, lorsque Philippe Bourguignon obtint le rééchelonnement de la dette, un plan social ainsi que la baisse du prix d’entrée du parc. Il y a, en effet, comme un malentendu entre Français et Américains :  » Pour ces derniers, le PDG d’Euro Disney est un simple directeur d’exploitation, qui n’a pas à opérer de choix stratégiques importants. Or l’entreprise a besoin d’un vrai patron « , estime un ancien de la maison qui n’a pas supporté ces ambiguïtés. Avec le parachutage de dirigeants américains à Paris, les choses n’ont fait qu’empirer :  » Ils se font souvent un devoir de provoquer le moins de vagues possible. Avec un objectif : repartir promus « , regrette une ex-employée. Laissant souvent, comme c’est le cas aujourd’hui, une situation difficile à leur successeur.

André Lacroix, le nouveau PDG français d’Euro Disney, arrivé en juillet dernier dans ce contexte castastrophique, sait bien qu’il dispose d’une marge de man£uvre limitée et qu’il a peu de temps pour faire ses preuves. Mais cet ancien de Burger King et de Pepsi, volontaire et énergique, veut croire qu’il existe des solutions simples, rapides, pour sauver Euro Disney. Silencieux depuis son arrivée, il a cependant accepté de dévoiler, pour Le Vif/L’Express, son plan de relance. Une  » méthode Lacroix  » qui ressemble un peu à celle que Christian Blanc, autre pompier d’entreprises en difficulté, a appliquée à Air France. Comme l’ex-président de la compagnie aérienne française, le jeune manager de 43 ans a décidé de laisser de côté l’aspect financier, piloté à part. Avant d’appliquer son plan de relance, il a bien pris soin de faire adhérer la base. Blanc avait choisi le référendum, Lacroix û Amérique oblige û le summer camp, sorte de séminaire interne où chaque employé donne son avis.  » L’essentiel est d’être transparent à l’interne et de repartir de ce que l’on fait de bien pour relancer la marque « , déclare André Lacroix. En clair, il a décidé de placer tous ses efforts sur le premier parc, dont le succès commercial est, avec ses 130 millions de visiteurs en dix ans, incontestable.  » C’est bien vu : il est plus facile de regagner 1 million d’entrées sur Disneyland Paris que sur les Walt Disney Studios « , assure un expert.

Pour le nouveau PDG, le potentiel est immense :  » Il suffit de convaincre les Européens, surtout les first-timers, c’est-à-dire ceux qui ne nous connaissent pas encore, de venir découvrir Euro Disney. Notre c£ur de cible : les familles avec enfants et les jeunes adultes, qui représentent 122 millions de personnes « , s’enthousiasme-t-il. Arnaud Bennet, président du Syndicat national des espaces de loisirs, d’attractions et culturels (Snelac), est d’accord :  » C’est un secteur qui continue à se développer. Par rapport à des pays comme la Belgique, la marge de progression reste importante.  »

En pro du marketing, André Lacroix a compris qu’il fallait prendre des mesures urgentes, ne serait-ce que pour donner un signal fort : deux mois après son arrivée, il a lancé la carte passe-partout, qui donne accès aux deux parcs pour 49 A, contre 78 A auparavant. Le but ? Corriger la désagréable impression qu’a la clientèle d’avoir été flouée en visitant le deuxième parc, tout en l’encourageant à le faire. Cette bonne idée remet pourtant en question le bien-fondé même des Walt Disney Studios, qui, de fait, ne deviennent qu’une annexe du premier parc. D’autres mesures incitatives, comme le paiement différé des séjours, la multiplication des points de vente dans les aéroports, un plus large choix de packages ou l’ouverture la nuit et des réservations en direct, seront également proposées.  » Nous allons devenir plus agressifs commercialement « , scande André Lacroix devant un parterre de cast members réunis, le 21 octobre, pour un show à l’américaine bien rodé, destiné à mobiliser les employés. Pour aider à la relance, une campagne de communication démarrera en janvier prochain, avec notamment un film publicitaire projeté dans toute l’Europe. Symbole d’un renouveau annoncé, le château de la Belle au bois dormant du spot sera, pour la première fois, celui d’Euro Disney et non plus d’un de ses jumeaux américains. Applaudissements de la salle, soulagée avant tout d’entendre André Lacroix répéter qu’il n’y aura pas de plan social.  » Une mesure qui ne servirait de toute façon à rien, comme l’a démontré le rapport d’expertise que nous avons commandé « , explique Daniel Rovedo, secrétaire général CFDT du CCE. Ce plan marketing musclé va sans nul doute susciter un regain d’intérêt pour Disneyland Resort Paris. Hélas ! ces mesures ne sont pas suffisantes pour redresser l’entreprise. Même si André Lacroix affirme que la relance n’est pas une question de moyens, l’investissement est, selon Arnaud Bennet,  » l’une des clefs du succès des parcs à thème ainsi que de leur survie, car c’est la meilleure façon de fidéliser la clientèle. Comme ce secteur dégage, en général, une très bonne rentabilité, nous avons une capacité de financement importante qui nous permet d’innover chaque année « , assure-t-il.

Un sursis qui ne règle rien sur le fond

La recette, pourtant simple, est désormais hors de portée d’Euro Disney.  » On voit mal, en effet, comment l’entreprise pourrait s’offrir à présent une nouvelle attraction de qualité. En 1995, Space Mountain avait relancé la fréquentation, mais avait coûté plus de 100 millions d’euros !  » se souvient un cadre. The Walt Disney Company, qui a déjà renoncé à ses royalties et fait un prêt de 167 millions d’euros, suivi d’une rallonge de 45 millions d’euros il y a quelques jours, ne s’engagera pas davantage maintenant.

Euro Disney peut-il espérer trouver des ressources dans son développement foncier ? Ce grand pôle de l’Est parisien qui prend forme possède déjà, selon Michel Dresch, directeur général d’Epamarne-Epafrance,  » sa dynamique propre « . C’est un succès. Le centre commercial de Val-d’Europe marche bien et les programmes de logements s’arrachent. Mais les sommes dégagées ne pèsent pas lourd dans la balance de la société :  » Elles représentent de 10 à 15 % des bénéfices « , affirme Dominique Cocquet, directeur général adjoint chargé du développement d’Euro Disney.

Sur le plan touristique, d’autres projets sont à l’étude, comme la création d’un village nature que Gérard Brémond, président de Pierre & Vacances et repreneur des Center Parcs, s’occupe de monter.  » Euro Disney est la première destination de vacances européenne et possède un potentiel de clientèle non négligeable. Je suis optimiste « , affirme-t-il.

Ces réalisations mirifiques et prometteuses sont cependant suspendues aux résultats de la restructuration financière. En négociation avec les banques depuis trois mois, Euro Disney vient d’obtenir une renonciation à certains engagements bancaires, valable jusqu’au 31 mars 2004. Mais ce sursis, bienvenu, ne règle rien sur le fond. Et les discussions qui se poursuivent semblent bien difficiles pour le royaume enchanté :  » Le fait que The Walt Disney Company ait accordé une nouvelle ligne de crédit à sa filiale en dit long sur l’ampleur de la catastrophe et sur l’intransigeance des établissements financiers « , estime un expert.

En attendant, Euro Disney doit amorcer un nouveau tournant. Aux Etats-Unis, les actionnaires commencent à trouver l’aventure européenne inutile et coûteuse.  » Ils ne vont pas supporter longtemps une entreprise qui ne rapporte rien « , analyse un ancien du groupe. Pour redresser durablement Euro Disney, il ne reste pas beaucoup de solutions. Soit Michael Eisner, le patron de Disney, réussit malgré tout à convaincre ses actionnaires d’investir davantage dans le parc européen, lui donnant ainsi les moyens d’assainir durablement sa situation et de lancer de nouvelles attractions, soit, et c’est une des éventualités, Disney décide de se désengager du capital et du management de Disneyland Resort Paris, pour ne garder que le rôle de franchiseur de la marque, sur le modèle du parc de Tokyo, qui, avec plus de 20 millions de visiteurs par an, est un vrai succès.

Mais rien, à l’heure actuelle, n’est encore décidé, et l’avenir du royaume enchanté ressemble aujourd’hui à ce point d’interrogation humain que les 12 000 cast members ont formé un soir d’octobre au c£ur du parc pour illustrer la pochette de leur nouvelle chanson d’espoir façon Star Ac’…

l Corinne Scemama Reportage photo : Stéphane Gladieu pour Le Vif/L’Express

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