Le roi fait-il de la politique ?

Ettore Rizza Journaliste au Vif/L'Express

Les discours d’Albert II suscitent de plus en plus souvent des polémiques, surtout de la part de la N-VA. Le roi est-il au-dessus de la mêlée ? Réponse avec notre analyse des 57 discours royaux prononcés depuis vingt ans.

(1) La Couronne et la Rose. Baudouin et le monde socialiste 1950-1974, par Vincent Delcorps, Le Cri – Histoire, 2010.

C’était le 21 juillet dernier. Lors de son traditionnel discours à l’occasion de la Fête nationale, le roi a vanté comme souvent les mérites belges dans une série de domaines, du sport à l’économie, en passant par l’action sociale. Avant d’ajouter ce commentaire :  » Cela nous encouragera aussi à éviter le repli sur soi et le populisme. Deux tendances dont on trouve trop de manifestations aujourd’hui en Europe comme chez nous, et qui ne mènent à rien.  » Grincements de dents. Un député fédéral N-VA, Theo Francken, a cru déceler dans cette phrase une attaque en règle contre son parti et contre les extrémistes du Vlaams Belang. Une  » tentative de déstabilisation  » orchestrée à ses yeux par le gouvernement, dont le roi, selon lui, ne serait que le porte-parole.

Le député séparatiste a-t-il vu juste ? Le roi est-il la marionnette des coalitions au pouvoir ? A quelques jours de son prochain  » message de Noël et de Nouvel An « , nous avons voulu en avoir le coeur net. Le Vif/L’Express a passé en revue l’ensemble des principaux messages publics du souverain depuis son accession au trône, le 9 août 1993, dix jours après le décès de son frère et prédécesseur Baudouin Ier. Nous nous sommes limités aux trois principales interventions du chef de l’Etat : celle de Noël et Nouvel An, souvent la plus consensuelle ; celle aux  » autorités de la nation « , plus politique, adressée au Palais en janvier devant ce que l’on appelait naguère les  » corps constitués  » de l’Etat ; et enfin celle du 21-Juillet. Soit 57 textes, dont le contenu équivaut à celui d’un petit roman.

Au cours de ces vingt années, le roi a vu défiler cinq Premiers ministres et neuf gouvernements. Ses thématiques favorites, elles, n’ont pourtant guère varié (lire page 26). Dans les grandes lignes, on les retrouvait déjà dans les derniers discours du roi Baudouin. Logique quand on sait que les deux souverains partagent la même plume : le très discret, très efficace et très influent Jacques van Ypersele de Strihou, chef de cabinet de Baudouin pendant dix ans, reconduit en 1993 auprès de son successeur.

Les  » discours du trône  » constituent une tradition dans beaucoup de monarchies et prêtent rarement le flanc à la polémique. A ce détail près : contrairement aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, les allocutions du roi des Belges sont rédigées au Palais, et non par le Premier ministre. Même si, comme pour tout acte officiel du roi, un ministre doit les approuver et en assumer la responsabilité politique.

Il arrive ainsi que le chef du gouvernement suggère quelques modifications d’opportunité.  » Surtout parce que certaines formulations auraient pu conduire à des discussions ou des controverses politiques « , témoigne dans ses Mémoires l’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene. Le plus souvent, un roi expérimenté sait ce qu’il peut se permettre ou pas. Et Albert II est conscient que son trône, aujourd’hui, est posé sur un baril de poudre. Même limés jusqu’à l’os, les textes gardent toutefois la possibilité de quelques audaces. Et si elles vont dans le sens de la position du gouvernement, alors…

Le changement dans la continuité

Le 9 août 1993, lors de son allocution inaugurale en tant que nouveau roi des Belges, celui qui était encore la veille simple prince de Liège s’est aussitôt inscrit dans les pas de son frère aîné disparu. Pouvait-il en aller autrement ? A l’époque, beaucoup voyaient en lui un roi de transition avant l’avènement de Philippe. Le mot d’ordre était donc  » continuité « .

Dans ce contexte, le premier roi de la Belgique fédérale s’est inscrit naturellement sur les traces de celui qu’il surnommait  » le patron  » et auquel il vouait une profonde révérence.  » Sur le plan politique, je crois que nous ne saurions mieux être guidés que par le dernier discours du roi Baudouin, qui devint son testament politique.  » Lors de ce même discours fondateur, Albert II, citant le penseur français Alexis de Tocqueville, a stigmatisé pour la première fois  » l’égoïsme individuel et collectif « . Un mal dont le remède, selon lui, porte le nom de  » solidarité « . Et de plaider aussi pour la protection des plus fragiles, pour la construction d’une Europe fédérale  » dynamique et sociale « , pour le soutien aux démocraties naissantes en Europe de l’Est, sans oublier la solidarité envers le tiers-monde. Toutes les grandes thématiques chères à Baudouin étaient déjà présentes.

 » Jusqu’à la Noël 2007, Albert II multipliait les références à son frère disparu, remarque l’historien Vincent Dujardin (UCL). Il y a clairement une continuité dans les valeurs, sur le fond, mais aussi sur la forme.  » Ces hommages répétés rappellent les références à Léopold III,  » mon auguste père « , dont Baudouin émaillait ses discours lors de ses premières années de règne. Au grand agacement du monde politique de l’époque…

Même les rares polémiques qu’Albert II a pu susciter semblent s’inscrire dans une forme de continuité. Le petit tollé qu’il avait suscité en 1994 à Bruges, en semblant fredonner le Vlaamse Leeuw, rappelle celui qu’avait entrainé son frère aîné en faisant référence à la  » civilisation chrétienne  » lors d’un discours à Paris. Péchés d’inexpérience.

En octobre 1996, à quelques jours de la Marche blanche en mémoire des enfants disparus, il avait pris position de manière plus assumée pour  » une justice plus humaine et plus efficace « . C’était lors d’une table ronde au Palais. Ce qui avait ému l’opposition libérale. Le député Louis Michel, qui a revu depuis ses critiques, s’était exclamé que ce genre de débat ne pouvait se tenir qu’au Parlement.

Il existait pourtant des précédents.  » Après les élections de 1932, rappelle l’historien Francis Balace (ULg), le gouvernement catholique-libéral se disputait à propos de la validation du scrutin dans la commune d’Hastière. Dans une lettre au Premier ministre, rendue publique, Albert Ier a écrit qu’un gouvernement s’étant donné pour tâche de sortir le pays de la crise économique ne saurait démissionner pour une élection dans un village.  » C’est ce qui s’appelle  » sonner la fin de la récréation « .

Une crise économique mondiale plus tard, Albert second du nom a retrouvé des accents de son grand-père dans son fameux discours de la Fête nationale 2011. Alors que le pays s’enfonçait dans la plus longue formation de gouvernement jamais connue, le roi a mis en oeuvre pour la première fois son droit de mise en garde. Jamais sa  » magistrature d’influence  » ne s’était exercée de manière si publique.

Le séparatisme  » feutré  »

La continuité entre Albert et Baudouin s’exprime également dans leur conception commune du  » fédéralisme d’union « . Dans son discours de janvier 2006, le roi avait fait gronder le nord du pays, à commencer par le ministre-président flamand Yves Leterme (CD&V), en dénonçant  » le développement de sous-nationalismes  » et  » le séparatisme explicite ou feutré « ,  » néfaste et anachronique « . Il ne faisait pourtant que répéter des propos déjà tenus dix ans plus tôt, le jour de la Fête nationale de 1996 :  » En Belgique, le choix fédéral, qui implique le rejet de toute forme de séparatisme, explicite ou larvée […]  » La phrase était alors passée relativement inaperçue. Tout comme… les quatre références du roi Baudouin au  » séparatisme explicite ou larvé « , exprimées publiquement entre 1988 et 1992. Le roi, après tout, ne jure-t-il pas  » d’observer la Constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire  » ? Dénoncer les tentations séparatistes, voire confédéralistes, peut être vu comme une mise en pratique légitime de son serment constitutionnel.

 » Ce sont des discours fonctionnels, estime le sénateur CDH Francis Delpérée, professeur de droit constitutionnel à l’UCL. Quand vous êtes chef de l’Etat, vous allez mettre l’accent sur la solidarité entre les personnes, la paix dans le monde, les conditions du consensus dans un Etat fédéral…  »

On peut comprendre toutefois que certains partis se sentent visés. Le roi ne s’est pourtant jamais risqué, en public du moins, à en citer un seul. Une prudence que n’a pas eue son fils aîné Philippe. On se souvient de sa tonitruante sortie, en décembre 2004, contre le Vlaams Blok (devenu depuis Belang).  » Certains hommes et certains partis sont contre la Belgique et veulent détruire le pays. Je peux vous assurer qu’ils auront affaire à moi « , avait-il lancé à un journaliste au cours d’un voyage en Chine. La gaffe. Un roi et l’héritier du trône ne sauraient faire ouvertement de politique, comme s’est chargé de le lui rappeler sèchement le Premier ministre de l’époque, le libéral flamand Guy Verhofstadt.

Pourtant, tout discours public d’un chef d’Etat, même le plus consensuel, constitue par essence un acte politique. Ceux d’Albert II ne sauraient y échapper. Souci de solidarité et de justice sociale, défense d’une Europe fédérale, éloge de la multiculturalité, de l’économie au service de l’homme… Sur le plan moral du moins, le roi semble s’inscrire clairement dans une tradition sociale-chrétienne. Plutôt au centre gauche donc. L’influence de son entourage, majoritairement catholique, transparaît dans chacune de ses positions. Et celles-ci n’ont guère varié sous le gouvernement Verhofstadt II (juillet 2003- décembre 2007), qui alliait socialistes et libéraux.

Ce qui ne veut pas dire que le roi éprouve nécessairement des affinités particulières avec les partis d’inspiration démocrate-chrétienne. On sait que les relations entre la famille royale et les anciens PSC-CVP ont connu de nombreuses tensions depuis l’accession au trône de Baudouin, en 1951.  » Parfois, Baudouin préférait bien s’entendre avec des socialistes, souligne Francis Balace. Il a été profondément marqué par l’abdication de son père et en a beaucoup voulu au PSC. Au moment de la loi Collard de 1955, véritable machine de guerre contre l’école libre, Baudouin l’a signée sans montrer les mêmes scrupules que contre l’avortement.  » Une proximité que souligne également l’historien Vincent Delcorps, auteur d’un ouvrage sur les rapports entre Baudouin et le monde socialiste (1).

Comme son frère, toujours, Albert II semble cultiver de bonnes ententes avec certains socialistes. Ce fut le cas notamment avec le Hennuyer Robert Urbain, plusieurs fois ministre du Commerce extérieur dans les années 1980, qui avait accompagné le futur souverain dans de nombreuses missions économiques. On rapporte qu’un jour quelqu’un adressa au roi cette mise en garde :  » Méfiez-vous, Sire, c’est un socialiste.  »  » Oh, ben des comme ça, j’en veux bien « , aurait répondu Albert II sur le ton de la plaisanterie.

De même, certains observateurs remarquent, dans la gestuelle du roi, ce qui pourrait ressembler à des marques de sympathie envers le Premier ministre Elio Di Rupo.  » Que le Premier ministre soit un francophone, et particulièrement Di Rupo, a dû certainement le réjouir « , analyse l’un d’eux. Mais ce genre de connivence, si tant est qu’elle existe, ne peut s’exprimer qu’au cours d’un colloque singulier, jamais au travers d’un discours. Pour en avoir le coeur net, les historiens et les curieux devront attendre l’ouverture des archives du roi. Ou les Mémoires de son actuel Premier ministre.

ETTORE RIZZA

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