Le pari de l’ immunité
Pourquoi nos défenses immunitaires ne se mobilisent-elles pas pour enrayer les cancers ? Et, surtout, comment organiser et stimuler cette défense ?
L es mélanomes, les cancers du rein, du côlon, de la prostate, le glioblastome… Pour toutes ces maladies, des équipes de chercheurs tentent de mettre au point des vaccins d’un genre nouveau, les vaccins thérapeutiques : ils sont capables de stimuler le système immunitaire afin que ce dernier se défende contre les tumeurs et les cellules anormales. Voici le récit de cette traque à travers les réponses du Dr Michel Toungouz, du service d’immunologie-hématologie-transfusion et de l’Unité de thérapie cellulaire et moléculaire (UTCM) de l’hôpital Erasme (Bruxelles). Il démontre que, face à des ennemis farouches, l’imagination des médecins et des biologistes sera un réel atout.
Le Vif/L’Express : Depuis plusieurs années déjà, les recherches de vaccination anti-cancer se multiplient. Où en sont les chercheurs ?
E Dr Michel Toungouz : Nous multiplions les essais cliniques avec des résultats évidents. Cependant, il y a encore beaucoup de données que nous ne comprenons pas. Par exemple, lorsque nous effectuons une vaccination contre un cancer, nous constatons qu’il existe une réponse du système immunitaire chez environ 50 % des personnes. Mais seules de 15 à 20 % d’entre elles bénéficieront d’une réponse clinique. Cela signifie qu’il n’y a que chez elles que l’on observera la disparition de lésions cancéreuses avec, par exemple, l’élimination de métastases du foie, du poumon ou de la peau. De surcroît, cette rémission n’est pas toujours complète : chez un même patient, certaines métastases peuvent disparaître mais pas d’autres. Certaines peuvent même apparaître au moment où d’autres disparaissent… Comment expliquer cette absence de corrélation entre la réaction du système immunitaire et les résultats engrangés ? Est-ce dû aux moyens que nous utilisons pour induire l’immunité ? Est-ce parce que nous ne saisissons pas encore assez bien le fonctionnement du système immunitaire ? Tout est possible…
Est-ce à dire que les progrès sont encore insuffisants ?
E Sur divers points, nous avons bien progressé. Premièrement, et c’est essentiel, nous savons qu’il est possible de créer des vaccins, d’obtenir grâce à eux une réponse immunitaire contre une tumeur et que cette vaccination ne présente aucune toxicité pour la personne concernée. Vérifier tous ces points a déjà représenté un travail considérable, qui a ouvert des pistes à d’autres investigations !
Quels sont les patients concernés par la vaccination thérapeutique ?
E Les recherches sont conduites sur des personnes en fin de traitement, informées d’une absence de réponse favorable des autres thérapies utilisées. Par exemple, ils sont aux stades 3 et 4 d’un mélanome. On sait alors que les réponses d’une chimiothérapie ne sont pas très bonnes. Pour les chercheurs, l’inconvénient clinique et biologique de ce type de situation, c’est que le système immunitaire de ces personnes est déjà altéré. Par définition, elles répondent moins bien à une vaccination, et on sait qu’elles ont toléré leur maladie, jusqu’à un stade avancé, sans se défendre efficacement…
Au début de nos essais, en 1998, tous nos patients souffrant de mélanome étaient déjà à un stade tardif de leur maladie. Actuellement, nous savons que si des métastases viscérales (dans les poumons ou le foie) sont présentes, les réponses à une vaccination sont rarement favorables. En revanche, nous pouvons commencer nos essais sur des patients à un stade un peu moins avancé de leur maladie, mais dont le traitement n’est pas très prometteur.
Parmi les difficultés que vous avez rencontrées, quelles sont celles pour lesquelles vous avez trouvé des solutions ?
E Nous cherchons à présenter au système immunitaire des antigènes, c’est-à-dire des molécules exprimées à la surface des cellules tumorales. Ces antigènes devraient entraîner une réponse du système immunitaire et, donc, une défense efficace contre le cancer. L’un des grands mérites des travaux du Pr Thierry Boon (UCL) est d’avoir identifié des antigènes spécifiques des tumeurs comme le mélanome (les antigènes MAGE). Théoriquement, un vaccin contenant ces antigènes est susceptible de provoquer une réaction favorable de l’organisme. Mais il s’avère que ces antigènes sont naturellement assez peu » immunogènes « , c’est-à-dire qu’ils stimulent peu nos défenses.
L’une des pistes de recherche consiste à ne pas se contenter des seuls antigènes spécifiques des tumeurs mais à employer aussi d’autres antigènes qui permettront, eux, de mieux réveiller le système immunitaire, en le poussant à se débarrasser des cellules indésira- bles : celles de la tumeur. C’est le cas, par exemple, des antigènes des cellules pigmentées de la peau, les mélanocytes : en vaccination, ils permettent de détruire les cellules cancéreuses.
D’autre part, on a également constaté que la tumeur était capable de développer des stratégies démoniaques pour échapper aux réponses du système immunitaire. Par exemple, elle cesse d’exprimer l’antigène présenté en vaccination. Dans nos essais, nous ne nous contentons donc pas d’un seul antigène exprimé par la tumeur : nous incluons tous ceux que nous connaissons. Cependant, tous les cancers n’expriment pas les mêmes antigènes, ce qui donne une idée de nos difficultés ! Nous cherchons à découvrir s’il existe des antigènes » universels « , communs à diverses tumeurs et qui pourraient donc figurer dans tous les vaccins…
Diverses stratégies sont également explorées pour stimuler l’immunité…
E En immunothérapie, deux options s’offrent à nous. Nous pouvons tenter de stimuler dans l’organisme, in vivo, une réaction. Dans ce cas, on produit un vaccin et on l’injecte en espérant que la réponse obtenue permettra de détruire le cancer. Cette approche d’immunothérapie active est celle que nous avons décidé de suivre à l’hôpital Erasme. Si elle fonctionne, elle devrait avoir le mérite de laisser une mémoire immunitaire aux cellules de défense, afin que celles-ci se réactivent immédiatement en cas de retour de la tumeur.
L’autre solution passe par un travail in vitro. Les patients ont une immunité altérée et les chercheurs rêvent de la rendre meilleure et suffisante, en tout cas, pour la lutte à mener. Dès lors, ils prélèvent les lymphocytes (les cellules de défense) de la personne, ils les manipulent pour les rendre cytotoxiques (capables de tuer les cellules cancéreuses) et ils réinjectent ces » cellules tueuses « . Cette technique, utilisée pour le traitement des tumeurs solides, est lourde et elle pose de grandes difficultés techniques. Mais la validité de cette approche est reconnue depuis que l’on a pu démontrer son efficacité dans au moins un cancer du sang, la leucémie myéloïde chronique en rechute.
On a un peu le sentiment que vous lancez des paris sur les stratégies qui pourraient fonctionner. Est-ce exact ?
E Oui, c’est un peu le cas. Les différentes équipes suivent des voies diverses. Ainsi, nous n’employons pas tous les mêmes moyens pour présenter les antigènes au système immunitaire. Comme pour les vaccinations classiques, certains choisissent de prendre des adjuvants (des substances chimiques), d’autres, comme nous, préfèrent se servir de cellules, comme par exemple, des cellules dendritiques. En effet, elles ont la propriété d’activer les lymphocytes dits naïfs, c’est-à-dire ceux qui n’ont encore jamais vu d’antigènes. Mais cette approche coûte chère et est forcément individuelle, puisque ces cellules sont prélevées sur chaque personne. On s’interroge aussi beaucoup sur la meilleure forme de présenter les antigènes… Aucune des différentes pistes explorées ne semble encore présenter une supériorité manifeste.
On a l’impression que vous restez très humble par rapport à toutes ces recherches…
E C’est le cas ! L’immunothérapie fait partie des biothérapies, c’est-à-dire d’approches thérapeutiques nées des avancées de la médecine moléculaire. Une greffe provenant d’un donneur, c’est de l’immunothérapie, avec ses succès mais, aussi, sa morbidité et sa mortalité ! Nous pensons que la vaccination – et en particulier celle comportant plusieurs antigènes présentés par des cellules dendritiques – constitue une piste prometteuse.
Des fonds institutionnels, mais aussi ceux provenant de sources industrielles et privées, nous permettent de tester notre approche. Elle pourrait fonctionner pour certains cancers, et à certains stades de la maladie. Il faudra alors trouver sa place adéquate. Peut-être viendra-t-elle en soutien à d’autres traitements, après une chirurgie et, éventuellement, une chimiothérapie ? Peut-être sera-t-elle une bonne solution pour les cancers non accessibles à la chirurgie ou améliorera-t-elle alors les résultats de la chimio ? En tout cas, notre but est clair : faire régresser la maladie et éviter les rechutes.
Entretien : Pascale Gruber
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