Le nouveau conformisme
Rien de plus confortable que le conformisme. Et rien de plus rassurant pour les beaux esprits qu’un conformisme qui se donne des allures libérées. Dans les colonnes du Vif/L’Express, François Perin livrait, il y a deux semaines, une tribune libre dans laquelle, au nom d’une sage résistance aux violences totalitaires, il se prenait à fusiller, tour à tour, Georges Bataille et les surréalistes, Guy Debord et sa propagande par le fait, Deleuze/Guattari et leur schizo déchaînée, Walter Benjamin et Louis Althusser, lequel n’aurait eu que les yeux de Chimène pour les insupportables radicalités de Maïakovski et Malevitch. Beau tableau de chasse : voici descendus en flamme l’art, la philosophie et la littérature du xxe siècle dans ce qu’ils ont eu de plus réfractaire à l’ordre établi. A ce compte-là, il fallait encore mettre au pilori Gramsci théorisant, du fond de sa geôle, des lendemains enchantés et, en amont, Ducasse mettant en scène dans ses Chants de Maldoror un héros déversant sur Paris des flots de poux ; Baudelaire appelant à jeter Dieu sur le sol ; ou Jean-Marie Guyau considérant avec sympathie, dans son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, l’effondrement de tous les grands principes d’autorité.
Tirer à boulets rouges n’empêche pas de tirer à côté. François Perin se réclame à juste titre d’une sagesse ancienne à retrouver contre nos récents démons. La sagesse, en l’occurrence, eût été d’observer une éthique de la lecture et du jugement, exigeant connaissance historique des textes et respect dû à leur mode d’énonciation comme à leur intégrité (ce qui signifie le plus souvent à leur intégralité). Que l’on sache, ce sont certaines expositions des surréalistes et l’écran de L’Age d’or, de Bu?nuel, qui ont fait les frais de violences destructrices, venues des milices des années 1920, tenants sans doute d’une sage morale universelle. Ce sont ces mêmes surréalistes qui appelaient, par bravade et effet de métaphore, à tirer au hasard dans la foule qui sont passés, en 1940, dans la résistance extérieure ou intérieure (Breton, Aragon ou Eluard) et certains des plus violents d’entre eux dans le maquis (je songe à René Char). Réduire la pensée d’Althusser à la célébration aveugle des vertus de la révolution soviétique, c’est faire preuve d’une ignorance pardonnable. Coupable, en revanche, est l’amalgame consistant à associer la pensée du philosophe à la folie finale de l’homme et à insinuer que l’une a permis à l’autre de jouir du confort d’un asile de première classe. Passe encore que, pour certains, être philosophe et marxiste demeure une contradiction dans les termes. Mais placer Benjamin parmi les suppôts de la violence totalitaire, c’est faire la plus grave injure à cet immense philosophe, marxiste et juif, qui l’un des premiers comprit qu’il fallait politiser l’esthétique pour contrer l’esthétisation de la politique pratiquée par les fascistes et qui, menacé d’être livré à la Gestapo, après tant de mois passés à la Bibliothèque nationale à rassembler les fragments à jamais épars d’un vaste panorama de la culture du xixe siècle, appuya sur sa tempe, à la frontière espagnole, le 26 septembre 1940, l’arme qui lui permit d’échapper à ses bourreaux.
L’important n’est pas ici de retourner contre François Perin, qui nous a habitués à de plus pertinentes argumentations, sa propre flèche. Son propos, tout inspiré par la lecture d’un consternant essai de Jean Clair, ne vaut que d’être symptomatique du climat de Restauration intellectuelle dans lequel nous sommes entrés depuis une dizaine d’années. Après la mise en cause de la » pensée 68 » (Foucault, Bourdieu, Althusser, Derrida), voici que se trouvent incriminées les avant-gardes du xxe siècle. Triste époque où la disparition des grands laisse place aux ambitions des médiocres. Pour parodier Hugo, sur le Sartre mort, le Foucault mort, le Bourdieu mort, pullulent les Finkielkraut, Ferry, Revel, Bruckner et autres BHL. Tous ne sont pas d’une égale imposture ; mais tous passent pour philosophes auprès de ceux qui ne le sont pas.
Quelle leçon de sagesse retirer de tout cela ? Celle-ci d’abord : qu’il faut affronter la politique par la politique, la littérature par la littérature, l’art par l’art, la philosophie par la philosophie, et que si l’on ne sait rien de ces choses ou pas assez, mieux vaut commencer par les apprendre. Dans le cas d’espèce qui nous occupe, cela nous eût évité d’entendre cette triste fable où le mouton devient un loup, comme en d’autres, bien plus inquiétantes, le loup se fait mouton. Et cette autre leçon : qu’à l’heure où les bombes pleuvent, où des murs de béton s’érigent, où fleurissent les tribunaux d’exception, où précarité et misère se répandent, où l’école et l’ensemble des systèmes sociaux sont en train de passer sous le rouleau compresseur du néolibéralisme, il y a d’autres adversaires à se donner, ici et maintenant, que ceux qui, portés par un verbe de feu, entendaient hier » changer la vie « . Le sage est aussi celui qui sait choisir ses cibles.
Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.
par Pascal Durand, professeur à la faculté de philosophie et lettres de l’Université de Liège
Finkielkraut, Ferry, Revel, Bruckner et autres BHL… Tous ne sont pas d’une égale imposture. Mais tous passent pour philosophes auprès de ceux qui ne le sont pas
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