Le nationalisme turc, frein à l’intégration
Attisée par l’actualité internationale, la brusque flambée de violence de jeunes Turcs, à Bruxelles, met les politiques face à leurs responsabilités. Leur message devrait rappeler que la Belgique n’est pas l’arrière-cour de la Turquie !
Les manifestations sauvages de Saint-Josse et de Schaerbeek, les 21 et 24 octobre, ont repla- cé la communauté turque immigrée sous les feux des projecteurs. Une communauté dont le c£ur bat à l’unisson d’Ankara. Une surprise ? Jusqu’alors, personne ne s’était soucié de voir surgir aux fenêtres de nombreux drapeaux turcs dans les quartiers populaires de Schaerbeek, Saint-Josse, Verviers, Liège ou Charleroi. Cette floraison d’étendards rouges frappés de l’étoile et du croissant blancs avait pourtant de quoi interpeller, quand elle fait irruption dans le paysage urbain en dehors d’une période de Coupe du monde.
Pendant que la Belgique vaquait à ses petites affaires, l’armée turque était sur pied de guerre, prête à lancer une grande offensive en Irak, contre les bases du PKK, un groupe terroriste d’extrême gauche qui réclame l’indépendance du Kurdistan. Les Belges d’origine turque, eux, regardaient les télévisions satellitaires, lisaient la presse turque, s’échangeaient des SMS, participaient à des forums Internet de plus en plus exaltés, s’enflammaient dans les cafés, excités par les Loups gris (extrême droite turque) et par des barbouzes gravitant autour de l’ambassade de Turquie à Bruxelles. Ce nationalisme exacerbé a fini par trouver un exutoire dans les rues de Bruxelles.
Les services de sécurité n’avaient pas anticipé l’expédition punitive contre l’ambassade américaine – dont le drapeau a été arraché et déchiqueté – ni le saccage d’un café arménien à Saint-Josse, le soir du dimanche 21 octobre. En revanche, dûment prévenus de l’action du mercredi 24 octobre, ils ont mis en place un dispositif chargé de disperser la manifestation non autorisée du mercredi suivant. Bilan : 93 personnes interpellées, dont près de 40 mineurs, six policiers blessés et des dégâts importants.
Vivant, pour la plupart, en circuit fermé, les Turcs n’ont jamais constitué un sujet de discussion aussi passionnel que celui réservé aux Marocains. Une récente enquête de l’université de Hasselt rappelle que ce » non-problème » est en réalité fondé sur un degré moindre d’intégration. Dans la province de Limbourg, à l’ombre des anciens sites miniers, 37 % des Turcs parlent le néerlandais (contre 62 % de Marocains), 3 % des jeunes Turcs participent à des mouvements de jeunesse ou sportifs (5,9 % des jeunes Marocains), 22 % des Turcs se sentent belges (40 % de Marocains). En outre, ils perpétuent, beaucoup plus que les Marocains, la tradition des mariages endogames – parfois entre cousins – avec des filles et des garçons issus du village turc de leurs parents. Résultat : à la troisième génération, ces enfants ne maîtrisent toujours pas le français ou le néerlandais. Mais, mieux encadrés par leur réseau associatif (159 ASBL créées entre 1998 et 2003), les Turcs jouissent chez nous d’une meilleure image que les Marocains. En outre, 28 % d’entre eux sont indépendants (contre à peine 20 % des Belges).
» Malgré tous les obstacles, il existe une classe moyenne en ascension sociale, qui ne s’assimile pas culturellement, mais s’intègre économiquement « , analyse Ural Manço, sociologue aux Facultés universitaires Saint-Louis. Ce dernier avance quatre grandes explications aux heurts survenus récemment à Bruxelles : le nationalisme ambiant, qui sert de » terreau » à la violence ; les difficultés sociales, économiques et psychologiques vécues par les jeunes d’origine turque ; le contexte bruxellois » explosif « , où des Kurdes et des Arméniens vivent dans des quartiers à forte majorité turque ; et, enfin, la rivalité entre l’actuel gouvernement turc et les militaires, qui ne ratent aucune occasion pour déstabiliser le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.
Les Belges éprouvent beaucoup de difficultés à prendre la mesure du nationalisme turc, centralisateur et » assimilationniste » vis-à-vis des minorités ethniques (kurdes, principalement) ou religieuses (alévis, chrétiens et juifs). » Lors de la création de la République turque, en 1923, explique Ural Manço, le régime a muselé toutes les autres identités pour instaurer le nationalisme comme idéologie unique. Depuis leur plus jeune âge, on apprend aux Turcs que le monde entier est leur ennemi, que la Turquie est une citadelle assiégée. La soumission à l’Etat et à l’armée est ancrée dans les mentalités. Le kémalisme est une sorte de religion décalquée de l’islam sunnite, avec son prophète (Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République), ses martyrs (Kubilay, un instituteur décapité lors d’un soulèvement islamiste), son livre sacré (le Nutuk, un discours-fleuve prononcé, en 1933, par Atatürk), sa Mecque (le mausolée d’Atatürk, à Ankara). En France et aux Etats-Unis aussi, de tels symboles existent, mais ils peuvent être contestés. En Turquie, c’est interdit. Selon la Constitution de 1982, on ne peut même pas proposer de discuter des fondements de la République turque. »
De nombreux jeunes d’origine turque, déjà plus vraiment turcs mais pas encore tout à fait belges, vivent dans une espèce de no man’s land mental. Ils vivent une » double non-appartenance « , selon l’expression d’Ural Manço. Et celle-ci a produit plus d’un dérapage ces dernières années… En janvier 1994, deux nuits d’émeutes entre jeunes et forces de l’ordre ponctuent l’arrivée à Bruxelles d’une » marche de la liberté » des Kurdes, partie d’Allemagne. En décembre 1998, à Bruxelles toujours, des ultranationalistes mettent le feu à deux immeubles kurdes et à un bâtiment assyrien. Le1er avril, un local fréquenté par des sympathisants du PKK, à Saint-Josse, est incendié et donne lieu à des bagarres de rue entre des Turcs et des Kurdes. » Auparavant, les fauteurs de troubles étaient des Loups gris ( NDLR : des militants ultranationalistes d’extrême droite) ou des jeunes hommes récemment immigrés de Turquie par le biais d’un mariage, commente Ural Manço. C’est la première fois que des gamins de 14 et 15 ans provoquent de tels incidents. »
Bien connue des acteurs de terrain bruxellois, cette mentalité enclavée n’a pas été ouvertement combattue. Les partis politiques, eux, ont joué à fond la carte ethnique ou religieuse – certains davantage que d’autres – lors des élections communales de 2006. Laurette Onkelinx (PS), ministre de la Justice, a bloqué toute discussion, en 2005, sur la question du génocide des Arméniens, ultrasensible au sein de la communauté turque. Dans une résolution du 26 mars 1998, votée sur l’initiative de Philippe Mahoux (PS), le Sénat avait pourtant invité » le gouvernement turc à reconnaître la réalité du génocide perpétré en 1915 par le dernier gouvernement de l’Empire ottoman « . En 2002, le Premier ministre Verhofstadt réitérait cette demande. Bien que, le 6 juin 2005, Elio Di Rupo ait reconnu, au nom du Parti socialiste, l' » existence du génocide arménien « , les discussions n’ont toutefois pas porté plus loin. Laurette Onkelinx, comme on le sait, a stoppé, avec le soutien de ses partenaires libéraux, toute avancée législative en ce domaine. Par crainte d’indisposer Ankara et en raison d’un électoralisme à courte vue ?
C’est suite à de telles » frilosités » que la Turquie s’est autorisé des interventions remarquées dans les affaires intérieures belges. En avril, l’ambassadeur turc tançait le bourgmestre de Saint-Josse, par presse turque interposée, pour avoir énuméré les sous-groupes turcs présents sur le territoire de sa commune et souhaité qu’ils entament un dialogue. Ingérence inacceptable et atteinte à la sacro-sainte unité du peuple turc ! Même après les incidents des 21 et 24 octobre, qu’il condamne sans ambages, le porte-parole de l’ambassade se plaignait encore de l’autorisation accordée par les autorités belges, le 5 octobre, à une manifestation devant l’ambassade contre l’emprisonnement de journalistes présumés proches du PKK. Pas étonnant que la communauté turque, solidement quadrillée, peine à choisir entre son » père « , ses racines turques, et sa nouvelle patrie belge…
Marie-Cécile Royen et François Brabant
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