Le moteur des collectifs citoyens: «L’envie d’aller au-delà du système grippé»
Jean Peltier, 66 ans, est l’un des coordinateurs de la plateforme Occupons le Terrain, créée en 2018 et qui regroupe une cinquantaine de collectifs citoyens mobilisés, surtout en Wallonie, contre des projets immobiliers, routiers ou industriels. Selon lui, le souhait d’un autre modèle de société y est généralement le moteur central.
Ces collectifs, sans cesse plus nombreux, remportent-ils toujours plus de victoires?
Oui, quoique très souvent partielles et temporaires: le promoteur débouté ou un autre revient avec une nouvelle mouture du projet. Les contreprojets citoyens durables restent rares. C’est pour ça que nous mettons l’accent sur la coordination de ces mouvements, à l’échelon local. Ainsi, pour Liège, nous avons une régionale qui fédère quasiment vingt collectifs, avec des échanges d’expérience et des initiatives de solidarité, mais aussi quelque chose qui, politiquement, prend un sens nouveau: une structure a été mise en place, qui regroupe l’ensemble des bourgmestres de l’arrondissement. Dès lors, des décisions en matière d’aménagement du territoire se prennent désormais à l’échelle de «la métropole liégeoise». Nous posons de plus en plus notre travail et nos revendications à ce niveau-là.
Ces associations reposent-elles toujours sur le phénomène Nimby?
« Dans son propre intérêt, le monde politique devrait avoir l’intelligence de faire rentrer l’action citoyenne dans le vide de la démocratie représentative classique. »
Les projets combattus touchent le quotidien et l’environnement immédiat de ceux qui se fédèrent, mais les purement Nimby ne se constituent presque jamais en collectif et ne tiennent pas plus de deux ou trois mois. Tous les collectifs qui réussissent à mener des campagnes à l’occasion des enquêtes publiques ou des actions mobilisatrices sont portés par des gens qui ont une vision dépassant le projet qu’ils combattent. Ils ont, systématiquement, une conscience à la fois environnementale, sociale et démocratique.
Des mouvements politiques, au fond?
Absolument. Pour autant, les militants engagés dans des partis y sont rares. Et il serait réducteur de caractériser le militantisme des luttes d’aménagement du territoire comme écolo, anarchiste ou gauchiste. Dresser une typologie précise est impossible, parce que les collectifs eux-mêmes ont une participation qui fluctue en fonction de l’urgence d’un combat: ils peuvent compter cent personnes à un moment et, quand la poussière est retombée, trois mois après, peut-être seulement dix. Mais dans les phases de plus intense mobilisation, ces associations sont représentatives de l’ensemble de la population de la zone concernée.
Et ceux qui les animent?
Je dirais: le plus souvent salariés, intellectuels, très rarement cadres du privé, souvent liés au domaine social, mais avec des particularités propres – il y a plus d’architectes que dans la défense des réfugiés! –, et aux services publics, ou à l’idée de service au public, ayant un avis sur la société, capables d’en ressentir les injustices et les dysfonctionnements, entendant proposer d’autres options, pas uniquement pour eux, mais au nom de ce qu’ils pensent être de l’intérêt de la population. Je dirais aussi: sans un capital financier fort, mais avec un capital culturel, intellectuel et un réel réseau de relations personnelles, professionnelles ou autres. Ce qui explique que les opérations de mobilisation, y compris d’argent, donnent des résultats.
En quoi cette mobilisation révèle-t-elle une évolution sociétale?
L’ aménagement du territoire mêle l’environnement, le climat, le social, les questions de logement, la démocratie locale et les limites de la démocratie parlementaire. Des préoccupations qui ne se présentaient ni avec la même acuité ni avec le même degré de réflexion il y a dix ans: ce n’est donc, à mon avis, qu’un début. C’est également l’un des domaines où les gens sont les plus impliqués: il est plus facile d’imaginer un fonctionnement alternatif de son quartier que de son entreprise. Des dynamiques de changement social profond naissent-elles à partir de là? Je l’espère.
Ces mouvements contestent-ils l’ensemble de notre système sociétal, économique et politique?
Ils illustrent une réaction à l’impossibilité de se faire entendre autrement qu’en débordant du cadre qui nous est donné, c’est-à-dire élire des représentants sur lesquels nous n’avons pas de contrôle direct jusqu’à la prochaine élection et avec des pouvoirs de plus en plus concentrés, hors de la vue des citoyens. Une réaction à un système grippé, incapable de faire face aux dérèglements climatique et environnementaux, où la logique de profit immédiat reste prégnante. L’accumulation des échecs politiques du dernier siècle obstrue encore la voie de l’alternative mais des poussées se font sentir. J’espère que ça finira par s’agglomérer en quelque chose de véritablement large, qui touche aux divers aspects de la société et débouche sur une alternative globale. Dans les collectifs centrés sur l’aménagement du territoire, très peu de gens ne s’intéressent qu’à leur environnement immédiat. Beaucoup ont une vision plus altruiste. A côté de l’envie d’être entendu, d’être consulté, il y a celle d’un système plus solidaire, plus écologique, etc.
Donc c’est l’envie d’un autre type de société dans son ensemble?
Très certainement, avec une gestion collective et à long terme des ressources communes (l’eau, le sol, l’énergie…) et des productions essentielles. Et l’envie d’aller au-delà du système de démocratie parlementaire tel qu’il existe, d’assurer une participation active et permanente de la population dans les décisions. Mais nous n’avons pas passé notre temps à élaborer des projets de société précis…
Que doit faire et comprendre le politique?
C’est incroyable le nombre de cas où des politiques se prétendent en faveur de la participation citoyenne mais où, dans la pratique, on se trouve face à des portes fermées ou des manœuvres dilatoires. Ça nourrit des réactions antipolitiques, qui ne sont plus des recherches d’alternatives mais qui aboutissent à un rejet global du système. Notre première revendication, c’est d’être entendus et qu’on tienne compte de notre avis. Après, nous voulons sortir le monde politique de sa routine. De sa volonté de ne pas faire de vagues, de ne pas se mettre à dos un promoteur. Du confort qui lui fait dire que les problèmes climatiques sont graves avant d’ajouter que ce n’est pas à lui d’en régler les conséquences pratiques ou qu’«on fait ce qu’on peut». Dans son propre intérêt, le monde politique devrait avoir l’intelligence de faire entrer l’action citoyenne dans le vide de la démocratie représentative classique. Mais cela lui semble bien difficile à comprendre.
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