Le modèle de gestion d’hitler : l’une des clés de son succès
Comment expliquer le succès d’Hitler et le soutien que lui assure la population allemande jusqu’au bout ? Selon l’historien britannique Ian Kershaw, l’explication réside en partie dans le modèle de gestion ascendant adopté par Hitler : les bons Allemands agissent dans l’esprit du Führer, pensent comme le Führer, deviennent en quelque sorte le Führer. Qu’en pense le philosophe politique Dirk Verhofstadt ?
Quelle est l’attitude de la population allemande face au nazisme au cours de la période de 1933 à 1945 ? Comment expliquer qu’elle garde son soutien à Hitler et à ses idées, et qu’elle l’augmente encore, malgré la terreur et les horreurs commises, les poursuites et la destruction ? Le nazisme est-il à cet égard une forme de totalitarisme ? Dans l’histoire, cette question est liée à la théorie du Sonderweg. Celle-ci affirme que depuis le XIXe siècle, l’Allemagne poursuit sa propre voie vers la démocratie, une voie différente des autres nations. L’absence d’une bourgeoisie libérale investie d’un pouvoir politique – la bourgeoisie acquiert un pouvoir économique, mais sur le plan politique, le pouvoir demeure entre les mains des princes et de la noblesse – explique pourquoi la jeune démocratie de la république de Weimar perd pied et comment les nazis peuvent s’emparer du pouvoir.
Dès qu’il arrive au pouvoir en 1933, le Führer délègue la mise en oeuvre de ses idées. Au cours des dernières années surtout, pendant la guerre, on peut constater qu’il laisse ses collaborateurs assurer le gros du travail. En réalité, l’homme est plutôt paresseux.
Cette théorie peut certes expliquer l’effondrement de la république de Weimar, mais elle ne répond pas à la question de savoir pourquoi de larges couches de la population acceptent le nazisme totalitaire depuis 1933, mais aussi pourquoi elles lui apportent un soutien actif. Dans Hitler, the Germans and the Final Solution. l’historien britannique Ian Kershaw suggère que le modèle de gestion pratiqué par Hitler pourrait bien expliquer le comportement de la population allemande. Dans le cas de dictateurs tels que Staline ou Mao, le style de gestion est clairement descendant. Ainsi, il est bien connu que Staline se mêle de chaque aspect de l’administration de l’Etat. Il prend les décisions finales qu’il transmet sous forme d’ordres écrits à ses subalternes. Hitler, en revanche, délègue la mise en oeuvre de ses » idées visionnaires « .
Le modèle de gestion d’Hitler serait donc atypique par rapport à ceux des autres dictateurs ?
» Staline est en effet un exemple clair de cette approche descendante. Il s’occupe de tout, jusque dans les moindres détails, y compris des personnes individuelles. Chez Hitler, on constate en réalité une combinaison des approches descendante et ascendante. Son modèle évolue au fil du temps. Dès qu’il arrive au pouvoir en 1933, et en particulier à partir de ses grandes victoires diplomatiques et militaires, le Führer délègue à ses collaborateurs la mise en oeuvre de ses idées. Surtout au cours des dernières années, pendant la guerre, on peut constater qu’il laisse ces derniers assurer le gros du travail. En réalité, l’homme est plutôt paresseux. Il n’est pas toujours présent à Berlin, il passe beaucoup de temps au Berghof au sommet du Obersalzberg, près de Berchtesgaden. Il se lève très tard, il a un rythme de vie très particulier. Par contre, il tient régulièrement de longs monologues et fait part de grandes réflexions visionnaires, mais il signe très peu d’ordres écrits. Il en laisse le soin à d’autres, qui s’en occupent à sa place. «
» A cet égard, Werner Willikens tient un discours très intéressant. Il est un spécialiste de l’agriculture et rejoint très tôt le parti nazi. En 1933, il devient secrétaire d’Etat. Le 21 février 1934, il fait valoir que les Allemands « doivent travailler vers le Führer ». Dans son livre Hubris, 1889-1936, l’historien Ian Kershaw reprend un passage de ce discours : « Tous ceux qui ont eu l’occasion de l’observer savent que le Führer a le plus grand mal à ordonner tout ce qu’il a l’intention d’exécuter tôt ou tard. Au contraire, jusqu’à présent, tout le monde travaille parfaitement à sa place dans la nouvelle Allemagne si, en quelque sorte, il travaille vers le Führer ». Willikens ne fait que constater un état de fait. Son discours met un aspect en lumière, mais l’ensemble du processus a déjà pleinement cours. Les bons Allemands agissent dans l’esprit du leader. «
« Se plier à la volonté du Führer »
Tous les Allemands sont-ils d’emblée convaincus du bien-fondé de la pensée de l’homme fort ? Qu’en est-il des Allemands qui ne partagent pas cet avis ?
» Dès qu’Hitler arrive au pouvoir, il limite la liberté d’expression. Très tôt, il organise des autodafés, pas seulement à Berlin comme on le pense souvent, mais ailleurs également. Il déploie une politique active visant à imposer le silence. Hitler dispose de la Gestapo, mais cela ne suffit pas à contrôler des millions de personnes. Le 20 décembre 1934, une loi importante est adoptée : la « loi visant les attaques hypocrites contre l’Etat et le parti », qui rend passible de poursuites toute remarque séditieuse à l’encontre de membres de l’Etat ou du parti nazi. La Gestapo ne bénéficie que d’un effectif limité, mais nombre de ces personnes sont des dénonciateurs et des informateurs. La nouvelle loi stimule cette délation. Plus tard, le paragraphe 42 de la loi de 1937 sur la fonction publique oblige tous les fonctionnaires à signaler à la Gestapo les activités susceptibles de compromettre l’Etat. Ces lois sont une invitation à dénoncer quiconque ose émettre une critique à l’égard du régime nazi. Chaque Allemand a « l’obligation de satisfaire le Führer ». L’impulsion vient donc de la base. «
Comment ce système fonctionne-t-il en pratique ?
» Prenons l’exemple de l’enseignement. Avant 1933, on constate que le corps enseignant est surreprésenté parmi les membres du NSDAP par rapport à la population globale. En 1933, le parti crée déjà des commissions d’Etat pour permettre à de fidèles nazis de purger les livres scolaires. Au second semestre 1933, cette procédure mène au remplacement des cours de « biologie » par des cours de « raciologie et génétique ». Les spécialistes de l’enseignement du plus haut niveau s’occupent de ce genre de choses, même des professeurs de renom. Heidegger est bien entendu le plus connu de ces scientifiques. Il incite les étudiants à rallier la Volksgemeinschaft, la communauté populaire. Pensons aussi à Philipp Lenard, prix Nobel et professeur de physique à Heidelberg, qui souhaite « purger la physique allemande de tout ce qui est juif » parce que « les Juifs manquent de vérité ». Rudolph Tomaschek, physicien attaché à l’université de Dresde, Johannes Stark, président du Physikalisch-Technische Reichsanstalt (l’Institut physique et technique d’Etat) et de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (la Communauté de chercheurs allemands) opèrent une distinction entre la « physique juive » et la « physique aryenne ». Le Sicherheitsdienst (« service de la sécurité ») allemand utilise aussi l’enseignement d’une autre façon. Il fait faire aux enfants des rédactions sous le titre « Que disent les gens à propos de la guerre ? » Ils peuvent ainsi arrêter parents, voisins et connaissances s’ils découvrent dans ces rédactions des propos accablants. «
Dès l’approbation des lois raciales, les Allemands veulent prouver que leur famille ne compte pas de Juifs. Pour ce faire, ils peuvent s’adresser à l’Eglise. (…) La seule objection que l’Eglise formule à cet égard est que cette tâche représente une surcharge de travail et qu’elle devrait être rémunérée pour l’accomplir.
La Volksgemeinschaft contre l’individualité
Quel rôle l’Eglise joue-t-elle dans ce processus ?
« L’Eglise contribue à la montée du nazisme. Certains prêtres individuels s’y opposent, mais les évêques se taisent, voire y adhèrent. Le 15 septembre 1935, les lois raciales de Nuremberg sont approuvées. Lors des procès de Nuremberg, le psychologue américain G.M. Gilbert s’entretient avec plusieurs criminels de guerre nazis importants. Il les observe du début de leur procès jusqu’à leur condamnation. Il fera une déclaration importante à ce propos : « Lorsqu’au début de l’année 1933, le premier fonctionnaire met sur papier la première définition d’un non-Aryen, il scelle le sort du judaïsme européen. » Il y va fort, mais il n’a pas tort. Comment l’Eglise a-t-elle collaboré ? Dès l’approbation des lois raciales, les Allemands veulent prouver que leur famille ne compte pas de Juifs. Pour ce faire, ils peuvent s’adresser à l’Eglise. La seule objection que l’Eglise formule à cet égard est que cela représente une surcharge de travail et qu’elle devrait être rémunérée pour s’en occuper.
L’impact de ces formulaires est important, surtout sur le plan psychologique : ils instaurent un climat de peur et de terreur et suscitent l’enthousiasme parmi les citoyens qui peuvent prouver qu’ils appartiennent au groupe correct, celui des « Volksgenossen », des compatriotes. Les Allemands veulent obtenir cette attestation à tout prix, et l’Eglise se prête au jeu. Ceux qui ne l’obtiennent pas ou dont la famille comprend des Juifs n’ont pas de chance. Ce fait renforce un peu plus encore le mécanisme. L’Eglise contribue ainsi à l’identification et à la catégorisation des citoyens. Bien entendu, ce processus est entamé avant 1933. Hitler dirige la société vers la Volksgemeinschaft par le biais de sa propagande : « Nous sommes tous membres d’un même peuple, nous sommes tous Allemands. » De cette façon, les gens vont s’identifier à Hitler. Dans l’entre-deux-guerres, sous Hitler, les Allemands abandonnent leur individualité. Ils arrêtent de raisonner par eux-mêmes, de juger, de réfléchir et mettent de côté leur subidentité – d’ouvrier, d’enseignant, de fonctionnaire, de femme… Leur seule identité est celle d’Allemand. Il ne peut plus rester qu’une identité, un peuple, une langue. «
« Tous les germanophones sont salués par les mots « Heil ins Reich ». Ils appartiennent tous au IIIe Reich. Cet aspect se révélera important plus tard, lors de l’annexion de la Sarre, lors de l’Anschluss, dans la région des Sudètes, lorsqu’il s’agit de justifier l’invasion de la Pologne… Hitler veut faire des Volksdeutsche, des « Allemands par le peuple ». Ils doivent rejoindre le IIIe Reich et valent plus que les Juifs et les étrangers. Tout cela fait partie de l’extrême nationalisme. «
« Ce nationalisme est un poison insidieux. Il endort la raison et libère ce que l’homme a de plus méprisable. L’individualité disparaît et chacun doit se conformer à la définition qu’Hitler et ses subalternes donnent de « l’Allemand ». J’évoque volontiers la célèbre photo prise en 1936 par August Landmesser et représentant un ouvrier allemand du chantier naval Blohm & Voss à Hamburg. Lorsqu’Adolf Hitler visite ce chantier le 13 juin 1936, cet ouvrier est le seul individu de la masse à ne pas faire le salut hitlérien. C’est un bel exemple d’un individualiste dans une masse qui suit aveuglément le leader. «
Enthousiasme, peur et indifférence
« Cet enthousiasme que suscite Hitler, l’idée de collaborer, d’appartenir à la Volksgemeinschaft, on la retrouve chez les ecclésiastiques, les instituteurs, les fonctionnaires, les industriels, les médecins, les professeurs… Pourquoi participent-ils à ce mouvement ? Nombre d’entre eux croient au monde meilleur qu’Hitler leur promet. Après 1933, le chômage recule et la prospérité augmente. Un autre facteur est la peur : la peur de la terreur et la peur de l’exclusion. Ensuite, il y a une troisième explication : l’indifférence. Le 10 novembre 1938, le lendemain de la nuit de Cristal au cours de laquelle, dans toute l’Allemagne, les nazis ont attaqué les Juifs et leurs biens et incendié 1 400 synagogues, ils tirent 30000 Juifs des villes et les déportent vers les camps de concentration. Il y a cette célèbre photo prise à Regensburg, où l’on voit des Allemands observer ces rafles depuis le trottoir, dans la plus grande indifférence. «
Qui est coupable ?
La question de la culpabilité allemande connaît toute une évolution parmi les historiens.
Le sociologue américain Daniel Jonah Goldhagen, auteur de Les Bourreaux volontaires de Hitler, explique le comportement assassin des Allemands » ordinaires » par l’antisémitisme virulent, radical, qui domine la société. Leur culpabilité est indéniable. Ils croient au Sonderweg allemand, la voie particulière, différente, empruntée par les Allemands. Juste après la guerre, le philosophe allemand Karl Jaspers est l’un des premiers à poser la question de la culpabilité. Il déclare : « Ein Volk als Ganzes kann nicht schuldig und nicht unschuldig sein ». (un peuple dans son ensemble peut ne pas être coupable et ne pas être innocent.) Il estime donc que l’on ne peut pas rejeter la responsabilité de cette guerre et de ses exactions sur tout un peuple. Il plaide de nouveau pour l’individualisme. On voit comment l’Allemagne est ballottée dans cette Historikerstreit (querelle des historiens) sur l’individualité des Allemands par rapport à la question de la culpabilité concernant l’Holocauste.
« Il s’agit évidemment d’une question délicate « , réagit Verhofstadt. « Goldhagen touche un point sensible en référant à l’appui incroyable dont bénéficie Hitler jusqu’au bout. Plus la situation se détériore, plus le Führer est grand. Ce constat repose sur une certaine logique : on souligne de plus en plus que les Juifs sont responsables de tout ce qui va mal, que la menace vient d’eux, que ce sont eux qui détruisent l’Allemagne. Ce qui est très frappant, c’est que lorsque les nazis vident les camps et qu’ils dirigent les prisonniers juifs de nouveau vers l’ouest lors des marches de la mort, il arrive qu’à leur passage, les Allemands leur jettent des pierres. Cette haine est profondément enracinée. Elle date des croisades. L’antisémitisme remonte très loin dans les communautés chrétiennes et l’extrême nationalisme renforce toujours ce sentiment. «
La grande majorité des familles envoient leurs enfants au mouvement de jeunesse nazie. Ne pas le faire compromet autant l’avenir de l’enfant que sa propre survie
Une emprise sur tout et sur chacun
Comment est-il possible d’arriver à avoir une emprise sur une population presque entière ? Où est la résistance ?
» La Gleichschaltung (mise au pas), la « nazification » de toutes les institutions et organisations existantes, soutient ce mouvement ascendant à partir de 1933. Elle implique aussi l’interdiction des partis politiques. Les organisations doivent modifier leurs statuts et s’inscrire, dans leurs nouveaux statuts, dans l’idéologie nazie. Sur le plan des mouvements de jeunesse également, la Gleichschaltung est tangible : pour les garçons, il y a la Hitlerjugend et le Deutsches Jungvolk et pour les filles, le Bund Deutscher Mädel (BDM) et le Jungmädelbund. Pour les ouvriers, il y a le Kraft durch Freude, une section du Deutsche Arbeitsfront (DAF), l’organisation du travail national. Toutes ces organisations renforcent le système. La grande majorité des familles envoient leurs enfants au mouvement de jeunesse nazie. Ne pas le faire compromet autant l’avenir de l’enfant que sa propre survie. «
« Une partie de la population collabore à ce mouvement avec enthousiasme et conviction. Une autre partie y souscrit par peur, pour éviter les problèmes. Et puis, il y a un troisième groupe, marqué par l’indifférence. «
Il est difficile d’évaluer la part de chacun de ces groupes. La peur a toujours existé, la terreur se manifeste dès le début. A partir de 1933, on voit l’enthousiasme augmenter. C’est l’indifférence qui fait pencher la balance, parce qu’il n’y a pas de résistance. Celle-ci se limite à quelques individus. La vraie résistance morale, comme celle du Weiße Rose, un groupe qui appelle à la résistance non violente contre le régime nazi, est limitée. La situation est donc très dangereuse. »
La population ne se pose donc pas de questions sur tout ce qui se passe ouvertement ?
« Dans un premier temps, pas vraiment ; après, si. Les nazis deviennent négligents et commencent à commettre des erreurs. Dans le programme Aktion T4, par exemple, qui commence en octobre 1939. Pour « préserver la pureté génétique du peuple germanique », les personnes mal formées ou handicapées et celles souffrant d’une affection mentale sont « euthanasiées pour les libérer de leur souffrance et de leur existence inutiles ». Les enfants handicapés sont séparés de leur famille et amenés dans des hôpitaux spéciaux où ils sont tués. Plus tard, le programme est étendu aux adultes, et impliquera aussi des stérilisations forcées. Les nazis commencent à commettre des erreurs lorsqu’ils renvoient les urnes aux familles : pour un enfant, ils livrent par exemple deux urnes, ou toutes les urnes des enfants tués arrivent un jour ensemble dans le même village. La population commence bien entendu à se poser des questions, mais lorsque la résistance se manifeste, elle finit par plier. La terminologie – qui permet de brosser un contexte de « miséricorde » et d' »approche la plus humaine » – contribue à lisser ces plis. »
« L’Eglise catholique en particulier capte de nombreux signaux sur ce qui est en train de se passer. En 1941, Clemens August von Galen, l’évêque de Munster, dénonce ces pratiques au cours de trois sermons célèbres. Plus tard, des bombardiers britanniques jetteront le texte de ces sermons sous forme de pamphlets au-dessus de l’Allemagne. Le 24 août, Hitler interrompt temporairement le programme, ce qui le rend encore plus populaire, mais l’évêque est assigné à résidence. Le programme est ensuite poursuivi de façon plus sournoise. La protestation de l’évêque ne se manifeste d’ailleurs qu’à un stade avancé.
L’Eglise catholique, et en particulier le pape, est peut-être la mieux informée sur la persécution des Juifs et sur ce qui se passe exactement. Les Actes et Documents du Saint-Siège (ADSS) contiennent des télégrammes que plusieurs leaders catholiques adressent au pape et au Vatican. Je les ai étudiés en détail dans le cadre de ma thèse. Il y a un télégramme connu, datant de 1943, où figure même le nom de « Treblinka » et où le recours au gaz est explicitement évoqué. Ces archives sont très compromettantes pour le pape Pie XII. «
« La situation s’améliore »
La prospérité est un facteur important dans le soutien de la population à l’égard du régime. C’est peut-être logique lorsque le chômage baisse et que la prospérité matérielle augmente, mais dans les dernières années de guerre également, le Führer continue de bénéficier d’un appui toujours plus important, alors même que l’Allemagne se trouve prise dans une spirale négative. Le modèle de gestion d’Hitler continue à produire ses effets alors que le pays perd pied. Comment expliquer une telle contradiction ?
» La satisfaction est canalisée : ce n’est pas la faute d’Hitler ou du régime, c’est la faute des Juifs, des communistes, des étrangers, des non-Volksgenossen… Il s’agit là d’un mécanisme puissant. Jusqu’aux premières années de la guerre, il fonctionne d’ailleurs parfaitement. La guerre contre la Pologne suscite en réalité peu d’enthousiasme : de nombreux Allemands considèrent qu’elle représente un risque trop important qui compromet leur nouvelle prospérité… jusqu’à ce que l’Allemagne remporte cette guerre. Dès lors, l’enthousiasme augmente. Même chose lorsque l’Allemagne attaque la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Le vent commence à tourner lors des premiers bombardements intensifs sur Londres. Churchill répond en envoyant des avions à Lübeck, dans le nord de l’Allemagne. Le bombardement de cette petite ville est bien entendu un choc, mais la propagande est entièrement aux mains des nazis, et ceux-ci en minimisent l’importance. Par contre, ils exagèrent les succès incroyables des bombardements sur Londres. Ces bombardements ne devraient pas manquer de faire plier les Anglais rapidement. Or, Churchill continue d’investir dans la force aérienne et se met à bombarder systématiquement les villes allemandes. La colère de la population se dirige chaque fois contre les Juifs : « Ils sont en train de nous attaquer ». C’est à cette période que les premiers Juifs sont déportés des villes. Les Allemands qui n’ont plus de maison peuvent ainsi prendre possession de la maison d’une famille juive. Parfois, on présente la déportation des Juifs des villes allemandes comme si elle avait eu lieu la nuit, en secret. Or, en réalité, ces rafles avaient lieu en plein jour. Les nazis rassemblent les Juifs sur la place du marché et les emmènent en camion. Il s’agit d’une action politique. L’excuse selon laquelle « Wir haben es nicht gewusst » (nous n’étions pas au courant) est absolument inexacte. Très tôt déjà – et ce fait a contribué à l’approche ascendante -, les Allemands encouragent toutes les villes et communes à installer des panneaux avec le texte : « Les Juifs ne sont pas les bienvenus ici ». Dans toutes les villes et communes, on trouve aussi des Stürmerkasten. Der Stürmer est un hebdomadaire allemand édité entre 1923 et la fin de la Seconde Guerre mondiale par Julius Streicher, le chef de l’administration nazie de la Franconie. Les nazis diffusent gratuitement cette publication extrêmement antisémite par le biais d’armoires disposées dans toute l’Allemagne, et les Allemands en lisent chaque lettre. Ils sont donc bel et bien au courant de la persécution des Juifs. »
L’individu écrasé
On peut ajouter à l’enthousiasme, à la peur et à l’indifférence un dernier facteur : l’opportunisme. Les Allemands déportent tous les fonctionnaires, médecins, commerçants, banquiers… juifs et prennent leur place. Cela crée des chances pour la mobilité sociale. Cet aspect explique bien entendu aussi le succès du style ascendant du régime : chacun voit une façon de conquérir une place au soleil dans le nouvel ordre qui se présente.
» Sur ce plan-là, la dictature d’Hitler diffère en effet de celle de Staline ou de Mao, mais au métaniveau, le raisonnement est le même : toute forme d’individualisme, tout droit à l’autodétermination doit être détruit. L’individu est subordonné à un peuple, un empire, une idéologie, un parti, une croyance, une collectivité. Ce raisonnement existe toujours, mais les deux mouvements les plus importants du xxe siècle qui mettent à mal la pensée démocratique libérale, ce sont bien sûr le communisme et le fascismenazisme. «
» Dans Pleidoyer voor individualisme (Plaidoyer pour l’individualisme), j’ai écrit que l’individualisme est la force la plus importante du progrès dans l’histoire de l’humanité. L’Exposition universelle de Paris en 1937 est très symbolique à cet égard. Au loin, on voit le petit palais des Français, « le Pavillon de la paix ». A droite de la tour Eiffel, on voit le bâtiment des Soviétiques surmonté d’une énorme fermière et d’un ouvrier tout aussi gigantesque, une femme et un homme, l’une tenant une faucille, l’autre un marteau. L’architecte nazi Albert Speer a pu voir les plans des Russes par avance et réalise à la gauche de la tour Eiffel un bâtiment encore plus monstrueux surmonté d’un aigle, qui jette un regard condescendant sur l’édifice des Russes. Quelle est la symbolique ? Les visiteurs se révèlent très attirés par ces deux bâtiments en particulier, celui du fascisme et celui du communisme. Rares sont ceux qui vont visiter le palais de la paix. Les deux pavillons qui le composent ne peuvent être qu’écrasés. Ce constat symbolise l’écrasement de l’individu durant cette période. L’individualisme est détruit sous la pression du totalitarisme. «
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