Le Lula nouveau est annoncé

Après un an de présidence, Luiz Inacio Lula da Silva reste très populaire. Mais la politique libérale de l’ancien syndicaliste déconcerte ses partisans. C’est le moment de passer des promesses aux réalisations

De notre envoyé spécial

Un an au pouvoir, et personne ne sait qui est le président du Brésil. Est-ce Lula le syndicaliste barbu, l’enfant du Pernambouc, l’ancien tourneur en colère, éternel candidat de la gauche qui promettait, au milieu des drapeaux rouges, un  » nouveau modèle économique  » ? Ou bien est-ce plutôt cet homme cordial û vertu très brésilienne û un type nommé Luiz Inacio Lula da Silva et surnommé  » Lula « , dirigeant charismatique et économiste orthodoxe, qui avouait récemment n’avoir jamais aimé  » être qualifié d’homme de gauche  » ? Plus d’un Brésilien est déconcerté par ce Janus élu dans l’enthousiasme et la tourmente financière, en octobre 2002. Il terrifiait alors Wall Street et galvanisait les pauvres, et le voilà, un an après sa prise de fonctions, le 1er janvier 2003, l’ami des banquiers, la bête noire des fonctionnaires, la terreur des écolos et l’allié de la droite.

Malgré toutes ces surprises, le président reste populaire. La majorité des Brésiliens approuvent toujours son action û environ 60 %, selon la plupart des sondages û même si 38 % d’entre eux, d’après l’institut Datafolha, le jugent plutôt conservateur. Pour la plupart de ses concitoyens, il reste  » Lulinha Paz e Amor « , le  » gentil petit Lula  » de 58 ans qui continue à prêcher, comme durant sa campagne,  » la paix et l’amour « . Il a renoncé à son discours radical d’antan, sauf quand il dérape, ce qui lui arrive lorsqu’il traite, par exemple, ses prédécesseurs de  » trouillards  » pour n’avoir pas osé entreprendre les réformes qu’il juge, lui, nécessaires. Ses amis d’hier sont parfois devenus des ennemis, tel le leader du Mouvement des paysans sans terre (MST), José Rainha, en prison alors qu’il croyait avoir un allié au sommet de l’Etat, ou ces quatre parlementaires qui viennent d’être expulsés du parti gouvernemental, le PT (Parti des travailleurs, que fonda, parmi d’autres, Lula en 1980), coupables d’une faute assez grotesque : avoir tenté de  » démoraliser le gouvernement  » dans son action réformatrice. Malgré tout, Lula se veut le champion de la concorde et le pédagogue de la nation pour mener à bien le  » changement dans la tranquillité  » qu’il a promis au pays. Il lui est beaucoup pardonné, alors que la plupart de ses engagements restent inaccomplis, parce que les Brésiliens sont indulgents. Ils ne doutent pas de la bonne volonté du président et l’entendent quand il déclare, en octobre, qu' » on ne fait pas toujours ce que l’on veut au gouvernement « .

Par ailleurs, Lula est sympathique. Dans un pays où le c£ur, souvent, l’emporte sur la raison, il s’agit d’un atout considérable. Le président est d’une simplicité joviale, d’une familiarité sans paternalisme. Il joue au foot avec ses conseillers, invite sa famille pour un barbecue autour de la piscine de sa résidence officielle. Il est resté fidèle à son vieux coiffeur de la banlieue de São Paulo et ses proches affirment qu’il connaît par leur prénom les gardiens du Planalto, le palais présidentiel de Brasilia. Il occupe sa fonction avec un mélange inédit de faconde et de dignité. Son franc-parler est légendaire, et quand on l’écoute tout semble clair :  » On peut faire tous les discours que l’on veut, à l’heure de gouverner, c’est, comme on dit chez nous, pain-pain, fromage-fromage.  » Comprenez :  » C’est ainsi, et pas autrement.  »

Pourtant, rien n’est simple, et Lula lui-même est un mystère. Faut-il supposer sa ruse, louer son pragmatisme ou dénoncer sa trahison ? A-t-il une stratégie, ou juste des intentions ? Est-il un visionnaire, ou bien un populiste ? Est-il encore à gauche, même, ou déjà ailleurs ? Ces questions sont légitimes, alors qu’à l’heure du bilan de cette première année les seuls résultats tangibles sont la stabilisation financière et le volontarisme de la diplomatie. Celle-ci, que dirige avec talent Celso Amorim, assigne au Brésil de Lula un double rôle, celui d’une puissance régionale en quête de relations plus étroites avec ses voisins et celui d’une puissance mondiale en devenir, candidate à un siège permanent au Conseil de sécurité de l’Onu. Elle affiche ses ambitions nucléaires et ses exigences commerciales face aux Etats-Unis et noue, pour mieux  » peser  » sur les affaires du monde, des partenariats avec les grands pays  » émergents  » que sont la Chine, l’Inde ou l’Afrique du Sud. Mais Lula est incapable, quand il visite Cuba, d’évoquer les droits de l’homme, de peur de chagriner Fidel Castro.

 » Il a toujours été libéral  »

Tout le reste, et notamment les programmes sociaux, est une déception.  » Faim zéro « , une allocation alimentaire qui s’est un peu perdue dans les méandres de la bureaucratie, a été dénoncée comme une  » aumône « .  » Les pauvres ne veulent pas la charité, ils veulent du travail « , déclarait, dans une interview au magazine Veja, l’un des plus importants industriels du pays, Antonio Ermirio de Moraes. Le travail, cependant, se fait rare, car les taux d’intérêt restent élevés (autour de 19 %) et freinent les investissements. La production industrielle est en baisse et la consommation intérieure décline. Lula avait promis de créer 10 millions d’emplois durant les quatre années de son mandat, mais le chômage touche aujourd’hui 20 % des travailleurs du c£ur économique du Brésil, São Paulo et sa grande banlieue industrielle (35 % du PIB national). Les deux principales réformes accomplies sont celles des retraites des fonctionnaires et des impôts. Elles sont bienvenues û certains fonctionnaires, les  » maharadjahs « , pouvaient partir avant 50 ans et toucher une pension jusqu’à 21 fois supérieure au salaire moyen du privé, creusant un déficit annuel équivalent à 5,4 % du PIB û mais elles pénalisent la classe moyenne et les employés du secteur public, qui furent essentiels à la victoire de Lula. Ces projets ont valu au président les premières grèves de son mandat. Que ces deux textes aient été finalement approuvés est un succès, car les parlementaires brésiliens sont toujours rétifs aux réformes qui affectent leurs clientèles. Il est, cependant, limité. L’adoption d’une nouvelle loi du travail a été remise à plus tard et la réforme agraire, sans cesse promise et sans cesse ajournée, reste un v£u pieux. La seule mesure notable adoptée en matière agricole durant cette première année a été, en septembre, l’autorisation  » provisoire  » des cultures de céréales génétiquement modifiées. A la grande joie de l’agrobusiness :  » Si Lula continue comme ça, je vais voter pour lui la prochaine fois « , déclare en riant Mauro Dagostini, qui exploite 1 750 hectares, dont 70 % sont plantés de semences d’OGM, vers Passo Fundo, dans le Rio Grande do Sul. Et au désespoir des alliés Verts de Lula, tel le député Fernando Gabeira, pionnier du mouvement écologique au Brésil, qui a annoncé qu’il quittait le parti présidentiel :  » Le PT représente une gauche sans imagination, sans sophistication, incapable de saisir la complexité de la modernité. Il garde la même vision étroite et productiviste qu’avaient les anciens dirigeants communistes, autrefois.  »

L’ex-président Fernando Henrique Cardoso a son idée sur Lula.  » Il a toujours été libéral « , affirmait-il voilà quelques semaines, au point de mettre en péril  » la croissance et l’emploi « . Le sociologue Emir Sader, longtemps l’un des intellectuels les plus en vue du PT, qualifie de  » blairisme tropical  » la politique suivie par le nouveau président. Cette métamorphose n’étonne pas la grande figure de la gauche pure et dure qu’est Luiz Jorge Werneck Vianna. Dans une interview au Jornal do Brasil, cet analyste désillusionné estime que  » le PT est une sorte d’Eglise fondée par des syndicalistes venus du secteur privé. Ils ont une conception libérale selon laquelle le danger, c’est l’Etat, et non pas le marché « .

Et c’est très bien ainsi, juge Beto Perroy, aimable bourgeois qui partage son temps entre son restaurant de Campos de Jordão, villégiature hivernale assez chic dans les montagnes proches de São Paulo, et son voilier ancré dans le port de Paraty, au sud-ouest de Rio de Janeiro :  » Pour l’instant, Lula a fait tout ce qu’il fallait faire. En vérité, le candidat de gauche en 2002, ce n’était pas lui, mais José Serra, son adversaire. Quand mes employés se plaignent de Lula, je leur dis : ôHé ! vous vous êtes trompés, il fallait voter pour l’autre. »  » Même son de cloche dans les bureaux lambrissés d’un cabinet d’avocats de São Paulo.  » Moi, je n’ai pas voté pour Lula, mais, finalement, je suis assez content de lui, sourit Juscelino Moreira, spécialisé dans la gestion du patrimoine de ses clients fortunés. Mais, interrogez les pauvres. Eux, ils ont voté pour lui, et ils se sentent trahis.  » C’est souvent vrai.

 » L’un des nôtres est au pouvoir  »

A Porto Alegre, ville emblématique de l’administration municipale du PT, le jeune Fernando est étudiant en informatique le jour et serveur dans une churrascaria le soir. Il se dit déçu par Lula, mais pas désespéré. Pas encore :  » Un an, c’est peu de temps pour changer les choses.  » Quant à ceux qui, comme Lula autrefois, sont métallos à São Bernardo do Campo, la grande banlieue industrielle de São Paulo, ils avouent l’ambivalence de leurs sentiments à l’égard de leur ancien camarade devenu chef de l’Etat. Ainsi Raimundo Cardoso da Silva, un électricien qui a travaillé pendant vingt et un ans chez Maxion, un fabricant de moteurs Diesel, et qui est maintenant au chômage.  » La situation est complexe, avance-t-il prudemment. Avant, les prolétaires baissaient la tête. Aujourd’hui, l’un des nôtres est au pouvoir. Cela nous rend fiers. Mais je ne suis pas satisfait pour autant. J’espère que les choses finiront par aller mieux.  » Braizan Alve Machado, lui, est syndicaliste, ouvrier chez Scania, le fabricant de camions, et il se souvient de Lula quand il avait organisé des grèves dans les usines de São Bernardo, pendant la dictature militaire :  » La police était partout. Lula était très courageux, alors.  » Et aujourd’hui ?  » Aujourd’hui, le peuple est content, quoique inquiet. Il critique, mais comprend les difficultés. Nous, au syndicat, nous continuons à lutter, mais c’est plus difficile maintenant, parce que l’enjeu, c’est la croissance du pays.  » Laquelle est plutôt molle. A peine 1 %, alors que le candidat Lula, en 2002, promettait entre 5 et 7 % annuels.  » Patience, conseille un dicton local, le Brésil est grand.  » Et patience, reprend Lula comme en écho, le Brésil nouveau commence bientôt.

La patience, le président n’a cessé de la demander au peuple, et, maintenant qu’il sent qu’elle commence à s’émousser, il suggère que le  » libéralisme  » de sa première année n’a été que la phase initiale d’une stratégie à long terme visant à transformer durablement cet immense pays û il occupe près de la moitié du territoire de l’Amérique du Sud û dynamique et fragile, inégal et injuste. Le Brésil, puissance en devenir, est la 12e économie du monde. Il compte 175 millions d’habitants, dont 50 millions de pauvres. Pour en faire une nation développée et équitable, Lula organise son action selon une vision plus complexe que ne le suggère sa seule orthodoxie financière.  » Notre projet allie la croissance économique et la redistribution des revenus, l’approfondissement de la démocratie et l’affirmation de la souveraineté de notre pays dans le monde, écrivait-il dans un article de presse diffusé en juillet. Un nouveau cycle de développement durable au Brésil exige l’élargissement du marché intérieur, notamment celui des produits de grande consommation, par l’intégration de millions de citoyens marginalisés.  »

Il s’agit donc d’une stratégie qui n’exclut pas le marché mais que le libéralisme ne saurait cependant résumer et qu’analyse, dans un livre intitulé Lula et l’autre Brésil, le vieux compagnon de route du PT, l’universitaire Candido Mendes. Elle ferait cohabiter à la fois le marché globalisé des échanges extérieurs et le marché intérieur du développement social. Cette dualité û deux sphères, l’une qui s’expose, l’autre que l’on soustrait pour un temps à la brutalité de la concurrence û n’est possible que parce que le Brésil, justement,  » est grand « . Il l’est suffisamment pour pouvoir offrir, dans le même temps, aux opérateurs internationaux un espace attractif pour leurs investissements et à l’ingénierie sociale un espace protégé pour mener ses réformes. Idéalement, la première sphère finira par se confondre avec la seconde, au fur et à mesure que l’éducation, la santé et les nouveaux emplois feront de la masse des pauvres d’aujourd’hui un grand marché solvable de demain. Cette vision d’un nouveau Brésil prospère, d’un futuro novo, est un scénario optimiste. Il suppose que les réformes éteignent la violence née de la misère et du narcotrafic. Mais, si  » Dieu est brésilien « , comme l’affirme un dicton, alors le miracle est envisageable et ce  » nouveau futur  » se révélera graduellement, au fil du temps. Le temps, donc, dont il faut s’accommoder.

 » J’ai rangé la maison  »

Le jour de sa prise de fonctions, Lula commença sa pédagogie de la patience par une laborieuse métaphore. Il raconta que sa femme, Marisa, fut enceinte après leur mariage, un mois de janvier comme celui-là, et que lui devint  » fou  » de devoir attendre neuf mois la naissance de l’enfant. La politique, comme la vie, demande du temps, suggérait ainsi celui qui fut trois fois candidat à la présidence du pays avant de finalement l’emporter. En septembre, neuf mois sont passés,  » et nous n’avons pas remarqué un seul moment lumineux, la moindre idée singulière qui suscite l’espoir que quelque chose de différent va enfin arriver « , écrivait alors l’éditorialiste Augusto Nunes. Encore trois mois et s’achevait cette première année. Jusqu’à présent, dit le président,  » j’ai rangé la maison « .

Le 18 décembre, devant une petite foule d’élus, de militaires et de syndicalistes invités au Planalto, Lula a officiellement annoncé qu’il en avait fini avec ses tâches ménagères. Il a remisé l’année 2003 au rayon des contingences historiques.  » Beaucoup croyaient, avec de bonnes raisons, que le Brésil n’allait pas survivre à la crise « , a-t-il rappelé en évoquant la campagne d’octobre 2002, la panique des marchés face à la perspective d’une victoire de l’ancien syndicaliste, la chute de la monnaie, le pays à la merci de ses créditeurs à cause d’une dette publique équivalente alors à 64 % du PIB. Dès son élection, Lula donne tous les gages possibles de l’orthodoxie. Il nomme à la tête de la Banque centrale l’ex-président de BankBoston Henrique Meirelles, parfait représentant de ce  » grand capital  » honni par les plus radicaux des militants du PT (surnommés  » les chiites  » par leurs camarades modérés). Il désigne comme ministre des Finances son camarade Antonio Palocci, ancien membre du courant trotskiste Libelu (Liberté et lutte) du PT, converti à la rigueur budgétaire après avoir été maire de Ribeirão Preto, dans l’Etat de São Paulo. Cet ancien médecin est l’ennemi de la dépense.  » Je suis chirurgien. Je sais couper « , rappelait-il lors des discussions budgétaires. Lula aussi, qui dès son arrivée à Brasilia ampute de 10 % tous les budgets publics déjà approuvés, et réalise ainsi une économie de plus de 4 milliards de dollars. Il a dégagé en 2003 un surplus budgétaire primaire (avant le service de la dette) de 5,08 % du PIB, alors que le Fonds monétaire international n’en demandait pas tant (seulement 4,25 %). Cette rigueur a permis en moins de six mois de faire revenir la dette à 52 % du PIB, tandis que le real s’appréciait d’environ 20 % et que les agences de notation financières ramenaient le  » risque pays  » de 1 300 à 700 points.  » L’ère des incertitudes est finie « , ajoutait Lula, affirmant qu’en 2004 le Brésil allait renouer avec la croissance.

Dans son bureau de São Paulo, le président de la Centrale unique des travailleurs, Luiz Marinho, veut bien le croire. Ce jeune homme est aujourd’hui ce que fut Lula hier. Il est souvent présenté comme son héritier, voire son dauphin. Il s’en défend, au nom de l’indépendance syndicale, avec un sourire trop modeste pour être honnête.  » La vérité, dit-il, c’est que Lula a été élu alors que le pays était dans une situation extrêmement fragile. Maintenant, je crois que les conditions sont réunies pour que la situation s’améliore. J’attends pour 2004 le retour de la croissance de l’économie et celle du nombre des emplois.  »

l Michel Faure, avec Fernanda Lévy à Rio

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