Le livreur de la mondialisation

En trente ans, la société créée par Fred Smith, un ancien marine, est devenue le n° 1 du transport express international. Voici l’histoire, terriblement américaine, d’un acteur clef de l’économie mondiale

De notre correspondant

Il est 11 heures, et les monstres rappliquent en si grand nombre que leurs lumières ressemblent à des étoiles dans le ciel du Tennessee. Toutes les nonante secondes, les avions-cargos, des MD 11 ornés du logo orange et violet de FedEx, ébranlent le béton de la double piste, rythmant comme un colossal tambour une nuit de travail dément. Dans les trois heures, on comptera bien 140 gros-porteurs, venus de Chine et du Japon via Anchorage, ou chargés de l’ultime levée des expéditions de Seattle, de San Francisco, d’Indianapolis ou de Los Angeles, attendus au sol par les 8 000 manutentionnaires du service de nuit du Memphis FedEx Hub, le plus grand aéroport de fret au monde, fief du premier transporteur aérien de la planète.

Dans le hangar, d’une surface de 150 hectares, la foule, majoritairement noire, entame bras en l’air des échauffements obligatoires, avant de prendre d’assaut les conteneurs et d’assumer sa tâche principale : retourner les paquets du côté des codes-barres sous les yeux laser des trieuses, qui traitent le commun et l’extraordinaire avec la même urgence :  » Absolutely, positively overnight « . Livré le lendemain, ou remboursé. En trente ans de loyaux services, FedEx, connue jusqu’en 1994 sous le nom de Federal Express, a su transporter du plasma sanguin et des médicaments pour les hôpitaux, du sperme congelé pour les inséminations artificielles, un moulin à vent danois (démonté) et, aux dernières nouvelles, 19 pingouins rapatriés de Californie vers l’aquarium de La Nouvelle-Orléans, un an après leur évacuation pour cause de Katrina. Mais le n° 1 du transport express international, fort de 260 000 employés, de 71 000 camions et d’une flotte de 677 avions, la deuxième au monde après celle d’American Airlines, a surtout su faire de l’immédiat un produit de consommation de masse. Avec un chiffre d’affaires annuel de 32 milliards de dollars, il est devenu le livreur attitré du grand supermarché de l’achat par Internet, le vecteur du juste-à-temps et du zéro-stock des industries mondialisées. Le transporteur assure la logistique de Dell Computers ou de Vuitton, mais il permet aussi à des dentistes de New York d’expédier, en deux jours, les moulages de la mâchoire de leurs clients à des prothésistes de Shanghai, et de recevoir les bridges dans la semaine… Chaque jour, 6 millions de colis sont contrôlés et réexpédiés vers 375 aéroports et 220 pays, via Memphis ou neuf autres mégacentres de distribution situés à Subic Bay, près de Manille, à Roissy (Paris) – un pôle de 1 600 salariés – à Fort Worth ou à Indianapolis.

Ce ballet mondial de produits – 2 milliards de livraisons par an – a érigé FedEx en baromètre instantané de la mondialisation. Pour preuve, même Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale, la Banque centrale des Etats-Unis, et dévoreur légendaire de statistiques, quémande encore, six mois après son départ à la retraite, des tuyaux auprès de son ami Frederick Smith, fondateur et patron du groupe. Chaque fois qu’ils se rencontrent dans la tribune VIP du stade FedExField de Washington, ainsi rebaptisé en 1999 moyennant 205 millions de dollars, Greenspan l’interroge, l’£il malicieux :  » Alors, Fred, nous n’allons pas si mal ?  »

La première nuit, seulement 17 colis ont été transportés

Pas si mal. Et pour cause. Chaque matin à 8 h 30, Fred, l’ancien marine, sexagénaire cérébral aux épaules de catcheur, pose ces mêmes sempiternelles questions –  » What’s going on ?  » (Que se passe t-il ?) et  » How are we doing ?  » (Comment nous en sortons-nous ? « ) – à ses directeurs régionaux réunis en téléconférence et, implicitement, aux 20 000 cadres du siège de Memphis. Dans cet imposant complexe d’immeubles couleur émeraude se croisent analystes indiens et chinois, informaticiens pakistanais ou belges, logisticiens japonais et néerlandais obnubilés par la concurrence mondiale : le rival DHL, filiale de la poste allemande et détenteur de 40 % du marché européen, attaque le marché américain et défend ses chasses gardées asiatiques. Le colosse UPS, toujours n° 1 du fret terrestre aux Etats-Unis, redouble d’efforts à l’international, où ses activités express n’arrivent pas à la moitié de celles de FedEx.

Fred, petit-fils de l’un des derniers capitaines de bateau à vapeur du Mississippi, fils d’un petit transporteur du Sud, avait déjà entrevu son marché américain à l’âge de 22 ans, lorsque, étudiant à Yale, il travaillait les week-ends comme pilote d’une compagnie d’avions-taxis du Connecticut. Son job consistait, le plus souvent, à trimballer des cadres d’IBM ou de Rank Xerox, fleurons de la haute technologie de l’époque, et des caisses de composants électroniques nécessaires à la réparation d’ordinateurs dans les grandes sociétés de la côte Est. La révolution informatique se généralisait et, avec elle, le risque pour les entreprises modernisées de se retrouver paralysées à la moindre panne de leurs systèmes, faute d’avoir constitué de coûteux stocks de pièces ou de disposer d’un transport rapide et fiable.

Cette expérience l’avait conduit à consacrer son mémoire de premier cycle d’économie à un projet de business aérien arguant que les nouvelles industries informatiques et médicales produiraient des marchandises d’une valeur sans commune mesure avec leur masse et constitueraient une aubaine pour un transporteur capable de les acheminer au plus vite, moyennant un tarif de première classe.

Il décrivait aussi un plan logistique rentable : un réseau d’aéroports, plaques tournantes proches des zones de grande activité, permettant de centraliser les départs de livraisons et les expéditions. Le principe des  » hubs « , qui, dès les années 1980, révolutionneraient le transport aérien de masse aux Etats-Unis, venait d’être ébauché.

Contrairement à la légende, son mémoire n’a pas écopé d’une note médiocre, loin de là. Mais il était un peu tôt. Smith lui-même aurait opté non pour le business, mais pour la fac de droit de Harvard et un banal avenir de notable, si la guerre du Vietnam, en requérant ses services comme pilote de chasse chez les marines, ne lui avait donné le loisir d’observer, entre ses 243 missions de combat, l’extraordinaire intendance aérienne de l’US Army. Et de mûrir son projet…

De retour à la vie civile, Fred Smith tente, en 1971, avec une poignée de fous volants de l’Air Force, 4 millions prêtés par papa et 80 autres levés auprès de transporteurs sudistes, de faire prendre son envol à Federal Express. Il loue une trentaine de Falcon signés Dassault et remisés dans le désert du Nevada faute d’amateurs. Et tout commence par un désastre. Lors de leur banc d’essai, en mars 1973, après l’ouverture de leur premier centre de triage à Memphis, 6 avions provenant de 12 villes transportent en tout… 17 colis en une nuit. Un mois plus tard, la PME livre 156 paquets, pour les deux tiers expédiés par ses propres salariés, ou leurs familles, dans le seul espoir de voir enfin le système tourner.

Ce baptême du feu héroïque hante encore la maison, quoi que laisse penser l’ambiance feutrée du Global Operations Center, tour de contrôle mondiale du groupe, où de vieux briscards de l’aérien communiquent directement avec les équipages en vol. C’est ici que Dave Lusk, fringant ancien commandant de bord des cargos de la Flying Tiger Line, une compagnie rachetée en 1989 pour ses précieuses lignes asiatiques, assure l’arbitrage quotidien du service et de la rentabilité ; la gestion d’un budget carburant annuel de 2 milliards de dollars, compliqué par le mikado des plans de vol. Un soudain surplus de colis à Atlanta ou à Fort Worth peut exiger de détourner un appareil en quelques minutes. Et, chaque nuit, une vingtaine d' » avions balais « , volontairement chargés à seulement 60 % de leur capacité, ferment la marche de l’armada FedEx, prêts à se poser partout pour embarquer un supplément imprévu de paquets, ou récupérer les conteneurs d’un appareil en panne.

Dave, chef des Global Operations, est seul capable de vous indiquer, sur son écran saturé d’avions miniatures, l’entrée dans l’hémisphère de l’un des MD 11 affectés aux 21 tours du monde hebdomadaires de la compagnie : le vol 21 a fait escale à Subic Bay, bourrant sa carlingue de consoles vidéo et d’appareils numériques chinois. Dans un an, un nouveau mégacentre de distribution ouvrira à Guangzhou (Canton), au c£ur de la mégapole industrielle du sud de la Chine. Et, en 2009, FedEx recevra le premier de ses 10 Airbus A 380 cargos, capables d’emporter 150 tonnes de chargement et d’assurer en moins de vingt-quatre heures un véritable pont aérien entre les deux économies les plus déterminantes de la planète.  » Si l’économie était un tableau, la Chine et les Etats-Unis, représentant 37 % du PIB mondial, constitueraient les deux points d’ancrage de sa composition, s’enthousiasme Gene Huang, étonnant chef économiste de FedEx. Et la tonalité générale du paysage serait le taux de croissance planétaire de 4 %. Un beau bleu, à mon avis.  » Gene Huang a appris la peinture à l’huile pendant son enfance en Chine, avant d’intégrer la prestigieuse université Fudan de Shanghai, puis, en 1984, Yale, la fac américaine d’économie. A 42 ans, il est devenu l’un des prévisionnistes les plus sollicités des Etats-Unis.

Son propos se nourrit des recherches d’un étage entier d’analystes, et aussi des étiquettes de colis, compilées, moulinées dans les bases de données maison. Elles prouvent, par exemple, que la Chine, réputée irrépressible exportatrice, voit sa balance commerciale s’équilibrer, ses importations de produits de consommation augmenter de 36 %, l’année dernière, pour atteindre une valeur de 561 milliards de dollars. Huang l’optimiste se dit témoin d’une révolution historique.  » Nous assistons à une grande fête initiatique : la Chine, la Russie, l’Inde et le Brésil trouvent leurs marques dans la grande chaîne de l’approvisionnement industriel, et vont générer une immense classe moyenne, assure-t-il. Pourquoi ? Parce que des compagnies comme la nôtre créent de l’échange, et donc de la richesse, là où il n’y avait rien.  »

Les avions sont devenus des hangars mobiles

La richesse, FedEx est la première à en prendre la mesure. Fred Smith, qui décrit ses avions comme  » les trois-mâts de l’ère informatique « , s’acharne à prouver à Wall Street que son créneau du haut de gamme est toujours le meilleur, alors qu’UPS, dont les propres A 380 se poseront bientôt en Chine, glane encore en Amérique d’épaisses marges sur le colis de seconde classe.  » 2 % des marchandises produites dans le monde sont transportées par avion, insiste-t-il. Mais ce chargement représente, en valeur, 40 % du PIB de la planète.  » Et l’avenir. Certes, le géant de Memphis, en vingt ans, a su s’étendre au transport routier avec ses filiales FedEx Ground et FedEx Freight. Mais il renie la culture camionneur et se conçoit avant tout comme un organisateur de services et de réseaux. Même l’élégant uniforme bleu et violet de ses coursiers tranche, par son chic élitiste, avec la tenue marron prolo des concurrents d’UPS. Pourtant, ces derniers sont syndiqués par les puissants Teamsters. Chez FedEx, seuls les pilotes le sont, et la société, fût-elle classée parmi les  » 10 entreprises américaines les plus vivables « , n’étend toujours pas ses avantages sociaux à 50 000 de ses livreurs, car ces derniers sont non pas des salariés, mais des indépendants franchisés, propriétaires de leurs camions.

En 2000, le rachat, pour 2,4 milliards de dollars, du réseau de 1 800 magasins Kinko’s, spécialisés dans la reprographie professionnelle, a permis au transporteur de s’immiscer dans le quotidien de millions de telecommuters américains, salariés ou consultants travaillant chez eux. Mais la niche FedEx est plus large encore :  » Nous sommes assez fiables pour jouer le rôle de filiale logistique des entreprises, précise Sherry Aaholm, grande patronne des information technologies du transporteur. Nos colis sont vérifiés en moyenne 16 fois pendant leur trajet ; 3 millions d’expéditeurs et de destinataires cliquent chaque jour sur un ordinateur pour connaître à tout moment leur emplacement.  » Les avions de FedEx sont ainsi devenus des hangars mobiles, contenant les stocks des industriels et les rayonnages des commerçants.  » Depuis 1980, les frais d’inventaire des entreprises occidentales ont été divisés par deux, rappelle Smith. Soit une économie de quelque 4 500 milliards de dollars, essentiellement due à une meilleure gestion de la chaîne d’approvisionnement. Notre spécialité.  »

Ce qui est bon pour FedEx… Fred Smith avait déjà su tenir ce discours en 1976, à une époque où, âgé de 32 ans et fort de quelques millions de bénéfice, il avait contribué à la déréglementation historique du transport aérien.  » Il cherchait avant tout à obtenir le droit de faire voler des avions plus grands, raconte Jill Fisch, professeur à la Fordham University de New York et auteur d’une étude sur le lobbying de FedEx. Mais il a eu le génie politique d’invoquer l’intérêt général, en présentant au Congrès un rapport précisant que le manque de transport rapide imposait un surcoût aux entreprises qui pénalisait les consommateurs de 250 dollars par ménage et par an.  »

Le réseau de Smith remonte à l’université Yale, où il a rencontré un certain George W. Bush et s’est lié d’amitié avec John Kerry, un compagnon de virée aérienne avec qui il s’est ensuite engagé dans la guerre du Vietnam. Une flottille de jets privés, mise gratuitement à la disposition des élus pour leurs campagnes, garantit toujours la popularité de FedEx au Capitole, comme les 3 à 5 millions de dollars investis à chaque élection dans les caisses des deux partis. Fred, depuis dix ans, donne deux fois plus aux républicains qu’aux démocrates, mais la loge VIP du stade FedExField de Washington, véritable annexe du Congrès, rappelle l’entreprise au bon souvenir du gratin bipartite. Le roi du transport excelle dans les bonnes causes médiatiques, transportant, en 1987, les engins de forage nécessaires au sauvetage de la petite Jessica, tombée dans un puits du Texas, charriant par avion du fourrage pour les fermiers victimes de la sécheresse, assurant gratuitement, l’année dernière, le transport de secours vers la Louisiane ravagée par Katrina.

 » FedEx est une très bonne citoyenne « , murmure le recteur de l’université de Caroline du Nord, assis, le 24 mai, au premier rang d’une salle du prestigieux Kennedy Center de Washington. En attendant que Fred Smith annonce un don de 5 millions de dollars à cette faculté publique.

Mais l’objet du grand raout dépasse les frontières américaines. L’entreprise a commandité une nouvelle étude internationale prouvant que les nations les plus ouvertes aux échanges jouissent d’une plus grande prospérité économique. Parmi les 25 meilleurs élèves, Hongkong, Singapour et le Danemark arrivent en tête.

L’ambassadeur à Pékin reçoit un colis de travers de porc

A la tribune, James Sasser, ancien sénateur du Tennessee longtemps soutenu par Smith, ne peut s’empêcher de rappeler que, nommé ambassadeur à Pékin par Clinton, il avait reçu, par colis FedEx, une pleine boîte de travers de porc, spécialité du célèbre restaurant Rendezvous de Memphis. Une attention de son ami Fred. Ce souvenir du terroir lui parvenait en 1995, au moment où le fleuron du courrier international s’apprêtait à doubler la fréquence de ses vols vers la Chine, et comptait sur l’appui de la diplomatie américaine.

Pendant que les négociations commerciales de l’OMC battaient leur plein – elles ont été suspendues le 24 juillet – le boss attendait du Congrès et de la Maison-Blanche assez de détermination et de tact pour lui garantir de nouveaux marchés. Le monde est sa piste d’atterrissage, mais, du ciel du Tennessee, Fred Smith a une vue imprenable sur l’Amérique. l

P. C.

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