En 2021, le duel Anderlecht-Gand, joué sur un «champ de patates» avait été marqué par le cri déchirant de Kassandra Missipo. © BELGAIMAGE

Le genou, talon d’Achille des footballeuses

Aurelie Herman Journaliste pour Sport/Foot Magazine

Les stars féminines du ballon rond multiplient les ruptures du ligament croisé. Pourquoi? Les facteurs ne sont pas que physiques.

J’ai directement su que c’était ça. C’est une sensation qui ne trompe pas et que je connaissais bien.» Un peu moins de neuf mois après s’être rompu le ligament croisé du genou pour la deuxième fois en un an et demi, l’Anderlechtoise Lola Wajnblum rouvre la boîte à (mauvais) souvenirs. «Tu as le cœur brisé quand ça t’arrive. Ce n’est pas tant la douleur physique, plus le fait qu’on sait toutes ce que “croisés” signifie: fin de saison et long chemin pour revenir. En fait, c’est ça le plus dur, être patiente…»

La milieu de terrain de 27 ans se consolera en se disant qu’elle pourra partager la fin de son calvaire aux côtés de son équipière Marie Minnaert, touchée par le même mal mi-avril et qui ne verra pas un terrain avant 2024. Aussi, peut-être, en se rappelant qu’elle fait partie d’un cercle «huppé», puisque ces derniers temps une flopée de stars est passée par la case «croisés»: si la légende brésilienne Marta (Orlando Pride), la double Ballon d’or Alexia Putellas (FC Barcelone) ainsi que les Lyonnaises Ellie Carpenter, Dzsenifer Marozsán et Amel Majri sont de retour, la coéquipière de ces dernières, Catarina Macario, devra attendre un peu plus longtemps. Pareil pour Christen Press (Angel City FC), le quatuor d’Arsenal Beth Mead, Vivianne Miedema, Laura Wienroither et Leah Williamson, ou encore la buteuse du PSG Marie-Antoinette Katoto (touchée contre la Belgique, à l’Euro) pour ne citer que les plus connues. Avec un peu d’imagination, on pourrait presque composer une équipe tout à fait capable de se hisser au sommet du foot mondial.

Les footeuses ont deux à huit fois plus de probabilités d’être touchées que les hommes.

Chez nous, en remontant au début de l’année 2022 seulement, seuls quatre clubs sur onze présents en Lotto Super League sont épargnés… du moins dans le noyau A. Au cours de la même période, treize joueuses de première division ont été affectées, soit un chiffre similaire à la Pro League où les joueurs sont deux fois plus nombreux. Car outre le fait de compter sept membres de plus jusqu’à cette saison, les noyaux masculins sont mieux fournis que les féminins.

Ce triste constat se résume en un chiffre douloureux comme un genou qui se dérobe: selon une étude menée par la faculté de médecine de l’université américaine de Yale, les footeuses ont deux à huit fois plus de probabilités de se déchirer le ligament croisé du genou que les hommes. Pourquoi? Cette question simple appelle une réponse complexe. Surtout quand on connaît le manque de littérature scientifique relative au sport féminin, a fortiori le football. A l’heure actuelle, seuls 6% des recherches effectuées sur le sport concernent exclusivement les femmes, d’après la revue scientifique américaine Women in Sport and Physical Activity Journal. Une énième preuve du manque d’investissement global dans le sport féminin.

La réalité du terrain

Ce manque d’investissement se traduit notamment par des terrains déplorables, pourtant principaux outils de travail des joueuses. Et pas uniquement en Belgique, où la grande majorité d’entre elles est loin de disposer d’un cadre professionnel. Mi-janvier, le match de D1 française entre Soyaux et Lyon se disputait sur un véritable «champ de patates» bien connu des footeux du dimanche. Une semaine plus tard, la rencontre entre Chelsea et Liverpool dans la prestigieuse FA WSL, l’élite du foot anglais, n’avait duré que six minutes, la faute à un terrain gelé et totalement impraticable. Ridicule. Et heureusement sans conséquence, ce qui n’est hélas pas toujours le cas.

A Arsenal, Beth Mead et Vivianne Miedema ont connu la galère de la rupture des ligaments croisés.
A Arsenal, Beth Mead et Vivianne Miedema ont connu la galère de la rupture des ligaments croisés. © PHOTOS NEWS

Disputé sur un terrain indigne d’un choc de cette ampleur en mai 2021, le match Anderlecht-Gand avait été marqué par le cri déchirant de Kassandra Missipo, portée hors du terrain par ses équipières, faute de disposer de civière. «Je m’en suis voulu par la suite. Toute l’équipe et moi aurions dû dire: “Non, on ne jouera pas là-dessus”», témoignera-t-elle un mois plus tard sur la chaîne flamande Sporza. Au cours de la même rencontre, Ella Van Kerkhoven fut elle aussi victime d’une déchirure du ligament croisé.

Cette saison ne fait pas exception: la qualité plus que douteuse de certaines pelouses belges saute aux yeux. «A cela s’ajoute le fait qu’on joue de plus en plus sur des terrains synthétiques, plus durs et donc plus exigeants pour les articulations. Et passer sans cesse de l’herbe au synthétique est plus traumatisant encore», souligne Anne Radermacher, ancienne préparatrice physique du Standard Fémina et des Zébrettes de Charleroi. Sans parler des chaussures, inadaptées à la forme des pieds des joueuses ainsi qu’à leur façon de courir, différente de celle des footballeurs. Selon certaines sources médicales, les crampons seraient trop longs pour elles. «Les études sur cette problématique sont essentiellement consacrées aux hommes, regrette Charlotte Neesen, kinésithérapeute des RSCA Women. L’idéal serait même que chaque joueuse aie ses propres chaussures, car chaque pied est différent

Des effectifs réduits

La taille des staffs pourrait également jouer un rôle. Les noyaux féminins, déjà plus petits, ne bénéficient quasi jamais d’une équipe médicale équivalente à celles dont profitent les messieurs, et pas que dans les petits clubs. «Pendant longtemps, tout s’est fait à l’arrache, commente Anne Radermacher. A mon époque, au Standard, je tentais au maximum de guider les joueuses, notamment en matière de nutrition. Je leur parlais de ça pendant les étirements, les échauffements, bref quand elles étaient concentrées sur autre chose.»

Un système D qui s’est estompé dans les grandes équipes européennes, bien que l’encadrement médical soit toujours plus étriqué du côté des féminines. En Belgique, les kinés exercent peu à temps plein. Et on trouve rarement un nutritionniste pour prodiguer des conseils en diététique. C’est toutefois le cas à Oud-Herverlee-Louvain (OHL), sans doute le club féminin le plus développé chez nous. Une personne y fait aussi des extras en cas de grosse blessure ou lors de multiplication des matchs, précise Loes Meulemans, kinésithérapeute des Louvanistes.

Les choses avancent, mais il reste du chemin à parcourir. Forcément, ce manque de bras a des conséquences sur le travail consacré à la prévention des blessures, qui consiste, entre autres, en des exercices pour développer à la fois la puissance et le renforcement, mais aussi l’équilibre de l’ensemble du corps. «A OHL, outre une session collective hebdomadaire, nous fournissons aux joueuses un programme individuel d’exercices avant les matchs et les entraînements, détaille Loes Meulemans. Ces programmes sont établis en fonction des tests effectués en début de saison, de leur passif en matière de blessures et de leurs points faibles. Après, c’est à elles à se montrer pros et responsables.» Certes.

Passer sans cesse de l’herbe au synthétique est très traumatisant.

Selon plusieurs de nos intervenants, il faudrait toutefois un minimum de trois sessions de groupe par semaine pour plus d’efficacité. Un menu compliqué à instaurer dans un schéma où l’on préfère rentabiliser le temps en axant les entraînements sur les phases de jeu ou la tactique. «Ce qui est dommage, c’est que des programmes idoines ont été mis sur pied par la Fifa, mais ils ne sont pas systématiquement mis en pratique. Ils ne le sont déjà pas chez les hommes où l’encadrement est bien plus fourni, alors chez les femmes…», soupire Jean-François Kaux, docteur spécialisé en médecine physique et traumatologie du sport au CHU de Liège.

Un calendrier bien rempli

En outre, peu de joueuses en Belgique ont un contrat pro, y compris parmi les Red Flames. Conséquence: elles naviguent entre entraînements, matchs en club, parfois la sélection et le combo boulot-études-examens. Un souci récemment mis en lumière par Tessa Wullaert sur Play Sports, au moment de se remémorer ces séances du mardi où «la moitié du noyau d’Anderlecht est absente, car les joueuses bossent, sont à l’école ou en stage.»

Quid, dès lors, de l’état physique dans lequel elles arrivent à l’entraînement… «Il y a celles qui ont un métier exigeant pour le corps et celles qui ne bougent pas de la journée, ce qui n’est pas mieux. Qu’ont-elles mangé avant d’arriver? Mystère! Qu’en est-il de la qualité de leur sommeil?», questionne Anne Radermacher. Les athlètes peuvent donc débarquer à leur club en soirée ou en fin d’après-midi après avoir enquillé une journée de boulot et des heures de voiture, plus la fatigue et le manque de concentration sous-jacents. Survient alors le risque accru de se faire très mal. Autant de situations qui font la différence tandis que l’intensité du jeu ne fait que croître dans un football féminin en pleine mutation.

L’Anderlechtoise Lola Wajnblum s’est rompu le ligament croisé du genou deux fois en un an et demi.
L’Anderlechtoise Lola Wajnblum s’est rompu le ligament croisé du genou deux fois en un an et demi. © BELGAIMAGE

Une discipline dont The Athletic pointait, en janvier dernier, la mauvaise répartition du calendrier, avec des joueuses qui doivent osciller entre périodes sans compétition et enchaînement des matchs. Avec, en point d’orgue, cette succession de grands tournois internationaux: Jeux olympiques 2021 (très importants au niveau féminin), Euro 2022 (où trois internationales se sont blessées en dix jours), Mondial 2023 (cet été en Australie et en Nouvelle-Zélande), JO 2024, Euro 2025 et les qualifications afférentes. Soit cinq années sans vrai break estival pour les meilleures joueuses du monde, et des noyaux internationaux encore bloqués à 23 joueuses, au lieu de 26 chez les messieurs. Costaud.

Avoir un autre job signifie aussi perdre du temps lors de la rééducation. «Personnellement, j’ai eu la “chance” d’avoir joué dans de bons clubs les deux fois où je me suis retrouvée sur la touche, et de bénéficier d’un staff compétent, se félicite Lola Wajnblum, qui fait tout pour revenir sur le pré. Je bosse dans la communication en télétravail, je suis donc assez flexible, ce qui me permet de pratiquer ma rééducation cinq fois par semaine, deux fois par jour, tant chez mon kiné perso qu’à Anderlecht.» Un «luxe» que tout le monde ne peut pas se permettre, surtout si on évolue dans de plus petites structures de la Super League. Et qui influe sur des temps de réadaptation parfois très longs comparés aux professionnels masculins qui, eux, peuvent passer une journée entière en rééducation, entouré du personnel médical du club.

Outre les raisons logistiques, des facteurs plus physiques, comme la morphologie des femmes, peuvent expliquer la succession de blessures. Les jambes féminines sont davantage en valgus, c’est-à-dire en X, avec les genoux qui rentrent vers l’intérieur. «Ça crée une prédisposition à une rupture du croisé, car cela initie le mouvement qui mettra en tension le ligament, jusqu’à une rupture si celle-ci est trop forte, décrit Jean-François Kaux. C’est essentiellement lié au fait que le bassin des femmes est plus large. Résultat, l’angulation des hanches et des fémurs est plus grande.» «D’où l’intérêt de réaliser des tests fonctionnels complets pour veiller au bon équilibre entre haut et bas du corps, au bon alignement du genou et des pieds des athlètes, au bon fonctionnement des muscles stabilisateurs du bassin ou encore à la façon dont les joueuses sautent et atterrissent», complète Elodie Fally, kinésithérapeute du sport à l’UCLouvain.

Les jambes en X des femmes, avec les genoux qui rentrent vers l’intérieur, prédisposent à une rupture du croisé.

Rupture potentielle

Des tests d’autant plus nécessaires qu’ils s’inscrivent dans la détection de déséquilibres musculaires propres au corps féminin, qui possède des quadriceps (le muscle à l’avant de la cuisse) plus forts que ses ischio-jambiers (situés à l’arrière de la cuisse). «Le ligament croisé empêche le tibia de partir vers l’avant. Les ischio-jambiers ont le même rôle: tirer le tibia vers l’arrière. Le quadriceps, lui, aura tendance à tirer tout ça vers l’avant. Par conséquent, s’il y a un déséquilibre ischios faibles-quadriceps forts, cela tire sur le ligament jusqu’à une rupture potentielle en cas de trauma», détaille Elodie Fally. Ces différences musculaires peuvent se résorber, à condition de les travailler en profondeur. Elles s’ajoutent au fait que la musculature des femmes est moins puissante que celle des hommes. «De plus, chez les femmes, l’ischio s’active plus tard. Ce n’est qu’une question de millisecondes, mais cela fait la différence (NDLR: vu le nombre de changements brusques de direction et de phases d’accélération/décélération propre au football). Les muscles sont là pour protéger le genou. Si l’un d’eux s’active plus tard, il y a plus de chances que le ligament trinque», affirme même l’Anderlechtoise Charlotte Neesen, sans qu’un consensus médical ne semble s’imposer sur le sujet.

Alexia Putellas, Ballon d’or 2022, a effectué son retour à la compétition fin avril après dix mois sur la touche.
Alexia Putellas, Ballon d’or 2022, a effectué son retour à la compétition fin avril après dix mois sur la touche. © PHOTO NEWS

Pas de consensus médical non plus sur les fluctuations hormonales qui maximiseraient les probabilités de se «faire les croisés», mais des pistes de réflexion. «Ce facteur est très important, soutient Loes Meulemans, d’OHL. Car le cycle menstruel n’est pas quelque chose que l’on peut éviter et il implique des moments où les ligaments sont plus faibles et les articulations plus laxes (NDLR:plus souples, jusqu’à l’excès).» «Or, il existe au départ un contexte de laxité plus important chez la femme, qui peut encore augmenter en raison de la présence d’œstrogènes vers le milieu du cycle, en deuxième semaine», confirme Jean-François Kaux.

Respecter les règles

Sans parler des symptômes qui peuvent survenir en période prémenstruelle (douleurs, fatigue, légère prise de poids) et qui rendent également la période plus propice aux grosses blessures. «En cas de fatigue, la coordination neuromusculaire est moins affûtée, encore un facteur qui peut intervenir. Et ce, même en cas d’utilisation d’un contraceptif hormonal comme la pilule, par exemple. La recherche doit encore déterminer tout cela avec précision», ajoute Elodie Fally. Ce qui prendra du temps, en raison de la difficulté technique d’un suivi précis sur cet aspect en particulier. Ceci demanderait, en effet, d’étudier des tests salivaires et sanguins de joueuses en continu, selon un article publié par la BBC. D’autre part, certaines études suggèrent que la puberté serait un moment particulièrement critique en matière de pépins aux ligaments. Un constat qui reste une fois encore à affiner, étant donné que beaucoup d’adultes sont touchées, elles aussi.

En 2019, la Fédération américaine avait fait appel à Georgie Bruinvels, chercheuse au University College of London, pour établir des programmes d’entraînement spécifiques pour chaque internationale américaine en fonction de son cycle menstruel et ce, afin de prévenir au maximum les risques de rupture du ligament croisé. En avril dernier, le Club YLA annonçait à son tour intégrer un «coach menstruel» dans son staff, à l’image de ce qui se fait déjà dans de grands clubs comme Lyon ou le Barça.

Quoi qu’il en soit, un gros débroussaillage scientifique s’impose sur une question ô combien épineuse: quid de l’hérédité? Quel rôle l’accès tardif des joueuses à des conditions de travail réellement professionnelles (et encore…) joue-t-il, par exemple, dans la prise en charge de blessures passées ou du conditionnement physique? Que peut avoir comme conséquences le fait de pousser plus naturellement les petits garçons que les petites filles vers des sports comme le football sur le développement tendino-osseux des enfants?

Enfin, s’ils doivent être étudiés plus en profondeur, les éléments purement physiques, bien qu’importants, ne doivent pas masquer la réalité «logistique» des footballeuses, y compris les pros. Terrains de mauvaise qualité, charge de travail pour les amatrices, calendrier qui s’emballe, manque de temps pour prévenir et guérir les blessures, carences dans les investissements, en général, d’une discipline qui connaît pourtant un véritable engouement sont également des éléments clés dans la réduction des statistiques en matière de ruptures du ligament croisé chez les femmes.

Alors, quand le met-on à genoux, ce problème?

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