LE DICTIONNAIRE AMOUREUX

Parce qu’elle a été fondée il y a 350 ans ; que, depuis, l’histoire ne l’a pas épargnée ; qu’elle est tellement cabossée, et que c’est ça qui la rend si attachante, même si elle ne s’aime pas, Le Vif/L’Express publie une toute petite encyclopédie de Charleroi. De A à Z. Mais sans X. Le Pays Noir n’a jamais trop aimé les croix.

Anniversaire  » On fête Charleroi à l’envi « , dit le monogramme qui barre la couverture de l’énorme Caroloregium Valde Concelebratur, l’ouvrage collectif publié pour les 300 ans de la métropole sambrienne. L’acte de naissance avait été inscrit le 3 septembre 1666 au registre paroissial de Charnoy, tout petit village de 80 foyers au-dessus duquel le gouverneur des Pays-Bas espagnols, Castel de Rodrigo, érige une forteresse contre les ambitions françaises.  » On fête Charleroi à l’envi « , lançait donc, trois siècles plus tard, le bourgmestre de 1966, le libéral Claude Hubaux, et il avait raison, quoique la crise du charbon battît alors son plein, et que celles de l’acier et du verre s’annonçaient. De fête, son successeur socialiste Paul Magnette n’a pas envie, le 3 septembre 2016. Les trois crises sont terminées, certes. Mais une autre, une nouvelle, l’énième, éclate. Trois cent cinquante ans moins un jour après le Fundatur Caroloregium, un acte de décès est envoyé à Charleroi depuis Peoria, Illinois : Caterpillar va fermer. Le discours jubilaire du premier magistrat, dans la salle du conseil communal, est poignant. Il fait très chaud. Dans l’assistance, on sue et on pleure. Le précédent jubilé avait été joyeux. Celui-ci sera triste, très. Mais il y a eu pire : celui de 1866 s’accompagnait d’une épidémie de choléra. Celui de 1916 d’une brutale occupation allemande. S’il y a eu pire, c’est que Charleroi va mieux, non ?

Berlin Charleroi, ville si nouvelle qu’elle en est, en Belgique, la plus récente après Louvain-la-Neuve. Cette dernière a elle-même emprunté son nom à quelqu’un d’autre. Manie de petite jeunette ? Son aînée le fait elle aussi ces deux dernières décennies avec une joyeuse frénésie. Charleroi, depuis vingt ans en effet, n’est plus seulement une cité fondée en hommage à un monarque éponyme et consanguin, Charles II, si malingre qu’on le surnomme l’Ensorcelé. Elle est aussi désormais parfois Chicago-sur-Sambre, capitale du crime crapuleux ou politique. Elle est souvent Bruxelles-Sud, pour ceux qui y atterrissent et pour ceux qui voudraient la voir décoller. Et elle est le nouveau Berlin, enfin et après avoir pris Bilbao comme modèle, pour ceux qui la voient en métropole culturelle et pour des Flamands, nombreux, en recherche de tourisme de l’extrême. Charleroi n’a peut-être plus de charbon, et elle n’a jamais eu de pétrole. Mais elle a des idées de noms.

Charles  » What’s in a name ? » justement, se demandait Shakespeare. Le dramaturge immortel est mort cinquante ans tout pile avant le Fundatur Caroloregium. Le roi qui a baptisé la ville, Charles II, n’aurait pas au reste déparé dans la galerie shakespearienne des monarques infâmes, à un tel point d’ailleurs que le bourgmestre Magnette a, dans la touffeur de son discours jubilaire, émis le fort performatif souhait de débarrasser la place centrale de sa commune de son intitulé. Exit donc bientôt la place Charles II, appelée à se renommer en hommage à Vauban, qui pourtant – et de son propre aveu – ne contribua que fort peu à l’édification de la forteresse des hauteurs de Charnoy. Le prénom, pourtant, connaît une intéressante postérité locale. C’est celui de l’éditeur marcinellois qui porta le neuvième art à de planétaires vertiges. C’est celui, aussi, d’un sculpteur mort, Charles Delporte, et d’un peintre vivant, Charles Szymkowicz, tous deux un peu géniaux et chacun très en cour chez les socialistes précédents. Mais non, il n’y a vraiment pas de place pour les Charles sous le nouveau régime.

District Charleroi, c’est une commune née en 1666. Mais c’en est aussi une autre, née trois cent dix ans ans plus tard de la volonté du ministre PSC Joseph Michel d’en fusionner plusieurs centaines dans toute la Belgique. Depuis 1976, la Ville de Charleroi regroupe, outre son noyau carolo, quatorze anciennes communes (Roux, Jumet, Lodelinsart, Gilly, Gosselies, Dam-premy, Monceau-sur-Sambre, Goutroux, Marchienne-au-Pont, Mont-sur-Marchienne, Couillet, Montignies-sur-Sambre, Ransart et Marcinelle). Les quatorze bourgs, dont beaucoup sont plus anciens, certains plus peuplés, et tous plus ouvriers, que Charleroi-Ville, libérale et bourgeoise, se méfient de ce mouvement centripète plus haut que son cul qui offre à la nouvelle entité le statut de plus grande ville wallonne. C’est pourquoi, trente-cinq ans durant, les anciennes communes conserveront encore une manière d’indépendance, avec leur maison communale, leur commissariat, voire leur piscine, leur salle omnisport ou leur échevin attitré avec ses manières de vice-roi colonial. Tout allait changer avec les  » affaires « , qui ont traumatisé l’administration. Et tout a changé avec les économies que s’imposent les pouvoirs publics. Aujourd’hui, les quinze communes se sont fondues en cinq districts cardinaux (centre, nord, est, sud, ouest). Il n’y a donc plus désormais que cinq maisons communales à Charleroi. Donc, moins de guichets. Donc, moins de service. Donc, plus de files. Donc, plus de colère. Donc, plus de tracts du PTB. Où l’on pense que ça va (centri)pèter.

Eglise Charleroi est la plus grande ville du Hainaut, et de loin. Pourtant, l’évêché hennuyer est à Tournai depuis presque deux millénaires. C’est que Charleroi est neuve, ses habitants aussi, et qu’ils n’ont jamais été fort pieux, trop occupés qu’ils furent à gratter la terre pour gagner leur vie et trop en colère pour en louer un quelconque Seigneur. Les élites de cette métropole dont l’église principale, la Saint-Christophe, n’a même pas le rang de basilique, seront anticléricales. L’Eglise catholique le leur rendra bien : lorsque la scission linguistique de l’université de Louvain est décidée, dans les années 1960, il est envisagé d’installer la nouvelle institution à la lisière méridionale du Pays Noir, vers Gerpinnes. Mais les évêques sont effrayés. Ou les autorités politiques effraient. Et vice versa. C’est en tout cas vers Ottignies que naîtra Louvain-la-Neuve. En attendant, l’université d’Etat hennuyère est à Mons. Ça, ce n’est la faute d’aucun évêque. Et la moitié des Carolos qui obtiennent un diplôme du supérieur quittent leur cité d’origine. Même ceux qui ne croient pas à la Sainte-Trinité.

Flandre Et si la Flandre était née sur la rive droite de la Sambre ? Le 16 novembre 1860, la guillotine tranche le cou de Pieter Goethals et Jan Coucke sur la place Verte, juste au bord de l’actuel boulevard Tirou, juste devant le prochain centre commercial Rive Gauche. Goethals et Coucke, deux Flamands, établis à Couillet depuis de longues années, sont convaincus du meurtre de Scholastique Dussart, qu’ils avaient agressée pour la dépouiller de ses économies. Ils parlent un peu français, mais surtout wallon. Ils sont flanqués au tribunal d’un interprète. Mais qu’importe. Les chantres du combat flamand s’emparent de l’affaire. Coucke et Goethals entrent dans leur légende. Ils sont les martyrs condamnés à mort parce qu’ils ne comprenaient pas la langue de l’oppresseur. En 2005 encore, un député du Belang demandait la révision du procès. Parce que ça a été une erreur judiciaire peut-être. Et parce que deux suspects ont été jadis jugés en français au coeur de la Belgique wallonne surtout. La Flandre militante, donc, combat pour que le justiciable soit jugé dans sa langue, quelle que soit la Région où on le juge. Sauf si c’est en Flandre.

Gare Toute fraîche capitale de la houille, du fer et du verre, Charleroi n’attend pas la Belgique pour compter. Le canal vers Bruxelles est commandé par Guillaume d’Orange, et son premier haut-fourneau, à Marcinelle-Hauchies, s’allume en 1827. Mais le tout frais royaume libéral, régime sur mesure du capitalisme industriel, connecte toujours plus Charleroi au reste du monde. Par la route creusée dès 1720 vers la capitale, d’abord. Par le canal, ensuite, inauguré en 1832 avant d’être élargi. Par le train, enfin. La gare de Charleroi-Sud est reliée à Bruxelles via Braine-le-Comte dès 1842. Puis aux grands ports hollandais via Louvain et le Grand Central Belge dès les années 1950-1960. Le chemin de fer transporte du capital et de la main-d’oeuvre, et va toujours plus vite. Jusqu’au moment où le capital s’en va, et qu’il laisse la main-d’oeuvre là. Aujourd’hui, le train entre Bruxelles et Charleroi va un quart d’heure moins vite que pendant l’entre-deux-guerres. Et ça n’ira pas plus vite avant longtemps.

Héros Charleroi, si grande mais à l’histoire si courte, a manqué de la ressource principale nécessaire à la production de grands hommes : le temps. Moins vieille que ses homologues liégeoise, gantoise ou anversoise, dépourvue d’autres élites qu’industrielles, et encore y étaient-elles plutôt composées d’ingénieurs que de grands capitalistes, elle n’a ainsi offert à la Belgique qu’un seul Premier ministre, et encore, seulement pour neuf semaines : le PSC Jean Duvieusart, intronisé en juin 1950, tombe en août sur la Question royale. Obsédée d’industrie, elle a produit peu d’artistes, par essence préoccupés d’autre chose. Son grand peintre n’est pas Pierre Paulus pour rien. Il n’empêche que le gigantesque René Magritte y a traversé son enfance avant d’en partir très vite. Et que beaucoup d’autres géants y sont passés qu’elle a marqués. Rimbaud et Verlaine, notamment, lui ont composé quelques sonnets de classe. Sans université, la science pure l’a délaissée pour revenir s’appliquer. Un des siens, un des nôtres, le chanoine Georges Lemaître, est parti à Louvain la vieille pour fonder la théorie du big bang. Ce n’est pas rien, et ça nous va bien, au fond. Et tant pis s’il croyait à la Sainte-Trinité.

Immigration Sire, il n’y a pas de Carolos. Si l’on s’en tient aux racines et à la souche en tout cas, ils sont peu, parmi les 400 000 habitants de l’arrondissement, à pouvoir se prévaloir d’une extraction fort ancienne. C’est en effet bien plus l’immigration de ses bras que la fécondité de ses bassins qui a valu à la métropole sambrienne de plus que quadrupler sa population entre 1846 et 1910. Sur les 244 000 têtes qui peuplent les quinze communes à la veille de la Première Guerre mondiale, un quart à peine y sont nés. Les autres ? Ils viennent de partout, et même de plus loin. De l’Entre-Sambre-et-Meuse, d’abord. De Flandre, ensuite. Puis de Pologne, puis plus tard d’Italie, puis encore plus tard du Maroc et de Turquie, puis plus tard d’au-delà. Ville que l’on vit, mais ville où l’on passe, Charleroi est aussi une terre noire d’émigration. Le Carolorégien (surtout s’il est diplômé, on l’a dit), s’attarde peu d’où il vient. On a cité Georges Lemaître. On a cité René Magritte. On pourrait citer Joëlle Milquet, qui y est née. Comme, même, le père de Philippe Moureaux. Ou même Emir Kir. On entend peu parler cette diaspora-là, tiens…

Journaux Charleroi n’a jamais vraiment eu bonne presse, certes. Sa presse, non plus, n’a jamais vraiment excellé par sa qualité. Mais elle a un temps été d’un puissant dynamisme, qu’entraînait un pluralisme de cas d’école. Dans les années 1950 et 1960 se vendaient plus de 100 000 exemplaires des quatre titres carolos : Le Journal,socialiste, Le Rappel, catholique – et dont Pol Vandromme fut l’éternel rédacteur en chef -, L’Indépendance, gauchisante et issue de la Résistance, et La Nouvelle Gazette, libérale. Il n’en reste plus qu’un, le dernier. Le premier à s’être affranchi d’une tutelle politique, celle du parti libéral. Le premier à s’être attaché à un grand groupe d’édition, celui du bruxellois Rossel. Le premier à s’être occupé de ce que voulaient ses lecteurs – dans les années 1970, il avait fait un gros titre de l’interview de la prostituée qui promettait une passe pour un but du Sporting… Aujourd’hui, huit journaux sur dix distribués à Charleroi sont des Nouvelle Gazette. Il y avait jadis de belles petites gazettes carolorégiennes. Aujourd’hui, il y a Sudpresse.

Kiwi Un astre brille au Pays Noir. Il luit, même, plutôt, comme un haricot sauteur trempé de kryptonite en fission. Kiwi Jackson est son nom. Certains disent que c’est Pee-Wee. Mais le nom n’a que peu d’importance pour ce roi de la performance. Depuis trente ans, il est de toutes les brocantes, de toutes les cavalcades et de tous les marchés, avec ses collants fluo et son ghetto blaster. Puis, il danse. Enfin, il se tortille. Enfin, il se débat dans des espèces de spasmes qui font croire à l’AVC alors que ce n’est que de l’art. Et après, il demande un sou,  » pour le spectacle, merci monsieur, merci madame « . Kiwi Jackson est une légende urbaine. Au moins autant que son homonyme Michael.  » Comme lui, j’ai été critiqué, mais je me suis relevé « , disait-il, ému mais digne, à La Nouvelle Gazette, le lendemain du décès du roi de la pop. Kiwi Jackson, c’est la classe ouvrière.

Lettres  » Charleroi n’a pas de légende littéraire, et nous n’allons pas lui en donner une pour faire la preuve de la hardiesse de notre imagination « , écrivait Pol Vandromme dans les premières lignes du chapitre du Caroloregium Valde Concelebratur qu’il consacra à la littérature française au Pays Noir. La conclusion, moins sombre que l’incipit, proclamait  » son avenir ouvert « . La prédiction, admettons-le, a fait long feu. Verts, puis noirs, les terrils n’ont toujours pas accouché de leur grand écrivain. Mais ils ont engendré, à un siècle d’écart, deux chansonniers qui leur ont, à leur manière, forgé notre petite légende littéraire. Paul Louka – frère d’un peu génial Charles Delporte -, que Brassens et Brel tinrent pour un égal autant qu’un semblable, a écrit un émouvant Marcinelle parmi d’autres merveilles un peu oubliées. Un siècle plus tôt, Jacques Bertrand, chaisier, a notamment composé l’hymne qui fait monter les larmes à toutes les grands-mères et à tous les petits-fils du Pays de Charleroi, c’est toi que je préfère. Des textes qui comptent dans une ville de peu de lettres.

Marcinelle Au moins ces lettres si rares auront-elles laissé au dessin la place d’un grand destin. En tout cas dans une des anciennes communes qui aura donné à Charleroi une notoriété universelle. Ladite école de Marcinelle doit en effet tout aux éditions Dupuis, dirigées par un Jean, puis surtout par un Charles éponyme. L’école de Marcinelle, c’est Spirou, c’est Lucky Luke, c’est Boule et Bill, ce sont les Schtroumpfs, et les Tuniques bleues. C’est Jijé, Franquin, Morris, Peyo, Roba et compagnie, dont les petits Mickeys, portés au rang d’art à part entière, enchantent les enfants de 7 à 77 ans (hihihi) depuis la fin des années 1930. Et depuis Marcinelle, donc, quoiqu’aucun des auteurs de ces dessins ne provînt de Marcinelle, ni, a fortiori, de Charleroi : le patron l’était, et l’école serait la sienne. Tant mieux pour Marcinelle, connue aussi pour avoir massacré des mineurs et pour avoir abrité une cache dans une cave. L’homme de ce dernier dessein, lui, était bien carolorégien. Une tache noire sur les joyeuses couleurs de notre ligne claire.

Noir Il fut un temps, sous le régime socialiste précédent, où l’on a espéré faire du passé vraiment table rase. Il fut un temps, pas si lointain, où Charleroi voulait tout voir en rose et délaisser cet habit à la couleur de sa terre de charbon, de ses gueules de mines et de son ciel d’acier. C’était une folie de marketeur, comme s’il fallait effacer sa mémoire plutôt que la cultiver. C’était comme s’il fallait refuser de voir cette lumière que porte, sur son bougeoir, La Fée ignorante que peignit Magritte dans la salle des congrès du palais des beaux-arts, et qui est noire. Comme s’il fallait oublier que si Charleroi eût jamais une seule grandeur, elle procédait de cette noirceur : des 90 puits de charbon ouverts en 1914, des 25 hauts-fourneaux allumés en 1960, des 15 % de la production sidérurgique de l’Union européenne dans les années 1970 encore, de l’expansion mondiale des Acec, voire même des martyres de Roux et du Cazier. Rien là de rose, c’est tant pis et c’est tant mieux. Aujourd’hui, on l’a compris, et on l’exploite. Nicolas Buissart a eu l’idée géniale d’exposer cette noirceur aux touristes flamands en déficit d’exotisme et au mimétisme des journalistes européens : son City Safari a renversé le noir stigmate juste comme il faut. Et le Bois du Cazier est au patrimoine mondial. Et le haut-fourneau de Carsid sera conservé. Et au centre culturel régional, on vend des tee-shirts  » Sons of Barakis « . Le pays rose est mort, vive le Pays Noir.

Odonymie Charleroi, donc, a fusionné en 1976 avec quatorze communes. Ces quatorze communes se ressemblaient, économiquement, sociologiquement, culturellement et politiquement. Superposées bien plutôt que fondues, elles ont cohabité dans la métropole avec leurs infrastructures et leur personnel. Mais aussi avec leur presque réglementaires rues et places Jules Destrée (13 dans toute l’entité), Emile Vandervelde (11), Paul Pastur (12), Francisco Ferrer (16), Joseph Wauters (12) et autres Paul Janson et André Renard, dès lors que toutes pratiquaient le même culte odonymique à tous ces Working Class Heroes. Il aura fallu, là aussi, trente ans pour entamer la digestion. Une commission ad hoc a été réunie, dès 2011, pour supprimer ces 386 doublons. Plusieurs dizaines ont été rebaptisés depuis. A l’époque, il avait été beaucoup question d’une impasse Viseur. Charleroi en est sortie.

Prévarication Elle est devenue un lieu commun.  » On n’est pas à Charleroi, ici !  » lancera le politique aux abois pour protester de sa probité. C’est à elle que d’autres pensent lorsqu’ils en ont marre des parvenus. Et c’est chez elle que l’on se défend péniblement en criant  » on a toujours fait comme ça ! « . Ce n’est pas tout à fait vrai. Parce que, par rapport aux incriminations des  » affaires  » carolorégiennes, les édiles des générations précédentes semblaient encore moins soucieux d’une stricte séparation de ses affaires privées avec sa vie publique. Bourgmestre à la naissance de la Belgique, le libéral Paul-François Huart-Chapel était propriétaire d’usines, notamment du haut-fourneau de Marcinelle-Hauchies. Jules Audent fut à la fois bourgmestre et bâtonnier de Charleroi. Emile Devreux, architecte et bourgmestre libéral au début du siècle, fabriquait de l’éclairage public et a fait dessiner par son cabinet une partie de l’Exposition industrielle de 1911. Joseph Tirou, mayeur bâtisseur des années 1920 à 1950, était administrateur de nombreuses sociétés traitant avec son administration, dont la brasserie des Alliés. Tous auraient été inculpés à un moment ou l’autre de leur glorieuse carrière. Mais eux ont pu continuer à toujours faire comme ça. Les veinards.

Querelle A Charleroi, les anciens et les modernes se mettent sur la tronche, à une fréquence de mouvement perpétuel. Comme si elle ne voulait pas assumer son histoire et qu’elle devait n’écrire que la chronique de son actualité, chaque nouvelle génération aspire à effacer chaque trace de la précédente, avec encore plus d’entrain lorsque les différences de fond ne sont que formelles. Voilà pourquoi Charleroi souffre si peu de vestiges et autant de chantiers, parce que, paniquée par la ringardise, elle interdit à son patrimoine de se patiner d’un cachet. Il ne reste plus rien des trois forteresses, espagnole, française puis hollandaise. On n’a rien voulu garder de l’Exposition universelle de 1911. On a rasé les maternités, les hôpitaux, les maisons du peuple, les casernes et même la prison. On rase ce qui a pris leur place. Et on a même, un temps, voulu dynamiter les vieux crassiers houilleux. Aujourd’hui, la dalle de pierre blanche, dite minéralisée, succède partout à la klinker rose. On ne la regrette pas encore. Ça viendra. Charleroi, paradis de l’architecte, désert de l’archéologue.

Roux Et si la classe ouvrière était née sur la rive gauche du canal de Bruxelles ? L’insurrection qui meurt là, à Roux, sous les balles de la soldatesque du général van der Smissen, le 27 mars 1886, a enflammé deux semaines le sillon wallon. Elle était partie de Liège, et gagna d’ampleur et de violence au fur et à mesure que se rapprochait son mortel épilogue. Douze morts, une dizaine de blessés, et un capital mis à mal : des verreries et des puits sont saccagés, parmi lesquels le château du verrier Baudoux en son usine, à Jumet. La répression, donc, est brutale. Mais le suffrage universel n’est pas loin, qui tirera de ce désespoir prolétaire un argument. La sécurité sociale et le droit du travail non plus : une loi de 1887 crée leur embryon, les conseils de l’industrie et du travail, ancêtres de nos commissions paritaires. La Wallonie ne s’est pas soulevée pour rien. Cette fois-là.

Société L’Allemand Ferdinand Tönnies caractérisait la modernité industrielle comme le passage d’une communauté à une société. Plus individuelle, plus rationnelle, plus productive, plus rentable, moins solidaire, moins religieuse. Plus violente, aussi, si l’on veut. Pour Tönnies, qui écrivait au tout début du XXe siècle, l’entreprise capitaliste orientée tout entière vers la poursuite du profit, allait mener la société à sa perte. Charleroi, que certains ont comparé à ces villes-champignons du Far-West, a fait société sans avoir été communauté : elle a si peu reposé sur les modèles d’organisation communautaire traditionnels qu’elle en effraya longtemps, et presque pour toujours, les gardiens de l’ordre moral. Surtout une fois que les entreprises capitalistes sont parties chercher d’autres profits ailleurs. Charleroi est encore là, pourtant. Et pourtant, elle fait encore société. Dans son genre. Celui des  » Sons of Barakis « .

Tram Tous les guides touristiques vous l’affirmeront : le Carolorégien est chaleureux, et tout sauf orgueilleux, se distinguant en cela, au moins à moitié, du Lîdgeux et du Brusseleir. Il affiche parfois une fierté si mal placée qu’elle en devient charmante. Comme lorsqu’il dit qu’il prend le métro, alors qu’il monte sur une ligne de tram, dans des rames qui auront bientôt 40 ans, et dont les Acec n’avaient même pas obtenu le marché. Rien n’y fait : le Carolo a de maintes cités contemplé les merveilles, mais à ses yeux, le plus beau coin de terre, oui, c’est toi.

Université La plus grande privation dont Charleroi a eu à souffrir n’est pas celle du capital économique. Il est arrivé, il est reparti, peut-être reviendra-t-il un jour. Ce dont elle manque le plus, c’est de capital culturel. Sa jeunesse de gueuse l’a privée d’une vraie université. Jules Destrée et Paul Pastur, qui ont fondé l’Université du travail, le savaient. Mais elle ne formait que des travailleurs, manuels et intellectuels, dont avait grand besoin le capitalisme industriel. Pas d’humanistes, pas d’artistes, peu d’employés du secteur tertiaire, pratiquement pas de chercheurs. Les tentatives (Funoc, Cunic, décentralisations de l’UMH, de l’UCL, de l’ULB, Université ouverte) de compenser ce déficit historique sont courageuses. Comme la volonté, à terme, de concentrer les 10 000 étudiants des hautes-écoles carolorégiennes à la Ville-Haute, sur le campus de l’UT. Elles n’empêchent pas le Carolorégien d’être le citadin le moins diplômé de Belgique. Ni la moitié de ces diplômés de s’établir ailleurs une fois leur master en poche. Un esprit sain seulement à moitié peut-il diriger un corps sain ?

Verte Charleroi accorde la banlieue avec tous les auxiliaires. Banlieue elle est, d’une capitale, Bruxelles, vers laquelle elle est tournée depuis toujours. Mais banlieue elle a, également, et pas seulement de ces alentours ouvriers qui emperlent corons, logements sociaux et friches industrielles. Au sud de la banlieue sud de Bruxelles s’étendent en effet quelques-unes des plus belles et des plus riches communes de Belgique. Gorgées de verdure, Montigny-le-Tilleul, Gerpinnes, Ham-sur-Heure-Nalinnes, voire certains villages de Thuin déversent chaque jour des centaines de navetteurs en route vers un centre-ville qui se vide d’eux depuis des décennies. Car ils sont tous Carolos. Ils n’y vivent plus. Ils y travaillent et y prospèrent, comme avocat, comme magistrat, comme médecin, comme haut fonctionnaire, et même comme jeune héritier organisateur de soirées  » pour redresser Charleroi « . Mais ils n’y paient pas d’impôts. Et ils n’y votent pas. Donc, en plus d’être vide, la ville est pauvre et de gauche, alors que sa banlieue est riche et de droite. Comme la Région bruxelloise, somme toute. Charleroi, Brussels-South jusqu’au bout.

Wallonie Et si la Wallonie était née à Marcinelle ? Les premières expressions du mouvement wallon sont, bien sûr, liégeoises et… bruxelloises. Mais c’est Jules Destrée, un Carolorégien, Marcinellois précisément, avocat et député puis ministre socialiste (pas le plus à gauche, dit-on), qui poussera le plus retentissant cocorico d’une Wallonie qui veut s’éveiller. Et il la publie, sa culte Lettre au Roi du 15 août 1912, dans le Journal de Charleroi évidemment. Il y demande la séparation administrative, entre Flandre et Wallonie, en somme, le fédéralisme. Pourquoi ? C’est assez simple : les Flamands  » nous ont pris notre passé, […], nos artistes […], les emplois publics […], notre argent […], notre sécurité […], notre liberté […], notre langue « . Et encore, ce n’est pas tout,  » mais je m’arrête « , lance-t-il avant de conclure sur la Belgique en danger. Pieter Goethals en Jan Coucke vinden dat leuk.

Yvonne Vieslet Tous les martyres ne sont pas silencieux, même si certains ne chantent qu’une légende locale. Mais c’est déjà pas mal. Surtout dans une ville si jeune qu’elle se cherche encore une tradition à inventer. A la fin de la Grande Guerre, Yvonne Vieslet a 10 ans. Elle est écolière, encore heureux, et passe chaque jour devant un camp de prisonniers français, jetés là, à Marchienne, par des Allemands en débâcle. Ils ont faim, ils sont sales, ils ont froid. Le samedi 12 octobre, Yvonne Vieslet leur tend, à travers les grilles, une couque (prononcez coeckh, avec un  » h  » très aspiré à la fin). La sentinelle allemande tire. La petite fille meurt le lendemain, et devient un symbole patriotique dans les semaines qui suivent. Elle sera, dès 1919, décorée posthume par la République française. Et son histoire bercera des décennies durant les foyers carolorégiens. Dont un, on ignore lequel, s’en enrichira même : la statue de bronze à l’effigie de l’héroïne moncelloise, inaugurée en 1956, est volée, et probablement fondue, en 2007. La Ville de Charleroi, soucieuse de protéger sa patrie et son patrimoine, en installe une nouvelle en 2010. En résine, cette fois. On protège ses trésors comme on peut.

Zone franche Mais bon Dieu, que faire de cette place prise aux Espagnols et dont il faut améliorer les fortifications ? Louis XIV entre à Charleroi le 2 mai 1667, consacrée française par le traité d’Aix-la-Chapelle en 1668, et ne se pose pas vraiment la question. Le jeune monarque, pas encore soleil mais déjà brillant, ne veut pas d’une cité qui ne serait que ce bunker dont, déjà, Vauban a redessiné une demi-lune ou deux. La forteresse doit se peupler, et Louis XIV emploie aussitôt l’instrument politique le plus courant de l’Ancien Régime : l’exonération fiscale. Charleroi devient par décret royal une zone franche, et le reste peu ou prou entre le premier et le dernier départ des Français, soit entre 1678 et 1815. En un siècle, elle triple sa maigre population, approchant des 4 000 sous Bonaparte. Charleroi, donc, est né et a crû cent ans sur le privilège fiscal. Trois cent quarante-huit ans après sa fondation, son si moderne premier magistrat reprend les vieilles méthodes de l’Ancien Régime : il veut installer une zone franche à Gosselies, pour y maintenir l’industrie des siècles futurs. Du nouveau Berlin à l’ancien Charnoy, il n’y a que l’espace d’un dégrèvement.

PAR NICOLAS DE DECKER – PHOTOS : DENIS GAUVAIN

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire