Le désastre Sobelair
Quinze mois après la Sabena, son ancienne filiale charter, la Sobelair, dépose les armes. Déclarée en faillite, elle laisse 450 travailleurs amers. Retour sur une débâcle cousue de fil noir
Le téléphone portable sonne avec insistance dans la salle d’audience. Nul ne semble pourtant se soucier de mettre un terme à son énervante complainte. Après de longues secondes, durant lesquelles la présidente du tribunal de commerce de Bruxelles lève fréquemment les yeux de son texte pour signifier son mécontentement, une avocate, en première ligne devant les juges, se retourne et fouille enfin son sac à main. C’est bien elle, la fautive. Après avoir nerveusement appuyé sur différentes touches du minuscule clavier, elle fait taire l’engin, penaude. Ce sera le seul moment drôle de l’audience. Quelques minutes plus tard, la présidente, à l’issue d’un long jugement, prononce la faillite de la Sobelair : après cinquante-huit ans de services, la compagnie charter de la défunte Sabena remise à son tour ses ailes au vestiaire.
» Où est Vastapane ? lance l’une des 450 salariés de la compagnie aérienne. En Suisse, sans doute ? Remerciez-le de notre part pour tout le respect qu’il a manifesté à notre égard. » Aldo Vastapane, l’actionnaire ultra-majoritaire de la Sobelair, se disait pourtant optimiste. » Tout va bien « , répétait-il depuis des semaines, donnant du » mes enfants » à tour de bras à ses salariés, en assurant qu’il restait à leurs côtés. Ce n’était pourtant pas le cas ce lundi 19 janvier, lorsque la sentence est tombée, laissant le personnel orphelin de son entreprise, bien davantage que de son président.
» Il n’y avait pas d’autre solution. Il fallait mettre fin au cafouillage « , explique Me Christian Van Buggenhout, le curateur de la Sabena, vis-à-vis de laquelle la Sobelair avait une dette de 14 millions d’euros. Si l’homme est vertement critiqué par le personnel, qui lui reproche d’avoir, en tant que curateur, vendu la Sobelair à Aldo Vastapane, durant l’été 2002, et d’avoir, en tant que créancier, précipité la fin des activités de la compagnie de charters, les salariés ne peuvent qu’opiner du chef lorsque tombe le terme » cafouillage « . Diriger une compagnie aérienne n’est, certes, pas à la portée du premier venu. » La gestion de Luc Mellaerts n’était pas bonne « , accuse, via la presse, Aldo Vastapane, qui assure avoir perdu près de 10 millions d’euros dans l’aventure. Il a, dit-il, la conscience tranquille, et n’aurait pu faire mieux. C’est bien là le problème…
» Depuis des mois, nous disons que l’entreprise est dirigée en dépit du bon sens, rappelle une hôtesse de l’air. Des erreurs de gestion flagrantes ont été commises et sont restées impunies. Comment cela se peut-il ? »
Cela se peut, de toute évidence. A la fin de 2002, la perte de la Sobelair était de 9,1 millions d’euros. Un an plus tard, ses fonds propres sont en négatif de plus de 9 millions d’euros et elle affiche une dette reportée de 31 millions d’euros. La seule poursuite des activités au mois de décembre a fait fondre le contenu des caisses de 1,9 million d’euros. La compagnie n’est pas non plus en état de payer 2,5 millions d’euros de primes de fin d’année, de jours de vacances et de récupération dus au personnel. Les comptes n’ont été approuvés ni en 2001, ni en 2002, apprend-on encore. » Ces chiffres sont bien pires que ceux qui avaient été annoncés, relève le pilote Eric Vervoort, membre du conseil d’entreprise. Dans ce dossier, on est allé de mensonge en mensonge. »
Pour le tribunal, il est dès lors hors de question d’accorder la liquidation judiciaire ou le concordat à la compagnie, comme sa direction l’avait demandé, le 7 janvier dernier. » Sobelair se trouve déjà en état de faillite « , constate la présidente. La formule retenue a, au moins, le mérite de protéger davantage le personnel, parmi lequel figurent des anciens de la Sabena, en lui procurant le statut de créancier prioritaire. Dont acte.
Comment c’est arrivé
A vrai dire, ce jugement ne surprend personne, comme si l’alliance conclue entre Aldo Vastapane et la Sobelair avait, d’emblée, été construite sur des sables mouvants. Quand l’homme d’affaires, qui fit fortune dans les boutiques hors taxes de l’aéroport de Bruxelles- National et dans l’immobilier, fait savoir à la curatelle de la Sabena qu’il est intéressé par la compagnie, il n’est pas le seul candidat. La compagnie, qui dessert une septantaine de destinations au moyen de douze avions, ne manque pas d’attrait. Elle transporte, chaque année, 600 000 clients pour le compte de Jetair et 50 000 environ pour le tour-opérateur Thomas Cook. Les affaires roulent. Son chiffre d’affaires avoisine les 190 millions d’euros.
C’est finalement Aldo Vastapane qui émerge, en avril 2002. Mais il pose ses conditions : le personnel (cadres et pilotes) devra consentir immédiatement des réductions de salaires de l’ordre de 25 % et Deutsche Structured Finance (DSF), une société allemande à laquelle la Sobelair loue deux avions en permanence, doit accepter de réduire ses tarifs. La première exigence se voit opposer un refus catégorique d’une partie du personnel. Aldo Vastapane, désavoué par 70 % des troupes, se retire alors. Il revient pourtant, quelques mois plus tard, par la grande porte. Pour 3,5 millions d’euros, il rachète la Sobelair, via sa société Belgian World Airlines, à la Société fédérale d’investissements. L’accueil n’est pas vraiment chaleureux : l’offre d’Aldo Vastapane a pris le pas sur un projet de reprise de la compagnie par son propre personnel, ce que l’on appelle un management buy out (MBO).
A l’époque, la compagnie perd de l’argent. La direction, emmenée par Luc Mellaerts, un proche d’Aldo Vastapane nommé administrateur délégué, obtient malgré tout une réduction de la masse salariale de quelque 5 millions d’euros. Cette même convention prévoit d’accorder 10 % du bénéfice avant impôt au personnel et précise qu’en cas de faillite les trois avions qui appartiennent à la Sobelair, d’une valeur totale de 25 millions d’euros, devront servir de garantie au paiement des préavis de licenciements, à hauteur de 5 millions d’euros.
Quant à la réduction des tarifs pratiqués par DSF pour la location de deux Boeing 767 (650 000 euros par mois), elle est, dit-on, officieusement acquise : la Sobelair ne serait plus tenue de payer que 450 000 euros par mois pour les appareils. C’est du moins ce qu’affirme Aldo Vastapane, avant de reconnaître que cet accord n’a été conclu que verbalement et que DSF n’a pas respecté sa parole. Incompétence ? Naïveté ? Conflit entre le président et Luc Mellaerts, remercié depuis lors ? La question, consternante dans tous les cas de figure, restera sans réponse.
Le lancement et la gestion de la ligne Bruxelles-Johannesburg susciteront les mêmes étonnements et les mêmes interrogations. Inaugurée en novembre 2002, alors que la SN Brussels Airlines (SNBA) y avait renoncé pour cause de non-rentabilité, la liaison se révèle vite dispendieuse. Après y avoir perdu 10 millions d’euros en sept mois, la Sobelair met un terme à l’expérience.
Durant l’été 2003, un nouveau plan de relance est évoqué. Aldo Vastapane assure alors qu’il est prêt à réinjecter 4 millions d’euros dans la compagnie, auxquels s’ajouteraient 8 millions empruntés. L’homme ne tiendra pas parole, et les banques refuseront de lâcher un cent pour la compagnie, faute de garanties suffisantes. Les salariés sont une nouvelle fois priés de renoncer à une partie de leur salaire (4 millions d’euros), la direction arguant que les pilotes de la société figurent parmi les mieux payés de Belgique, avec des rémunérations supérieures de 15 % à celles que l’on pratique à la SNBA. La réponse du personnel, de plus en plus méfiant, est claire : c’est non.
Condamnée à mourir exsangue, tant les difficultés financières s’accumulent, la Sobelair se met alors à la recherche d’un partenaire. La SN Brussels Airlines fait rapidement savoir qu’elle n’est pas demandeuse. Le ciel s’obscurcit pour la compagnie. Il lui tombe carrément sur la tête en octobre 2003. TUI Belgium, qui, via le tour-opérateur Jetair, assure près de 70 % des vols de Sobelair, décide de créer sa propre compagnie aérienne, en avril prochain. Un manque à gagner fatal pour la compagnie charter. » Comment se fait-il que la direction n’a pas réussi à diversifier davantage sa clientèle ? demande une hôtesse de l’air. En maintenant une telle dépendance par rapport à Jetair, le risque encouru était énorme. » Tandis que le tribunal de commerce commence à réclamer des comptes à la direction de la Sobelair et que l’hypothèse d’une demande de concordat judiciaire se précise, à la fin de l’année, les noms d’éventuels repreneurs tombent, comme celui de Birdy Airlines et de TUI Belgium lui-même. Le mystère continue, par ailleurs, d’être savamment entretenu sur l’identité de potentiels investisseurs étrangers. Jusqu’à quelques minutes avant l’audience du tribunal de commerce, le nom d’Azzurra Airlines (Air Malte) était évoqué comme éventuel repreneur. En vain.
Au même moment, une évidente pagaille règne à l’aéroport de Bruxelles-National, où des centaines de passagers sont temporairement privés de vol… et d’informations. Les curateurs, désignés par le tribunal, se mettent d’emblée au travail. Si un repreneur était rapidement trouvé, le personnel, qui n’a pas été licencié, pourrait rapidement reprendre sa tâche. » La Sobelair est une compagnie géniale, assure Geert Vertommen, pilote et vice-président de l’Association belge des pilotes (BECA). Elle est d’autant plus intéressante à présent que ses dettes sont effacées. » Vingt-quatre heures après le jugement de la faillite, la curatelle annonce des contacts approfondis avec » trois ou quatre » repreneurs, dont certains sont » sérieux « .
En attendant, une cellule d’aide sociale et psychologique a été mise en place, à la Sobelair. Le personnel étudie aussi la possibilité d’attaquer la direction de la compagnie et le curateur de la Sabena, Christian Van Buggenhout, en justice. » Pour que les responsables de la débâcle assument leurs responsabilités, explique un membre du personnel. Pas comme dans le dossier Sabena. »
Ailleurs, la faillite de la Sobelair fait frissonner. Des frissons presque familiers, après les disparitions successives de City Bird, en octobre 2001, de la Sabena, en novembre de la même année, et de Delsey Airlines, un an plus tard. La mort de la Sobelair n’est évidemment pas une bonne chose pour Sabena Technics, par exemple, qui se chargeait de l’entretien de ses avions. Celle-ci a d’ores et déjà mis une cinquantaine de personnes en chômage technique. Les mêmes conséquences néfastes se font ressentir chez Biac, la société gestionnaire de l’aéroport, chez LSG SkyChef (fourniture des repas à bord) et chez BGS (assistance en escale).
11 h 04, ce lundi 19 janvier. Juste après le journal parlé annonçant la faillite de la compagnie aérienne, une station de radio a programmé Staying Alive. Pour le personnel de la Sobelair, c’est fort à propos.
Laurence van Ruymbeke
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