Le cool porteur

Philippe Cornet Journaliste musique

Via un album de reprises de Cole Porter, Philip Catherine fait chanter sa guitare comme une voix intime, téléportée d’une Amérique jazz éternellement mythifiée. Rencontre chez le musicien belgo-anglais, en face de la gare du Midi.

Il faudrait construire un pont entre mon appartement et les voies ferrées.  » Philip Catherine, 68 printemps et hivers confondus, vit dans les trains et les valises, parcourt sans cesse l’Europe pour égrener ses airs de  » jeune Django (Reinhardt)  » comme l’avait baptisé la référence Charlie Mingus.  » En 1960, j’ai vendu mon circuit électrique patiemment constitué entre l’âge de 9 et 14 ans, pour 6 000 francs belges de l’époque. La Gibson ES175 que je convoitais chez Persy, place Anneessens, en coûtait 14 000 : j’ai complété la somme en jouant dans des soirées bourgeoises à Bruxelles et dans le Brabant wallon, où j’étais payé 500 francs la prestation.  » Un demi-siècle plus tard, la six- cordes au caisson griffé sonne toujours comme un objet jeune et téméraire. Comme Catherine d’ailleurs, homme aux mélodies lumineuses et aux pensées complexes, maestro qui ne se l’avouerait pas : après Toots, il est le jazzman belge le plus célébré internationalement.

Le choix de Cole Porter vient il y a une décennie environ alors que le guitariste piste les standards d’Irving Berlin, Rodgers & Hart, taquinant à l’instinct les maquettes de vieux airs nobles. Chez Porter (1891-1964), Catherine débusque des thèmes qui évoquent ses fascinations pour la clarté, la lumière, et ces rivières de notes qui coulent si longtemps sans étancher la soif de jouer :  » En interprétant cette musique de la façon la plus simple possible, j’ai eu l’impression que je donnais une voix à ma guitare : elle me rassure, me donne le sentiment de dialoguer avec elle. Avec les trois autres musiciens, on a bouclé l’album en une seule journée dans une vieille ferme-studio allemande, à Osnabrück : une prise par morceau avec la nécessité de bien jouer du premier coup. Il s’agit de mettre ses obsessions au bon endroit.  » Voilà onze titres volatils comme l’amour : on y reconnaît d’emblée le style du guitariste dans les alignements d’accords braisés, les timbres chauds, la technique servant d’abord à fabriquer une enveloppe amniotique. Si Catherine était un scanner, il pourrait déceler toutes les fissures de l’âme.

Chopin et l’Armée rouge

 » Mon premier souvenir musical, c’est d’être allongé dans mon berceau, le jour de la fin de la guerre, alors que les Spitfires volent en rase-mottes sur Londres dans un boucan tonitruant qui me met dans un état de terreur.  » Né dans la capitale anglaise le 27 octobre 1942, Catherine est le produit d’une histoire aux parfums de résistance, fils conjugué d’une famille bourgeoise d’Albion et d’une branche d’ouvriers catholiques de Frameries.  » Mon père, résistant, était issu d’une tradition de mineurs. Je me souviens de mon grand-père revenant du boulot, complètement noirci de charbon, dont je ne découvrais la figure que quand il s’était lavé. Ma mère, qui jouait un peu de piano, était issue d’une lignée artistique, mon grand-père maternel – que je n’ai pas connu – étant premier violon au London Symphony Orchestra.  » Catherine senior blessé est évacué sur Londres en 1941 où l’amour foudroie sa route. L’après-guerre traverse deux années en Allemagne où le môme Philip côtoie les gamins romanichels à Brême :  » Non, je ne me souviens pas d’y avoir entendu Django [sourire] mais je me rappelle des 78-tours joués chez mes parents, Chopin, Tchaïkovski et les Ch£urs de l’Armée rouge.  » A son arrivée à Bruxelles en 1948, Philip est un enfant plutôt inquiet, hérité d’une mère ayant attendu un mari envoyé trois années en prison et à Dachau pour avoir résisté à la chose nazie. Bien qu’amoureux des standards jazz dès la fin des années 1950, le bon fils fera quand même deux années de droit et trois autres de sciences économiques, histoire d’assumer un avenir qui dérape assez vite dans la note bleue. Charlie Parker, Ray Charles, Miles Davis sont les parrains tutélaires d’une aventure qui décolle véritablement au début des années 1970. Marc Moulin est une autre rencontre, vivante et complexe : il lui manque terriblement aujourd’hui.

Larry et Chet

Sa popularité, Philip Catherine la doit à deux éléments. Son jeu de guitare, unique, intrinsèque, insulaire, au-delà des modes – post-bop, fusion, jazz-rock – mais aussi à ses partenariats électriques qui se jouent au plus clair de la scène internationale. Un trafic d’expériences multiples, menées à l’odorat et au toucher, assez loin des plans marketing :  » La stratégie n’a jamais été mon fort : quand j’ai signé, en 1973, à Paris chez WEA (futur Warner Records), le patron de l’époque m’avait raconté avoir reçu Mick Jagger la semaine précédente et imaginé qu’il pourrait parfaitement occuper son fauteuil de businessman. Cela aurait été impossible avec moi.  » Au mitan des seventies, Catherine décroche des concerts prestigieux – en Europe, au Brésil et aux Etats-Unis – avec le guitariste américain Larry Coryell. Trois albums matérialisent ce succès en duo, mais plutôt que de creuser indéfiniment le sillon qui mène aux larges maisons de Malibu, Catherine se fatigue d’une certaine attitude :  » En coulisses, avant le concert, à deux, on faisait des impros formidables mais quand on montait sur scène, Larry essayait sans cesse de prouver des choses. Cela m’agaçait, même si avec le recul, cela m’a beaucoup apporté.  » Catherine n’est pas un théoricien du jazz mais admet que le genre est sans doute moins phénoménal qu’aux heures du bop new-yorkais glorifié, bien qu’il ne cesse d’en labourer les contours, d’en redéfinir l’orthodoxie,  » remonté par un public de tous âges, sans frontières entre les émotions « . Parmi toutes les rencontres de quasi cinquante ans de musique pro, difficile d’omettre celle avec Chet Baker, trompettiste et chanteur sublime, mort en 1988 à l’âge de 58 ans.  » J’étais dubitatif vis-à-vis de sa musique, je trouvais qu’elle appartenait au passé, j’avais tort. J’ai fait deux concerts avec lui en 1981 et j’ai ressenti quelque chose de particulier, je me demandais pourquoi je me sentais aussi bien… On a donc enregistré ce disque en trio avec Jean-Louis Rassinfosse, sorti en 1983 (1), mais c’est surtout en 1985 qu’on a énormément joué ensemble. Chet était plus costaud qu’il n’y paraissait, il pouvait être très gentil ou complètement désagréable, il avait une force extraordinaire, c’était un virtuose. Il ne parlait pas beaucoup, l’une des seules choses qu’il m’ait dites, c’est qu’il pouvait me reconnaître à la première note. Ce qui n’est pas forcément un compliment.  » Mais si Philip.

(1) Crystal Bells chez Igloo/Sowarex

CD Philip Catherine Plays Cole Porter chez Challenge Records, en concert avec Nicola Andrioli le 27 mai à la Jazz Station à Bruxelles, www.jazzstation.be et le 28 en quatuor au Sounds Jazz Club et à la Grand-Place, www.brusselsjazzmarathon.be

Philippe Cornet

Si Catherine était un scanner, il pourrait déceler toutes les fissures de l’âme

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