Le combat sans fin de l’abbé Pierre

Jusqu’à son dernier souffle, l’insurgé de la bonté aura consacré sa vie à aider les autres : de la Résistance aux Compagnons d’Emmaüs, de l’appel de l’hiver 1954 aux luttes en faveur des SDF ou des sans-papiers. Une ouvre considérable, mais dont l’humble curé transformé en icône savait qu’elle resterait inachevée

Il concevait la mort comme  » un rendez-vous longtemps différé avec un ami : Dieu « . Il a consacré sa longue existence, nonante-quatre ans, à défendre les plus démunis. Parti en  » grandes vacances « , selon sa propre expression, Henri Grouès, dit l’abbé Pierre, s’est éteint le 22 janvier, à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris, des suites d’une infection pulmonaire. Il avait demandé à être inhumé dans un cimetière de campagne, près d’Esteville (Seine-Maritime), aux côtés de 13 de ses premiers compagnons d’Emmaüs et de Lucie Coutaz, qui fut sa secrétaire durant près de quarante ans.

Si l’époque n’est plus aux funérailles nationales, le déluge d’hommages et l’émotion collective suscités par sa disparition y ressemblent beaucoup.  » C’est la France entière qui est touchée au c£ur « , a déclaré le président de la République, Jacques Chirac, dès l’annonce du décès. Vivant, l’abbé Pierre était déjà un saint homme, humble parmi les plus humbles. Disparu, il accède au statut d’icône.

Personnage le plus populaire de France, l’éternel curé au béret noir et au regard empli de commisération symbolisait à lui seul la lutte contre les exclusions. Mais sa traversée du siècle, qui le vit tour à tour moine, résistant, député et grand pourfendeur de la misère, en a aussi fait l’incarnation d’une certaine histoire française. Généreux, colérique, cabotin et catalyseur d’émotions bien commode, l’abbé Pierre nous renvoyait l’image de nos propres élans, de nos propres lâchetés.

Le  » saint Vincent de Paul du xxe siècle  » laisse une £uvre considérable. Emmaüs et ses émanations (Habitat International, Fondation Abbé Pierre) comptent 110 communautés, une quinzaine d’entreprises d’insertion et gèrent plus de 12 000 logements. Le mouvement fédère 400 associations, dans une quarantaine de pays. Une £uvre forcément inachevée : l’abbé Pierre soulignait lui-même que sa  » guerre sainte  » déclarée à la pauvreté était un combat sans fin. Figure de proue de plusieurs générations de militants associatifs, il compte de nombreux fils spirituels mais pas de successeur direct. Impossible d’entrer dans les habits de l’abbé. Ni de rivaliser avec une destinée exceptionnelle, épousant les soubresauts du xxe siècle.

Henri Grouès, né le 5 août 1912 à Lyon, est le cinquième des huit enfants d’une famille aisée ayant des parts dans une entreprise de soierie. Education traditionnelle, enfance privilégiée entre la maison bourgeoise du centre-ville et la grande propriété d’Irigny, sur la rive droite du Rhône. A 12 ans, il découvre simultanément la misère et la charité. Son père, très pieux, l’emmène à l’hospice où, le dimanche matin, avec quelques amis, il lave, rase et sert un petit déjeuner aux mendiants. Un choc suivi, quelques années plus tard, d’une révélation : collégien chez les jésuites, il décide, à la suite d’un voyage à Assise (Italie), de s’engager – jusqu’à l’identification – sur les traces de saint François, ce fils d’un riche drapier devenu missionnaire au xiiie siècle, pour porter la bonne parole et réconforter les pauvres. Seul obstacle récurrent à cette vocation : une santé fragile. Pulmonaire, le jeune Henri Grouès doit régulièrement interrompre ses études. Il consacre ses longues périodes de convalescence à la méditation et au bricolage. Chez les scouts, ses camarades le surnomment  » Castor méditatif « .

A 19 ans, il franchit un pas supplémentaire vers l’ascèse et le dénuement. Renonçant à sa part d’héritage – qu’il distribue à des £uvres de charité – il entre chez les capucins, le plus ascétique des ordres franciscains. Six années durant, il s’astreint aux six heures de prière quotidiennes, aux journées d’études théologiques et philosophiques, aux nuits passées à dormir sur une planche et… à la flagellation. Sur l’insistance du père supérieur, il consent finalement, après de fréquents séjours à l’infirmerie, à quitter le monastère pour rejoindre le clergé séculier. De ces années de noviciat, l’abbé dira plus tard :  » Ce fut dur, mais, si dur que ce fût, ce fut un temps vrai de bonheur intérieur.  »

Août 1938. Henri Grouès est ordonné prêtre. Mobilisé quelques mois plus tard en Alsace, il est rendu à la vie civile au début de 1940, souffrant d’une pleurésie. Il devient vicaire de la cathédrale Saint-Joseph de Grenoble. Un soir de juillet 1942, le lendemain de la rafle du Vel’ d’Hiv’, deux juifs pourchassés par la gendarmerie française frappent à sa porte pour lui demander asile. Très vite, le jeune ecclésiastique organise une filière de fabrication de faux papiers et d’évasion vers la Suisse. A plusieurs reprises, avec l’aide d’un guide de haute montagne, il fait passer des cordées de fugitifs par le glacier du Trient, à 3 200 mètres d’altitude. Lors de l’une de ces exfiltrations, il tombe dans une crevasse. A l’aide de cordes, il est sauvé de justesse. Une autre fois, il chemine vers la frontière, portant dans ses bras un grand jeune homme handicapé. C’est Jacques de Gaulle, le frère cadet du Général. A la même période, il participe à l’organisation d’un maquis en Chartreuse et dans le Vercors. Le curé résistant y rencontre Lucie Coutaz, sa future secrétaire. Vivant dans la clandestinité, il porte plusieurs noms d’emprunt : Robert, Henry, Bourdin… L’un de ces pseudonymes ne le quittera plus. Henri Grouès devient l’abbé Pierre. En 1944, il rejoint la France libre à Alger, puis au Maroc, où il est affecté sur le cuirassé Jean-Bart.

Rentré à Paris à la fin de la guerre, il se lance en politique. De 1945 à 1951, il est député de Meurthe-et-Moselle, tout d’abord en tant qu’indépendant, puis sous l’étiquette du Mouvement républicain populaire (MRP, parti des démocrates-chrétiens issus de la Résistance), avant de passer à la gauche indépendante socialiste. Au Palais-Bourbon, il arbore ses décorations – croix de guerre avec palmes, médaille de la Résistance – et sa croix d’aumônier de la marine.  » Sa première intervention visait à faire invalider les députés ayant porté la francisque [décoration attribuée par le régime de Vichy], se souvient Georges Verpraet, 85 ans, alors journaliste politique. Cela visait une seule personne : François Mitterrand. Qui ne lui en a pas tenu rigueur par la suite.  »

Député médiocre, selon son propre aveu, Henri Grouès se détourne des joutes de l’Hémicycle pour se consacrer à l’£uvre de sa vie : l’aide aux plus démunis. Dans la France d’après guerre, ils sont légion. Si la mémoire collective assimile l’abbé Pierre à son appel de l’hiver 1954, c’est en 1949 que débute l’aventure des Compagnons d’Emmaüs. Emmaüs ? Un village de la Palestine biblique où Jésus, après sa résurrection, apparut à deux compagnons, leur redonnant ainsi l’espérance. Grâce à son indemnité parlementaire, l’abbé accueille des  » couche-dehors  » dans la maison  » trop grande  » qu’il a acquise à Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis). Rapidement, une petite communauté se constitue. Georges, le premier compagnon, est un ancien bagnard prêt à se suicider.  » Tu veux mourir, donc tu n’as rien à perdre, lui dit l’abbé. Alors, avant de te tuer, viens me donner un coup de main pour loger des familles.  » Toute la philosophie d’Emmaüs est là : donner un sens à sa vie en se souciant de celle des autres.

En 1951, le curé des sans-logis n’est pas réélu à l’Assemblée. Privé d’indemnité, il doit trouver d’autres ressources : les compagnons se font chiffonniers, récupèrent des trésors dans les poubelles, déménagent les caves et les greniers. Emmaüs invente la réinsertion par le travail. Et construit des maisons en région parisienne, où la multiplication des bidonvilles souligne la criante pénurie de logements.

Pour récupérer des fonds, l’abbé Pierre lance un premier appel au secours. En avril 1952, il participe à Quitte ou double, le jeu vedette de Radio Luxembourg (future RTL). Répondant brillamment à 11 questions successives, il rafle 256 000 francs (l’équivalent de 4 500 euros aujourd’hui). Et demande alors à poser une question aux auditeurs :  » Combien allez-vous m’envoyer pour bâtir des logis aux sans-abri ? Car, si j’ai pu vous amuser, j’en suis heureux, mais ce n’est pas pour m’amuser que je suis venu.  »

Hiver 1953-1954. Le thermomètre descend à 30 degrés au-dessous de zéro en Alsace. Dans la capitale, où 2 000 personnes couchent dehors chaque nuit, il fait – 15 degrés. Au début de janvier, un bébé de 3 mois meurt de froid dans un bus désaffecté, en banlieue. Au même moment, les députés refusent de débloquer 1 milliard de francs pour construire des cités d’urgence. Le fondateur d’Emmaüs obtient du ministre du Logement, Maurice Lemaire, qu’il vienne assister aux obsèques du nourrisson. Le 31 janvier, l’abbé est à Courbevoie (nord-ouest de Paris), où vient d’ouvrir le premier comité de secours aux sans-abri. Le lendemain, il apprend qu’une femme est morte gelée dans la nuit sur le boulevard de Sébastopol, à Paris. Elle tenait encore à la main l’avis d’expulsion de son logement, exécuté deux jours plus tôt.

Avec son ami Georges Verpraet, journaliste au Figaro, il rédige dans l’urgence un texte qu’il dicte aussitôt à la Radiodiffusion française, la radio d’Etat. Il se précipite ensuite à Radio Luxembourg pour le lire en direct à l’antenne. Le 1er février 1954, à l’heure du déjeuner, les Français entendent une voix poignante les interpeller :  » Mes amis, au secours ! […] Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s’accrochent sous une lumière […] : « Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime. »  » Immédiatement, des colonnes de Parisiens convergent vers l’hôtel Rochester (VIIIe arrondissement) – le point de rendez-vous donné dans l’urgence par l’abbé – pour déposer leurs dons. De tout le pays affluent colis alimentaires, vêtements, couvertures, bois de chauffage, lessiveuses emplies de billets et pièces de monnaie. Cet élan de charité sera surnommé l' » insurrection de la bonté « . Au début de mars, Emmaüs se trouve à la tête de 500 millions de francs (8,9 millions d’euros). L’abbé Pierre, inconnu du grand public quelques semaines auparavant, est devenu une célébrité, encensée par les médias, courtisée par les politiques, révérée par les petites gens.

Commence alors pour lui une  » carrière  » internationale. Il sillonne le globe (voir l’encadré) et frôle la mort à plusieurs reprises. En Inde, il sort indemne de l’atterrissage forcé d’un avion dont le réacteur est tombé en panne. En juillet 1963, en Uruguay, lors du naufrage du paquebot Ciudad-de-Asuncion, il reste quatre heures accroché à un morceau d’épave. On annonce son décès, mais il en réchappe. A ces tribulations succèdent régulièrement de longs mois de repos et de convalescence. On craint pour sa vie. Chaque fois, l’abbé Pierre ressuscite. Et reprend son bâton de pèlerin.

La prospérité de la France des Trente Glorieuses (1945-1975) relègue au second plan son combat pour les sans-logis. Mais la croisade contre la pauvreté ne connaît plus de frontières : Emmaüs International est créé en 1971. L’abbé Pierre interpelle la planète sur le drame des boat people en Asie, les ravages de la famine en Afrique… Avec le retour de la crise, l’apparition des nouveaux pauvres et la  » découverte  » des SDF, il revient sur le devant de la scène au tournant des années 1980. Il a 70 ans. Pas un Noël sans que l' » apôtre des sans-logis  » n’apparaisse sur les écrans pour chatouiller les mauvaises consciences et marteler son credo :  » Le partage, c’est l’amour.  » Sa silhouette familière est devenue une marque déposée. La panoplie de l’abbé Pierre – béret, grosses lunettes, cape, robe de bure, canne et gros souliers – fait un malheur sur les plateaux de télévision. Mais son succès repose avant tout sur l’£cuménisme du message. Voici un curé qui ne parle pas de religion, un porte-parole des miséreux qui appelle à une révolution, celle du c£ur, sans désigner de têtes à couper. Il est le grand-père malicieux qui se permet de tancer les puissants. Le patriarche qui, d’une sainte colère, peut rappeler la grande famille française à son devoir de solidarité avec les plus fragiles de ses enfants.

 » La pire vacherie, c’est de devenir célèbre « , a déclaré un jour Henri Grouès. De ce côté-là, rien ne lui aura été épargné. Héros de film (Hiver 54), de chanson, de bande dessinée et de blagues de comptoir, régulièrement promu dans l’ordre de la Légion d’honneur, après en avoir longtemps refusé les insignes, l’abbé Pierre a été canonisé de son vivant. La moindre de ses déclarations devenait parole d’évangile. Il a toujours refusé de revenir à la politique, malgré les propositions de l’UDF, puis des Verts, à l’occasion des élections européennes de 1989. Mais les principaux dirigeants du pays font le pèlerinage d’Esteville, sa retraite normande, pour l’écouter. Cela tombe bien, il a un avis sur tout, et il le fait savoir. Jean-Paul II ? Il devrait prendre sa retraite à 75 ans. La Marseillaise ? Trop guerrière, il faut changer les paroles. La Bosnie ? Il faxe à son ami Bernard Kouchner un plan pour libérer les camps de prisonniers.

L’abbé ne désarme pas. On le retrouve aux côtés des sans-papiers, des sans-emploi, avec les militants de Droit au logement, lors des occupations d’immeubles, avenue René-Coty (1993) et rue du Dragon (1994), à Paris. Mais, à trop courir, il finit par déraper. En avril 1996, il apporte son soutien à un vieil ami, Roger Garaudy, philosophe ex-communiste converti à l’islam, qui vient de publier Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, un ouvrage négationniste. Devant le tollé, l’abbé précise qu’il n’a pas lu  » intégralement  » le livre, mais refuse de se déjuger. Multipliant les déclarations ambiguës, exclu du comité d’honneur de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), il finira par s’excuser. Sa faute sera vite oubliée.

Comment ne pas pardonner au saint homme ? N’aurait-t-il pas mérité, autant que Mandela ou Gorbatchev, le prix Nobel de la paix ? L’opinion publique a tranché depuis longtemps. A 17 reprises, l’abbé décroche la première place au classement des personnalités préférées des Français établi par Le Journal du dimanche. Le commandant Cousteau, Johnny Hallyday, David Douillet ou Zinédine Zidane sont éclipsés. En janvier 2004, l’abbé a demandé à ne plus figurer dans ce palmarès, afin de  » laisser la place aux jeunes « . Et, quelques jours plus tard, le 1er février, cinquante ans après son appel historique, le fondateur d’Emmaüs trouvait encore la force de pousser un cri de colère en faveur des exclus,  » pour éviter que notre inaction ne devienne un crime contre notre humanité « . Prononcé d’une voix chevrotante, l’appel avait l’accent d’un passage de témoin. Le 3 juin 2005, il était élevé à la dignité de grand-croix dans l’ordre de la Légion d’honneur. Selon son entourage, il avait alors eu l’impression d’être  » écrasé sous les honneurs « . Depuis, l’abbé Pierre limitait ses apparitions en public. Il reposera désormais dans le cimetière du village d’Esteville. Avec, sur sa tombe, cette simple épitaphe :  » Il a essayé d’aimer « .

Boris Thiolay

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